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les Creeks dans les Florides, lui permet de la suivre. « Nous nous acheminâmes vers les pays connus sous le nom général des Florides. » Cela, par terre, en « suivant des sentiers ». Mais aussitôt, sans qu'on sache comment, il se retrouve sur l'Ohio. Il aborde avec ses trafiquants une île située dans un des lacs que l'Ohio traverse. Il s'y amuse une journée avec deux jeunes Floridiennes, « issues d'un sang mêlé de Chiroki et de Castillan ».

Son itinéraire devient de plus en plus vague. « Je me hâtai de quitter le désert... Nous repassâmes les montagnes Bleues... J'avisai au bord d'un ruisseau une maison américaine, ferme à l'un de ses pignons, moulin à l'autre. J'entrai demander le vivre et le couvert, et fus bien reçu. » C'est tout. Où ce ruisseau ? Où cette maison américaine ? Nous ne savons pas. J'ai envie de dire: - Lui non plus, soyez tranquilles.

Dans cette ferme, coup de théâtre. Il trouve un journal anglais qui lui apprend la fuite du roi et son arrestation à Varennes, et la formation de l'armée des princes. Subitement, il prend la résolution de retourner en France. Il revient à Philadelphie, et s'embarque pour le Havre le 10 décembre 1791.

Il avait passé, d'après les dates qu'il nous donne lui-même, exactement cinq mois en Amérique. Il y avait fait, en voiture, à cheval et en bateau, avec des guides, dans des régions connues, une excursion que tout Européen robuste pouvait

accomplir. M. Joseph Bédier paraît avoir démontré dans ses Etudes critiques, en se servant du texte même du Voyage en Amérique et des Mémoires d'outre-tombe, que Chateaubriand n'a pu visiter aucune des régions où se dérouleront plus tard ses romans; qu'il les a décrites surtout d'après le Français Charlevoix et l'Anglais Bartram, mais qu'il n'a pu voir les Florides ni même le Mississipi; et qu'il a été tout au plus au Niagara. Or, le Voyage en Amérique étant son premier ouvrage, M. de Chateaubriand aurait donc débuté dans la littérature par un mensonge, et par un mensonge qu'il a soutenu imperturbablement toute sa vie : car il ne cesse dans presque tous ses écrits (Essai sur les Révolutions, Génie du christianisme, Itinéraire), et dans ses articles et dans ses lettres privées, de rappeler son séjour chez les bons sauvages de la Louisiane. Mais M. l'abbé Bertrin a défendu Chateaubriand, et, il me semble, avec succès sur quelques points. Il reste seulement qu'on démêle fort mal son itinéraire à partir du Niagara et que, souvent, il s'arrange pour nous faire croire qu'il a vu beaucoup plus de pays qu'il n'en a visité en effet.

Quel qu'ait été son voyage, il en rapporte une masse de notes, une suite de descriptions déjà soignées et achevées, et probablement une première ébauche des énormes Natchez.

Ces notes et ces descriptions, il en transporte une partie, en 1822, dans le manuscrit des Mémoires

d'outre-tombe. Le reste, il le publie, en 1827, sous le titre de Voyage en Amérique. Mais les morceaux insérés dans les Mémoires ont été sûrement retouchés ou même « récrits » par l'auteur; ils sont, à n'en pas douter, de sa dernière et souveraine manière. Au contraire, le Voyage en Amérique semble bien être la reproduction à peu près intacte du premier manuscrit; donc, comme je le disais, le premier livre de Chateaubriand. Il est intéressant à ce titre.

L'auteur est déjà un fort brillant écrivain. Il est plein, nous le savons, de Jean-Jacques et de Bernardin. Comme peintre, il les égale, il ne les dépasse pas ce qui n'a rien de surprenant, car il n'a que vingt-deux ou vingt-trois ans. Mais c'est déjà fort beau, vraiment.

Liberté primitive, je te retrouve enfin! Je passe comme cet oiseau qui vole devant moi, qui se dirige au hasard et n'est embarrassé que du choix des ombrages. Me voilà tel que le Tout-Puissant m'a créé, souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux, tandis que le habitants du fleuve accompagnent ma course, que les peuples de l'air m'enchantent de leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur le front de l homme de la société ou sur le mien qu'est gravé le sceau mmortel de notre origine? Courez vous enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos petites lois, etc.

Il me semble que voilà d'excellent Rousseau.

De même :

Cette terre commence à se peupler... Les générations européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les générations américaines qu'elles auront exterminées ? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le fouet de leur maître, dans ces déserts où l'homme promenait son indépendance? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut chêne qui ne porte que le nid des oiseaux? La richesse du sol ne fera-t-elle point naître de nouvelles guerres? Le Kentucky cessera-t-il d'être la terre du sang, et les édifices des hommes embelliront-ils mieux les bords de l'Ohio que les monuments de la nature?

Et encore :

Pourquoi trouve-t-on tant de charme à la vie sauvage?... Cela prouve que l'homme est plutôt un être actif qu'un être contemplatif, que dans sa condition naturel e il lui faut peu de chose, et que la simplicité de l'âme est une source inépuisable de bonheur.

(A moins, toutefois, qu'il ne regarde les choses presque uniquement pour les décrire, qu'il n'ait dans son bagage un encrier, une plume et de gros cahiers de papier, et que, sous la hutte de l'Indien, il ne passe plusieurs heures par jour à aligner des phrases artificieuses et savantes dont il attend la renommée et l'admiration des hommes, comme faisait le chevalier de Chateaubriand : et c'est là sa principale manière de trouver à la vie sauvage «tant de charme ».) Et voici d'excel

lent Bernardin de Saint-Pierre, avec peut-être quelque chose de plus vif dans le pittoresque :

A quelque distance du rivage, à l'ombre d'un cyprès chauve, nous remarquâmes de petites pyramides limoneuses qui s'élevaient sous l'eau et montaient jusqu'à sa surface. Une légion de poissons d'or faisait en silence les approches de la citadelle. Tout à coup l'eau bouillonnait; les poissons d'or fuyaient. Des écrevisses armées de ciseaux, sortant de la place insultée, culbutaient leurs brillants ennemis. Mais bientôt les bandes éparses revenaient à la charge, faisaient plier à leur tour les assiégés, et la brave mais lente garnison rentrait à reculons pour se réparer dans la forteresse.

Ou bien :

De toutes les parties de la forêt, les chauves-souris accrochées aux feuilles élèvent leur chant monotone : on croirait ouïr un glas continu.

Ou encore:

Les canards branchus, les linottes bleues, les cardinaux, les chardonnerets pourpres brillent dans la verdure des arbres; l'oiseau whet-shaw imite le bruit de la scie, l'oiseau-chat miaule, et les perroquets qui apprennent quelques mots autour des maisons les répètent dans les bois.

Déjà, pourtant, certaines inventions verbales et certaines harmonies présagent, semble-t-il, le Chateaubriand futur:

Minuit. Le feu commence à s'éteindre, le cercle de sa lumière se rétrécit. J'écoute un calme formidable

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