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<< Chapelain, nous dit-il, parmi les oracles d'alors, est le plus remarquable exemple de cet abus du grécisme et du latinisme en français ; il avait pour contre-poids, à l'Académie, Conrart qui ne savait que le français, mais qui le savait dans toute sa pureté parisienne. Chapelain aurait voulu, par respect pour l'étymologie, qu'on gardât la vieille orthographe de charactère, cholère, avec ch, et qu'on laissât l'écriture hérissée de ces lettres capables de dérouter à tout moment et d'égarer en ce qui est de la prononciation courante. Il trouvait mauvais qu'on simplifiât l'orthographe de ces mots dérivés du grec, par égard pour les ignorants et les idiots, car c'est ainsi qu'il appelait poliment, et d'après le grec, ceux qui ne savaient que leur langue. Vaugelas faisait le plus grand cas, au contraire, de ces idiots, c'est-à-dire de ceux qui étaient nourris de nos idiotismes, des courtisans polis et des jemmelettes de son siècle, comme les appelait Courier; il imitait en cela Cicéron qui, dans ses doutes sur la langue, consultait sa femme et sa fille, de préférence à Hortensius et aux autres savants. Moins on a étudié, et plus on va droit dans ces choses de l'usage on se laisse aller, sans se roidir, au fil du courant.

<< Pour moi, disait Vaugelas, je révère la vénérable antiquité et les sentiments des doctes; mais, d'autre part, je ne puis que je ne me rende à cette raison invincible, qui veut que chaque langue soit mattresse chez soi, surtout dans un empire florissant et une monarchie prédominante et auguste comme est celle de la France (1). »

Et en effet, si l'on examine l'écriture des mots qui figurent dans cette première édition, en la comparant à celle des Cahiers de Remarques sur l'orthographe françoise pour estre examinez par chacun de Messieurs de l'Académie (2), on voit que la compagnie, en les écrivant plus simplement, montrait déjà plus de réserve et de discernement dans l'emploi des formes étymologiques que ne l'avait fait le secrétaire perpétuel Re

(1) Nouveaux Lundis, t. VI, p. 372.

(2) Tels que appast, charactere, chameleon, espleuré, écrit ensuite par l'A-cadémie espleuré et esploré, puis éploré, estester (étêter), despourveüe, desgaisner, despescher, desvoyement, phanatique, pyrate, allité, desboesté, que l'Académie écrivit d'abord déboisté, puis déboité dans la troisième édition.

gnier des Marais dans les Cahiers préparatoires dont il fut l'un des principaux rédacteurs.

L'influence de Regnier des Marais « qui avoit employé « à cet édifice (la grammaire ordonnée par la compagnie) cin« quante ans de reflexions sur nôtre langue, la connoissance « des langues voisines et trente quatre ans d'assiduité dans « les assemblées de l'Académie, où il avoit presque toûjours << tenu la plume» (1), devait naturellement prédominer dans la rédaction du Dictionnaire. Une volonté aussi persévérante, le service réel qu'il rendait en se chargeant de la rédaction difficile de la grammaire dont la société lui avait confié le soin, finirent par l'emporter sur les opinions contraires et les scrupules de ses illustres confrères, parmi lesquels nous voyons Dangeau et d'Ablancourt protester par leurs écrits en adoptant un système entièrement opposé. D'autres membres de l'Académie, tels que Corneille, Bossuet, montrent aussi par leur écriture conservée dans leurs manuscrits qu'ils auraient préféré une orthographe plus simple et plus rapprochée de la forme française. (Voir l'Appendice E.)

Le courant de la latinité prédomina donc, et l'Académie, pour élever son grand monument littéraire, crut même devoir se conformer à l'exemple donné par les érudits, en adoptant, pour le classement des mots du Dictionnaire, l'ordre savant mais peu pratique dont Robert et Henri Estienne offraient le modèle dans leurs Trésors de la langue latine et de la langue grecque. Les mots rangés, non selon l'ordre alphabétique, mais par familles, furent groupés autour de la racine (2).

(1) Le P. Buffier, dans les Mémoires de Trévoux, t. XXI, p. 1642.

(2) A cette édition en deux volumes datée de 1694 se trouvent joints deux autres volumes, même format et même caractère, portant la même date 1694, sous ce titre :

Le Dictionnaire des arts et des sciences, par M. D. C. de l'Académie françoise; tome troisième et tome quatrième, chez la veuve Coignard et Baptiste Coignard.

Le privilége, daté du 7 septembre 1694, est concédé au sieur D. C. de l'Académie française (et rétrocédé par lui à la veuve Coignard et à son fils J.-Baptiste

DEUXIÈME ÉDITION.

Mais bientôt l'Académie, reconnaissant que l'utilité pratique était préférable, renonça, dans sa SECONDE édition, en 1718, à ce classement pour revenir à l'ordre alphabétique, moins rationnel sans doute, mais plus pratique. C'est ce qu'elle annonçait ainsi dans sa préface :

« La forme en fut si différente, que l'Académie donna plutôt un Dictionnaire nouveau qu'une nouvelle édition de l'ancien. L'ordre étymologique, qui dans la spéculation avoit paru le plus convenable, s'étant trouvé très-incommode, dut être remplacé par l'ordre alphabétique, en sorte qu'il n'y eût plus aucun mot que, dans cette seconde édition, on ne pût trouver d'abord et sans peine. »

L'Académie, sans se borner à ce grand changement, matériel, il est vrai, mais si utile, donna à cette seconde édition un caractère tout particulier en l'enrichissant d'un grand nombre de termes d'art et de sciences dont l'usage avait pénétré dans la société. Elle s'appliqua aussi à rectifier et éclaircir les définitions et compléter les acceptions et significations diverses des mots. Le simple mot bon, par exemple, reçut soixante-quatorze significations toutes différentes.

