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des vergers »), ailleurs la Louisianaise Célestine, et la jeune Occitanienne (vulgo Languedocienne), la «< charmante étrangère de seize ans », à qui il conseille si tristement de ne pas l'aimer. (Vogüé nous apprend, dans « Une Inconnue » de Chateaubriand, que l'étrangère de seize ans en avait cinquante et qu'elle s'appelait madame de Vichet); et enfin, dans trois des pages les plus miraculeuses de la littérature française, il évoque sa Sylphide, qu'il nomme cette fois Cynthie, et sur la route de Carlsbad il se rappelle la molle Italie et la campagne romaine sous la lune. «... Mais, Cynthie, il n'y a de vrai que le bonheur dont tu peux jouir... Jeune Italienne, le temps fuit. Sur ces tapis de fleurs, tes compagnes ont déjà passé. » Et Lucile, toujours Lucile : «A la nuit tombante, j'entrai dans des bois. Des corneilles criaient en l'air... Voilà que je retournai à ma première jeunesse : je revis les corneilles du mail de Combourg... O souvenirs, vous traversez le cœur comme un glaive! O ma Lucile, bien des années nous ont séparés ! Maintenant la foule de mes jours a passé, et, en se dissipant, me laisse mieux voir ton visage. »>

Ainsi rêve l'harmonieux vieillard, inconsolable, mais toujours consolé. Et la conclusion des Mémoires, après une dernière glorification de sa vie et de son œuvre, et un dernier glas sonné sur la France et l'Europe, c'est un acte de foi glacé dans une sorte de christianisme social, et cette phrase: « Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de

ma fosse; après quoi, je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité. » Et, comme c'est une fort belle manière d'y descendre, il est très certainement sincère. Et le crucifix le sauvera, sans l'avoir autrement gêné.

DIXIÈME CONFÉRENCE

DERNIÈRES ANNÉES.

CONCLUSIONS

Tel qu'il était, il fut extrêmement aimé. Il eut des amis fervents et constants. Il eut des amies amoureuses et dévouées. Il fut aimé, non seulement à cause de ses livres, à cause de sa gloire, et parce qu'il avait le plus séduisant des génies, mais parce qu'il était aimable. Sa vanité nous choque dans ses Mémoires, où elle s'étale sans pudeur et presque sans interruption : mais, dans la réalité, elle admettait des trêves. La passion de la solitude le prenait de temps en temps, et le plus grand de ses plaisirs paraît avoir été de voyager seul. Presque jusqu'à la fin de sa vie, il a couru les routes, sans madame de Chateaubriand. - Mais, avec ses amis, surtout chez les Joubert, à Villeneuve-sur-Yonne, il était tout à fait «<bon garçon ». (Seulement, dit Joubert, quand il s'apercevait qu'il était bon garçon, il continuait en «faisant » le bon garçon.) Volon

tiers solennel et un peu tendu dans ses livres, il était facilement, dans la conversation, libre, familier, et même, à l'occasion, assez vert. Il avait ses vertus, nous le savons: bonté, désintéressement, mépris de l'argent, sentiment jaloux de l'honneur. Mais la conscience qu'il avait de ses vertus le rendait fort indulgent pour lui-même et peu attentif à ses propres sottises.

Son ami Joubert a très bien vu cela dans une lettre célèbre, que j'ai déjà citée à propos de JeanJacques Rousseau, à qui elle s'applique aussi parfaitement. (Je n'oublie point que Jean-Jacques est une âme beaucoup plus souillée que Chateaubriand: mais l'illusion définie par Joubert est bien la même chez l'un et chez l'autre.) «Il y a, dit Joubert, dans le fond de ce coeur, une sorte de bonté et de pureté qui ne permettra jamais à ce pauvre garçon, j'en ai bien peur, de connaître et de condamner les sottises qu'il aura faites, parce qu'à la conscience de sa conduite, qui exigerait des réflexions, il opposera toujours le sentiment de son essence, qui est fort bonne. » Que cela est admirablement dit ! et que cela explique de choses, non seulement chez Jean-Jacques ou René, mais chez la plupart des hommes !

Ce Joubert fut assurément le plus distingué des amis de Chateaubriand, qui a fait de lui un portrait amusant et tendre. Cet inspecteur général de l'Université, grand, sec, avec un nez pointu, était un vieil « original », plein de tics délicats et de manies

angéliques. Il avait connu d'Alembert, Diderot, les Encyclopédistes, et les avait trouvés d'une vulgarité choquante. Pendant la Révolution, il se tapit à Villeneuve-sur-Yonne, où il recueillit madame de Beaumont fugitive. Mais le bruit et le spectacle, quoique lointain, de la Terreur, achevèrent de détacher Joubert de ce brutal monde des corps.

Il se maria sur le tard. Il épousa par admiration une vieille fille très pieuse, très malheureuse, très dévouée, consommée en mérites, d'ailleurs très intelligente et que Chateaubriand appréciait beaucoup. Il était grand amateur d'âmes féminines : mesdames de Beaumont, de Gontaut, de Lévis, de Duras, de Vintimille... Souvent malade, il aimait presque à l'être il sentait que la maladie lui faisait l'âme plus subtile. Il déchirait, dans les livres du dix-huitième siècle, les pages qui l'offensaient, et n'en gardait que les pages innocentes dans leurs reliures à demi vidées. Il aimait les parfums, les fruits et les fleurs. Il avait des façons à lui de voir et de recommander la religion catholique. «Les cérémonies du catholicisme, écrit-il, plient à la politesse. » Il ne tenait pas à la vérité : il y préférait la beauté; ou plutôt, il les confondait avec une astuce séraphique. Renan eût contresigné cette pensée: «<Tâchez de raisonner largement. Il n'est pas nécessaire que la vérité se trouve exactement dans tous les mots, pourvu qu'elle soit dans la pensée et dans la phrase. Il est bon, en effet, qu'un

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