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troduire des nouveautez, que par ceux qui tiennent pour l'usage ancien. Quel est ce principe? Que les caractères sont faits pour peindre les sons, et que, par conséquent, l'orthographe la moins imparfaite est celle qui nous expose le moins à prononcer mal. Or il est clair que ce mot, menacez, se prononce absolument de même, et sans la plus légère différence, soit qu'on le fasse verbe, comme quand je dis, vous menaces, soit qu'on le fasse participe, comme dans le vers de M. Racine, seroient-ils menacez. Pourquoi donc, où il ne s'agit que d'un seul et même son, employer deux signes différens? Une règle d'orthographe qui suppose qu'on sait toujours distinguer le verbe d'avec un nom, n'est bonne que pour ceux qui ont étudié; au lieu que celle qui fut adoptée par nos pères est à la portée de tout le monde. Personne, en effet, ne manque assez d'oreille pour confondre l'è ouvert comme dans procès, succès, avec l'é fermé, comme dans aimé, bonté. Voilà le cas où il est utile d'avoir deux signes, puisqu'il y a deux sons. Aussi prenons-nous l's pour le signe de l'è ouvert, procès, succès; et le z pour le signe de l'é fermé, quand le mot est au pluriel, vous aimez, vous ètes aimez. Règle qui ne souffre aucune exсерtion, qui se conçoit sans étude, qui se retient sans effort. On accentue l'è quand il est ouvert, procès, de peur qu'on ne le prenne pour un e muet, comme dans frivoles, paroles, où l's n'a lieu que pour marquer le pluriel. Ajoutons que le za cela de commode, qu'il nous dispense de lever la main pour former un accent. On écrit tout de suite bontez; au lieu que pour écrire bontés, il faut que j'aie l'attention et la patience d'aller chercher la lettre qui doit recevoir l'accent, et que je risque encore de mettre un grave pour un aigu. Quoi qu'il en soit, l'Académie ne s'est jamais départie du z, et cette raison en vaudra toujours mille autres pour moi. Je ne dis point que pour observer cette belle uniformité dans tous les pluriels, il faudroit donc écrire, les travaus, les gens heureus, nos vœus. O! que nos livres en deviendroient bien plus beaus! D

<< Après avoir entendu ce que je viens de rapporter, et qui avoit été dit avec un peu de chaleur, tout le monde jugea que le mieux étoit d'abandonner la matière, parce qu'on a toujours vû que les disputes sur l'orthographe ne finissoient point, et que d'ailleurs elles n'ont jamais converti personne. >>>

On traita ensuite cette question d'orthographe: « CHAPITRE Xx. J'ai été payé des sommes qu'on m'avoit données, ou, donné à recevoir d'un tel (1).

« Le premier opinant a dit qu'il falloit dire, j'ai été payé des sommes qu'on m'avoit données à recevoir, parce que, les sommes étant au pluriel, données y devoit être aussi.

« Pour moi, a dit le second opinant, je suis d'un avis contraire. Les sommes sont reçues, et non pas données. Ce qu'on donne, c'est à recevoir: on reçoit les sommes. Ainsi il faut dire, donné à recevoir.

« Un troisième, se rangeant du côté du second, a dit que, si l'on pouvoit renverser la phrase et dire, à lesquelles recevoir on m'a donné, on verroit bien que recevoir régit les sommes, et que donné régit recevoir. On m'a donné à faire quelque chose; l'action qu'on m'a donnée à faire, c'est de recevoir. Au lieu de donner, mettons le mot de prier; et au lieu de dire, les sommes qu'on m'a donné à recevoir, disons, qu'on m'a prié de recevoir; vous verrez que vous ne sauriez dire, les sommes qu'on m'a priées de recevoir, mais qu'il faut dire, qu'on m'a prié de recevoir.

« Le quatrième opinant a été de même avis : que ce qu'on donnoit n'étoit pas les sommes, mais une action à faire. On me donne à recevoir ces sommes-là et l'on ne me donne pas ces sommes-là.

« Ceux qui ont suivi ont dit qu'ils avoient bien vû d'abord qu'il falloit dire donné à recevoir, ne consultant que l'usage; et que ce qu'avoient dit les derniers opinans, les confirmoit dans un avis dont ils n'avoient pas examiné jusques-là toutes les raisons grammaticales.