« On ne doit donc pas s'estonner, dit la préface, que ce travail, qui a changé toute la forme du Dictionnaire, ait occupé durant tant d'années les séances de l'Académie, et quant à l'orthographe, l'Académie, dans cette nouvelle édition, comme

Coignard). On lit au bas le Dictionnaire a été achevé d'imprimer le 11 septembre 1694. Quant à l'orthographe, c'est la même que celle du Dictionnaire de l'Académie françoise. Elle est encore plus étymologique. Ainsi on y lit phrénésie, phthisie.

La rédaction principale est attribuée à Thomas Corneille. Mais pourquoi le titre porte-t-il par M. D. C. de l'Académie françoise ? Je ne vois aucun de ses membres à qui cette indication puisse convenir parmi les noms de ceux qui figurent dans la liste des académiciens placés au commencement 'du Dictionnaire de l'Académie de 1694. On y lit : « Thomas Corneille receu en 1635 à la place de Pierre Corneille son frère, qui avoit succédé à François Maynard. » D'où peut donc provenir ce D. placé avant l'initiale C, et qui figure aussi au privilége?

dans la précédente, a suivi en beaucoup de mots l'ancienne maniere d'escrire, mais sans prendre aucun parti dans la dispute qui dure depuis si longtemps sur cette matière. »

Elle autorisa même, en quelque sorte, la liberté du choix entre l'ancienne et la nouvelle.

Si elle ne supprima pas l's dans la foule de mots où cette lettre ne se prononce pas, du moins elle prit soin d'indiquer le cas où le son s'en est conservé. Cette différence se trouve

donc indiquée dans hospice, hospitalité, où s se prononce, et hoste, hostel, où l's ne se prononce pas, et également dans christianisme et chrestienté. Elle modifia l'écriture de quelques mots, tels que éploré, au lieu de esploré et espleuré; elle écrivit noircissure et non noircisseure, et sirop, au lieu de syrop, etc., et, en écrivant encore yvroye, elle nota que quelquesuns prononçaient yvraye. Mais déjà bien des tentatives avaient été faites ailleurs, même par des académiciens, en vue d'une réforme, et leur influence ne devait pas tarder à se faire sentir dans le Dictionnaire même.

TROISIÈME ÉDITION.

C'est dans sa TROISIÈME édition, en 1740, que l'Académie, cédant aux vœux manifestés dès le xvi° siècle par tant de philologues, de savants, d'académiciens même, et répétés par des voix autorisées, supprima des milliers de lettres devenues parasites, sans craindre d'effacer ainsi leur origine étymologique : les s, les d disparurent dans la plupart des mots dérivés du latin. Elle n'écrivit plus accroistre, advocat, albastre, apostre, aspre, tousjours, non plus que bast, bastard, bestise, chrestien, chasteau, connoistre, giste, isle (1). Les y non étymologiques furent remplacés par des i; elle n'écrivit plus cecy, celuy-cy, toy, moy, gay, gayeté, joye, derniers vestiges de l'écriture et des

(1) Il nous reste encore, échappés à la réforme de 1740, les mots baptême, Baptiste, dompter, condamner. Bossuet écrit toujours condanner, domter.

impressions des xv et xvi° siècles, mais ceci, celui-ci, toi, moi, gai, gaieté, joie, etc. L'y et l's du radical grec et latin furent même supprimés; ainsi abysme (άbuccoç, abyssus) fut écrit abyme, et plus tard abîme; eschole, escholier, écrits dans la première édition escole, escolier, devinrent dans celle-ci école, écolier, yvroye devient ivroye, ensuite ivroie, puis ivraie; de même que subject devint successivement subjet, puis dans sa forme définitive sujet, et Françoys, François, puis Français.

Elle supprima aussi le c d'origine latine dans bienfaicteur et bienfaictrice, et le ç dans sçavoir, sçavant, l'e dans le mot insceu (1), impreveu, indeu, salisseure, souilleure, alleure, beuveur, creu, deu, et grand nombre d'autres; vuide, nopce, nud, furent abrégés; le c et l'e disparurent dans picqueure (piqûre); enfin l'Académie remplaça un grand nombre de th et de ph par t et par f, et, contrairement à la première et à la seconde édition, elle retrancha le t final au pluriel des substantifs se terminant par t au singulier; elle écrivit donc les parens, les élémens, les enfans, etc., au lieu de les parents, les éléments, les enfants. etc. On ne voit pas pourquoi elle écrivit flatterie par deux t contrairement aux deux premières éditions et à la manière d'écrire de, Bossuet et de Fénelon et même aux Cahiers pour l'Académie.

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L'abbé d'Olivet, à qui l'Académie confia ce travail, l'exécuta conformément à ce qu'elle avait déclaré dans la préface: « qu'on travailleroit à ôter toutes les superfluités qui pour<< roient être retranchées sans conséquence », et il remarque «< qu'en cela, le public étoit allé plus vite et plus loin qu'elle. » J'ai fait le relevé comparatif de ces suppressions de lettres : sur les 18,000 mots (2) que contenait la première édition du

(1) Voici les variations d'orthographe de ce mot: 1re édition, insçeu, 2o édit., insceu, 3o édit., insçu, 4o édit., insçu, 6e édit., insu.

(2) La table de l'édition de 1694 contient 20,000 mots; mais 2,000 mots 'se com. posent de participes ou de locutions adverbiales.

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