de littérature et un homme d'action, quoiqu'il ait souvent affecté de dédaigner séparément l'action, la littérature et la pensée. Il sera toujours irrité d'être regardé surtout comme un écrivain. Oh! agir matériellement sur les hommes ! Faire de l'histoire ! C'est toujours, au fond, le secret esprit de rivalité avec l'empereur. Il nous dit au dernier livre des Mémoires, où il se fait très naïvement centre du monde et se traite lui-même comme s'il commençait une hégire: «Deux nouveaux empires, la Prusse et la Russie, m'ont à peine devancé d'un demi-siècle sur la terre; la Corse est devenue française à l'instant où j'ai paru; je suis arrivé au monde vingt jours après Bonaparte. Il m'amenait avec lui. » Plus tard, il aura parfaitement raison de nous montrer dans Talleyrand un incomparable coquin de belle tenue; mais en outre il lui niera presque tout talent diplomatique. De même il est fort strict pour le duc de Richelieu et pour Villèle. C'est que, voyez-vous, le grand diplomate et le grand politique, c'est le vicomte de Chateaubriand, et il n'y en a point d'autre. L'Empire craque; c'est la retraite de Russie, c'est la guerre d'Espagne, c'est Leipsick, et tout à l'heure c'est l'entrée des Alliés à Paris. Chateaubriand va pouvoir déployer son génie d'action. Il sera publiciste, ambassadeur, ministre des affaires étrangères. Il aura la joie infinie de siéger dans un congrès. Il croira avoir fait tout seul la guerre d'Espagne, et que la guerre d'Espagne est une sorte de prodige historique. Il écrira ingénuement «Nous 'pouvions nous avouer qu'en politique nous valions autant qu'en littérature, si nous valons quelque chose. » Il est possible: mais, en réalité, son rôle est de second plan, soit que l'occasion lui ait manqué, soit par la faute de son caractère. Ce caractère est curieux. Deux choses (au moins) sont admirables dans sa vie politique : la faculté qu'il a d'amplifier merveilleusement ce qui le touche, et la maussaderie superbe de son dévouement à la cause royale, le dédain sublime dont il accable le trône en le défendant. Son premier écrit politique est le pamphlet : De Buonaparte et des Bourbons. Il le rédigea un peu avant l'entrée des Alliés. Napoléon avait fait la seule chose qu'il ne devait pas faire : il s'était laissé battre. La France n'en pouvait plus. La solution la plus naturelle semblait la restauration des Bourbons, peu connus, peu désirés, mais qui étaient là, tout prêts. A ce moment, Chateaubriand hait furieusement l'homme qui l'a si longtemps empêché de vivre pleinement sa vie. Il exécute la danse du scalp, la danse de Chactas autour du poteau de guerre. Par exemple : « Il semble que cet 'ennemi de tout s'attachât à détruire la France par ses fondements. Il a plus corrompu les hommes, plus fait de mal au genre humain dans le court espace de dix années que tous les tyrans de Rome ensemble, depuis Néron jusqu'au dernier persécuteur des chrétiens... Encore quelque temps d'un pareil règne, et la France n'eût plus été qu'une caverne de brigands. » Il est peut-être excessif, même dans un pamphlet, de dire: « Buonaparte n'avait rien pour lui hors des talents militaires égalés, sinon même surpassés, par ceux de plusieurs de nos généraux. » Et surtout: C'est un grand gagneur de batailles, mais hors de là le moindre général est plus habile que lui (!) Il n'entend rien aux retraites et à la chicane du terrain; il est impatient, incapable d'attendre longtemps un résultat, fruit d'une longue combinaison militaire; il ne sait qu'aller en avant, faire des pointes, courir, remporter des victoires, comme on l'a dit, à coups d'hommes, sacrifier tout pour un succès (dame!) sans s'embarrasser d'un revers (?), tuer la moitié de ses soldats par des marches au-dessus des forces humaines. Peu importe, n'a-t-il pas la conscription et la matière première? On a cru qu'il avait perfectionné l'art de la guerre et il est certain qu'il l'a fait rétrograder vers l'enfance de l'art. Ce passage est un peu surprenant, et Chateaubriand sent lui-même le besoin de mettre en note: <«<Il est vrai pourtant qu'il a perfectionné ce qu'on appelle l'administration des armées et le matériel de la guerre. » Mais ce qui suit est peut-être propre à faire réfléchir : Le chef-d'œuvre de l'art militaire chez les peuples civilisés, c'est de défendre un grand pays avec une petite armée; de laisser reposer plusieurs millions d'hommes derrière soixante ou quatre-vingt mille soldats; de sorte que le laboureur qui cultive en paix son sillon sait à peine qu'on se bat à quelques lieues de sa chaumière. L'empire romain était gardé par cent cinquante mille hommes, et César n'avait que quelques légions à Pharsale. Tout cela est fort adroit. Les guerres de l'ancien régime apparaissent inoffensives. Il y a peut-être quelque outrance dans une phrase comme celle-ci : « Tibère ne s'est jamais joué à ce point de l'espèce humaine. » Et encore je ne sais pas, car je connais mal Tibère, et je ne sais pas non plus si Napoléon est «le plus grand coupable qui ait jamais paru sur la terre »; car c'est une chose très difficile à savoir. Mais que de remarques excellentes ! Sur l'administration impériale et l'excès de centralisation : « L'administration la plus dispendieuse engloutissait une partie des revenus de l'État. Des armées de douaniers et de receveurs dévoraient les impôts qu'ils étaient chargés de lever. Il n'y avait pas si petit chef de bureau qui n'eût sous lui cinq ou six commis, etc. » Lorsque Chateaubriand nous dit : « Bonaparte a fait périr dans les onze années de son règne plus de cinq millions de Français, ce qui surpasse le nombre de ceux que nos guerres civiles ont enlevés pendant trois siècles, sous les règnes de Jean, de Charles V, de Charles VI, de Charles VII, de Henri II, de François II, de Charles IX, de Henri III et de Henri IV... » cela, même soupçonné d'exagération, reste frappant. On peut croire que, par suite des immenses coups de faux du premier Empire à travers les générations jeunes et vigoureuses, la France ressent, aujourd'hui encore, une diminution de force. Ceci encore ne paraît point négligeable. A propos du blocus continental : « C'était prendre l'engagement de conquérir le monde... Tout cela n'offre que vues fausses, qu'entreprises petites à force d'être gigantesques, défaut de raison et de bon sens, rêves d'un fou et d'un furieux. Quant à ses guerres..., le moindre examen en détruit le prestige. Un homme n'est pas grand par ce qu'il entreprend, mais par ce qu'il exécute. Tout homme peut rêver la conquête du monde. » Et voici qui est fort bon (sur le premier consul): « Les républicains regardaient Buonaparte comme leur ouvrage et comme le chef populaire d'un État libre. Les royalistes croyaient qu'il jouait le rôle de Monck et s'empressaient de le servir. Tout le monde espérait en lui. Des victoires éclatantes dues à la bravoure des Français l'environnaient de gloire. » Et ceci : « L'imagination le domine, et la raison ne le règle point... Il a quelque chose de l'histrion et du comédien; il joue tout, jusqu'aux passions qu'il n'a pas », etc. Et ceci enfin, qui mérite d'être médité : ... Il n'est que le fils de notre puissance, et nous l'avons cru le fils de ses œuvres. Sa grandeur n'est venue que des forces immenses que nous lui remîmes |