« Mais, Monsieur, a repris quelqu'un, si pour juger de la bonté d'une phrase, il est nécessaire d'examiner, comme viennent de faire ces Messieurs, et les verbes et leurs régimes, si c'est un participe, ou un gérondif, où en serons-nous? J'ai bien peur que ces Messieurs qui raisonnent tant, ne trouvent moyen de nous fournir aujourd'hui des raisons pour une opinion, et demain d'autres raisons aussi bonnes, peut-être meilleures, pour le sentiment contraire. Je me souviens d'avoir vû faire quelque chose de semblable à feu Monsieur de Marca dans nos assemblées du clergé : il soutenoit tantôt un avis, et tantôt un autre, selon les occasions;

(1) Après deux siècles, des questions quelque peu analogues sont encore en litige. Et adhuc sub judice lis est.

et il avoit toujours à nous alléguer quelque canon, qui paroissoit fait exprès pour lui. Ainsi, Messieurs, tous vos raisonnemens me paroissent fort suspects.

« Hé bien, Monsieur, trouvons un moyen de nous accommoder, a dit un (1) de ceux qui est le plus accusé d'aimer à raisonner. Quand on vous présente une phrase, le grand usage que vous avez du beau monde, du monde poli, fait que vous prenez aisément le bon parti. C'est peut-être par un usage qui en approche, que nous nous déterminons aussi, ces autres Messieurs et moi. Mais après avoir porté notre premier jugement, et avoir dit, Cette manière de parler me plaît, ou me déplaît, nous rentrons un peu en nous-mêmes, et nous nous disons: Voyons un peu ce qui rend cette manière de parler vicieuse; voyons ce qui la rend bonne. Alors ayant recours à nos participes, à nos régimes, à nos gérondifs, et à tout cet attirail, que vous avez peur qui ne vienne du pays latin, nous tâchons de découvrir les raisons de notre premier goût, et nous sommes quelquefois assez hardis pour faire quelques petites règles générales, à l'occasion d'un sentiment particulier. Un homme voit un bâtiment : du premier coup d'œil il dit: Cela me plaît, cela me déplaît. Il y a tel homme de bon goût, qui par le grand usage qu'il a d'avoir vû des maisons, d'avoir connu celles qui plaisent et celles qui déplaisent aux connoisseurs, dit fort à propos: Cela me plaît, cela me déplaît. Demandez-lui-en la raison, il ne sauroit vous la dire. Mais faites venir M. Perrault: aussi-tôt Vitruve en campagne, les cinq ordres d'architecture, et tout ce qu'il sait par sa méditation, jointe à un grand usage des bâtimens.

« Voyons, avec vos règles, a dit l'homme (2) de Monsieur de Marca, que direz-vous de cette phrase: Elle s'est laissée emporter à la colère? Faut-il dire: elle s'est laissé emporter, etc.

« Je ne blâmerois peut-être ni l'un ni l'autre, a-t-il répondu. Mais de grâce, lui a-t-on répliqué, rentrez un peu en vous-même, comme vous nous avez tout à l'heure si bien dit qu'il falloit faire quelquefois; et faites-nous voir sur quoi vous fondez votre indulgence, et pourquoi vous souffrez qu'on dise, elle s'est laissée emporter à la colère, et que vous ne voulez pas dire, les sommes qu'on m'a données à recevoir.

(1) M. l'abbé de Dangeau.

(2) M. l'abbé Testu, abbé de Belval.

« En vérité, Monsieur, a-t-il répondu froidement, je suis las de raisonner. Permettez-moi de m'abandonner de temps en temps à mon instinct et à un peu de paresse, et de laisser en repos toutes mes règles de grammaire. Je vois ici tant d'honnêtes gens qui font la même chose, et qui ne font peut-être pas mal.

« Hé bien, Monsieur, a dit celui qui avait cité Monsieur de Marca, je crois qu'il faut dire, elle s'est laissée emporter à la colère; et puisque vous ne voulez pas nous en dire la raison, je m'en vais me mettre à votre place, et peut-être vous l'apprendre. Elle s'est laissée emporter se dit, parce qu'il est plus doux à la prononciation. La voyelle qui commence le mot d'emporter mange la dernière du mot laissée, et empêche la rencontre de ces deux e, qui auroit quelque chose de trop languissant.

