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La morale de Blanca, d'Aben-Hamet, de Lautrec et de Carlos, est la morale de l'honneur. L'honneur est le profond respect de soi et de ses ancêtres. Changer de religion, ce serait se démentir soimême, et démentir les aïeux qui vous ont légué la religion où vous avez été élevé. Ce serait manquer de fidélité, et manquer aussi d'orgueil. L'honneur sera l'unique règle morale de Chateaubriand. De même qu'Aben-Hamet, qui a songé à se faire chrétien, demeure musulman, parce qu'il se croirait diminué si on le voyait changer, donc se renoncer, ainsi Chateaubriand, que la Révolution secrètement séduit, — après avoir été par honneur émigré et soldat de l'armée des princes,

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servera aux Bourbons, pour garder sa vie extérieurement harmonieuse, une fidélité pleine de reproches, une fidélité insupportable de se sentir si méritoire...

Or, après le grand succès de l'Itinéraire, Chateaubriand est décidément, dans l'opinion, le premier écrivain de France. Il l'est aux yeux même de l'empereur. Il plaît à l'empereur à cause du secours qu'il lui a apporté dans le rétablissement de l'ordre, et à cause de la majesté et de l'emphase fréquente de son style, et de sa profusion de souvenirs classiques. Au moment de l'article du Mercure (1807) l'empereur avait dit, paraît-il, de Chateaubriand : « Je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries »; mais il avait dû goûter, pour le

ton et pour le rythme, la fameuse phrase : «<Lorsque dans le silence de l'abjection... » Quelques années après, l'empereur dit une fois : « Pourquoi Chateaubriand n'est-il pas de l'Académie? » Marie-Joseph Chénier mourut le 10 janvier 1811. Avertis du propos de l'empereur, les amis de Chateaubriand le pressèrent de poser sa candidature. Il pouvait s'abstenir : il ne risquait point d'être fusillé pour cela. Ou bien, il pouvait attendre la mort d'un académicien dont l'éloge fût moins gênant pour lui que celui de Marie-Joseph Chénier, régicide et (crime égal) critique acerbe d'Atala et du Génie, dans la satire des Nouveaux saints (1802):

(J'irai, je reverrai tes paisibles rivages,

Riant Meschacébé, Permesse des sauvages;
J'entendrai les sermons prolixement diserts
Du bon monsieur Aubry, Massillon des déserts!
O sensible Atala! tous deux avec ivresse
Courons goûter encor les plaisirs de la messe !
Chantons de Pompignan les cantiques sacrés !
Les poètes chrétiens sont les seuls inspirés.

O fille de l'exil, Atala, fille honnête,

Après messe entendue, en nos saints tête-à-tête,
Je prétends chaque jour relire auprès de toi
Trois modèles divins: la Bible, Homère et moi !)

Mais il céda, et fit ses visites. Il fut nommé au second tour et par treize voix. Dès lors il n'avait, semble-t-il, qu'à accepter les conditions ordinaires du jeu académique courtoisie envers son prédécesseur et hommage au souverain. Mais il était

tenu par son rôle. Il aimait les manifestations d'indépendance qui n'offraient qu'un danger restreint; et c'était déjà fort joli, et il était à peu près le seul de son rang qui se permît ce luxe.

Et, comme il se sentait fort gêné, il fit un médiocre discours. Après avoir dit dans son exorde qu'on ne peut « faire de la littérature une chose abstraite et l'isoler au milieu des affaires humaines >> ni «< interdire à l'écrivain toute considération morale élevée... ou lui défendre d'examiner le côté sérieux des objets », il arrive à son sujet, et conclut qu'il lui est impossible de toucher aux ouvrages de Chénier sans irriter les passions :

Si je parlais de la tragédie de Charles IX, pourrais-je m'empêcher de venger la mémoire du cardinal de Lorraine et de discuter cette étrange leçon donnée aux rois? Caïus Gracchus, Calas, Henri VIII, Fénelon m'offrent sur plusieurs points cette altération de l'histoire... Si je relis ses satires, j'y trouve immolés des hommes qui se sont placés au premier rang de cette assemblée... Mais laissons-là ces ouvrages qui donneraient lieu à des récriminations pénibles; je ne troublerai point la mémoire d'un écrivain qui fut votre collègue, et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis. Il devra à cette religion, qui lui parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la défendent, la paix que je souhaite à sa tombe...

Mais ici même, messieurs, ne serais-je pas assez malheureux pour trouver un écueil? Car, en portant aux cendres de M. de Chénier le tribut de respect que tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres... Ah!

qu'il eût été plus heureux pour M. de Chénier de n'avoir point participé à ces calamités publiques qui retombèrent enfin sur sa tête ! Il a su comme moi ce que c'est que de perdre dans les orages populaires un frère tendrement chéri.

Tout cela était pleinement désobligeant pour Marie-Joseph; la fin encore plus que le reste; car enfin André Chénier fut tué par les amis de son frère, et l'on ne saura jamais si Marie-Joseph fit vraiment son possible pour le sauver. Mais, sauf l'opportunité et la convenance, je ne trouve pas très mal, je l'avoue, que Chateaubriand ménage peu son prédécesseur. Marie-Joseph Chénier ne fut point un scélérat : mais l'indulgence pour les faibles de son espèce est mortelle. Il est seulement curieux que, tout en le traitant sans mollesse, Chateaubriand reste lui-même possédé de quelquesunes des idées de ce régicide lettré. Un peu plus loin, pour tout arranger et pour ennuyer l'empereur, il dit : « M. de Chénier adora la liberté : peuton lui en faire un crime? » Et il garde pour la péroraison sa meilleure flèche :

La liberté n'est-elle pas le plus grand des biens et le premier des besoins de l'homme? Elle enflamme le génie, elle élève le cœur, elle est nécessaire à l'ami des Muses comme l'air qu'il respire. Les arts peuvent jusqu'à un certain point vivre dans la dépendance, parce qu'ils se servent d'une langue à part qui n'est pas entendue de la foule; mais les lettres qui parlent une langue universelle, languissent et meurent dans les

fers. Comment tracera-t-on des pages dignes de l'avenir, s'il faut s'interdire, en écrivant, tout sentiment magnanime, toute pensée forte et grande? La liberté est si naturellement l'amie des sciences et des lettres qu'elle se réfugie auprès d'elles lorsqu'elle est bannie du milieu des peuples.

C'est tout? direz-vous. Ce lieu commun inoffensif, c'est la grande hardiesse de ce discours? Oui, et j'ajoute qu'après ce lieu commun l'auteur glorifie César qui «monte au Capitole », et salue la «< fille des Césars » qui «sort de son palais avec son jeune fils dans ses bras ». Et pourtant c'est à cause de ce lieu commun que la commission de l'Académie, nommée pour entendre le discours, repoussa; et c'est surtout ce lieu commun que l'empereur, sur le manuscrit, lacéra de coups de crayon impérieux. Chateaubriand déclara qu'il ne ferait pas de corrections, et la commission décida qu'il ne serait pas reçu.

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Mais l'année suivante («< ce mélange de colère et d'attrait de Bonaparte contre et pour moi est constant et étrange ») l'empereur, qui se savait admiré de madame de Chateaubriand, qui souhaitait peut-être faire oublier l'incident du discours interdit, qui sentait que Chateaubriand était l'écrivain le plus original de son empire, et qui enfin aimait assez faire alterner la menace et la caresse, demanda à l'Académie, à propos des «prix décennaux », pourquoi elle n'avait pas mis sur les rangs le Génie du christianisme.

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