« Mais, Monsieur, a dit un troisième, s'il y avoit surprendre au lieu d'emporter, croiriez-vous qu'il fallût dire, elle s'est laissée surprendre? Pour moi, je ne le crois pas; et moins indulgent que Monsieur qui a parlé avant vous, je veux qu'on dise, elle s'est laissé emporter à la colère, comme on dit, les sommes qu'on m'a donné à recevoir. »

L'abbé GIRARD, membre de l'Académie française en 1744, publia, au commencement du dix-huitième siècle, plusieurs ouvrages importants sur la langue, et entre autres ses Synonymes françois, leurs différentes significations et le choix qu'il faut en faire pour parler avec justesse. C'était le premier ouvrage sur cette matière : son succès fut très-grand et s'est perpétué jusqu'à nos jours, grâce aux éditions qu'en ont données Beauzée et M. Guizot. Deux ans avant la première édition, qui parut sous le titre de Justesse de la langue françoise, il fit paraître un projet de réforme orthographique sous ce titre: L'ortografe française sáns équivoques et dans sés principes naturels, ou l'art d'écrire notre langue selon lés loix de la raison et de l'usage, d'une manière aisée pour lés dames, comode pour lés étrangers, instructive pour lés provinciaux, et nécessaire pour exprimer et distinguer toutes lés diférances de la prononciacion, Paris, Pierre Giffart, 1716, in-12. Je crois devoir reproduire ici en partie l'introduction, en supprimant les exemples, pour me borner à l'argumentation pour et contre la réforme :

<< Tout le monde convient assez que l'ortografe est la manière de représanter fidèlemànt à la vue par lés caractères qui sont en usage le son dés paroles que la voix fait entandre à l'oreille. Mais tout le monde, ce me samble, ne convient pàs égalemànt de ce qui doit régler la manière de le faire. Lés uns veulent que le seul usage en décide: ils nomment Usage ce qui est observé par le plus grand nombre, et par ceux qui, n'osant se doner aucune liberté raisonable, se font un scrupule de suivre tout ce qui a l'air de nouvauté. Lés autres prétandent corriger l'Usage par la Raison: ils nomment Raison tout ce que la netteté et la facilité leur inspirent d'observer dans l'ortografe, indépandammànt de la pratique la plus générale et la plus universellemànt suivie par le commun dés écrivains. Cés deux partis ont doné la naissance à un troisième, qui, craignant de contredire la Raison et n'osant contrarier l'Usage, tantôt se done à celui-ci et quelquefois se prête à celle-là.

« Les défanseurs de l'Usage ne sont pas si fort lés antagonistes de la Raison, qu'ils ne prétandent aussi la mettre de leur côté. Ils disent que puisque lés mots et la prononciacion dépandent du seul Usage, la manière de lés écrire, qui ne parait qu'accessoire, doit entièremànt en dépandre. Que c'est, en effet, obéir à la Raison que de suivre l'Usage en cés sortes de matières. Qu'après tout il n'est pàs si contraire au bon sans qu'on voudrait le faire croire. Que s'il y a dés lettres inutiles pour la prononciacion, elles ne le sont pàs pour la distinction dés/ mots et pour la siance de l'Étimologie..... Enfin, ils ajoutent que l'Usage est tellemànt le maitre de la manière d'écrire qu'on ne peut l'abandoner et se faire une ortografe particulière, sàns s'attirer dés reproches d'ignorance ou de bizarre ridicule. Qu'écrire autremànt que les autres, c'est vouloir n'être point lû. Que ce seroit même gâter l'écriture et la langue que d'ôter toutes les lettres inutiles à la prononciacion dés mots; il faudroit par cete raison bannir toutes lés s finales, lés r de la plu-part dés infinitifs, confondre lés singuliérs avec lés pluriels et faire un cahos de tout.

<< Lés partisans de la Raison disent à leur tour, que l'écriture n'étant faite que pour copier la parole, il y a une espèce de ridicule à écrire autremànt qu'on ne parle. Que tous lés diférans caractères dont on se sert n'ont été ou ne doivent avoir été invantés

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