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tout aussi inutiles que celles qu'elle a supprimées en de pareilles occasions. Nous avons fait voir les inconvénients de ces défauts d'uniformité: nous prions l'Académie de les faire disparoître dans la première édition qu'elle donnera. Particulièrement consacrée à l'étude, à la perfection de notre langue et de notre orthographe, cette savante compagnie rendroit un service important à la nation, si, par ses réflexions sur la langue et l'orthographe, elle éclairoit l'usage, le dirigeoit, le perfectionnoit. Ce travail nous paroît vraiment digne des philosophes et des grammairiens qui composent cette illustre société.

« Quelques personnes à qui nous avons lu cet article, nous ont dit: <<Messieurs les Académiciens savent bien que notre ortho<< graphe est fort difficile, pleine de bisarreries et d'inconsé« quences; mais ils savent aussi qu'ils se rendroient ridicules de « vouloir la changer. >>>

« Cette réflexion est-elle vraie ? C'est ce que nous allons examiner. «Oui, nous répond un savant: Il faut pour l'orthographe, « comme pour la prononciation, reconnoître l'autorité de l'usage; « et il est aussi ridicule de vouloir changer l'orthographe, qu'il le « seroit de vouloir changer la prononciation. »

« Voici, Messieurs, notre réponse à cette assertion.

« Il y a une grande différence entre ces deux objets. A la vérité, ceux qui ignorent les langues savantes doivent, comme les savants, se conformer aux lois du bon usage pour la prononciation, et ils se rendroient ridicules dans les sociétés polies, s'ils ne le faisoient pas. Par exemple, vous nous blâmeriez avec raison de prononcer comme faisoient nos pères, em, en, avec le son de l'e fermé nasal, dans empressement, entendement, ardemment, emportement, etc. Vous ririez si vous nous entendiez prononcer oi dans l'Anglois, le François, le Polonois, je paroissois, qu'il paroisse, etc., comme ces lettres se prononçoient autrefois, et comme elles se prononcent encore aujourd'hui dans le Danois, S. François, la paroisse, etc. Pourquoi cela? C'est que les lois de l'usage pour la prononciation sont à notre portée. En effet, nous avons, comme les savants, des organes pour entendre et pour rendre les sons. Il n'en est pas de même de l'orthographe actuelle: fondée sur la connoissance de plusieurs langues qu'on ne nous a pas apprises, ses lois sont au dessus de notre portée; et, comme vous l'avez assuré, il nous est moralement impossible de les observer. Voilà pourquoi nous vous en demandons la réforme. Ne demanderiez-vous pas à un législateur la réforme de ses lois, s'il vous étoit moralement impossible de les suivre? Qui pourroit en ce cas blâmer votre demande? Qui oseroit la traiter de ridicule? Il est sans contredit louable en fait d'orthographe, comme en autre chose, de quitter une mauvaise habitude pour en contracter une bonne. Un usage qui n'est pas à la portée du plus grand nombre de ceux qui doivent l'observer, est contraire à la raison. C'est une erreur, un abus qui doit être corrigé avec empressement. L'erreur, quelque invéterée qu'elle soit, demeure toujours erreur : la multitude de ses sectateurs ne sauroit lui donner le glorieux titre de la vérité, qui mérite seule les respects et les hommages des vrais philosophes.

« Ce qui nous fait croire, Messieurs, que notre demande n'est pas ridicule, c'est qu'elle est conforme aux désirs des auteurs qui méritent le plus de considération sur cet objet; nous voulons dire de ceux qui, ayant écrit sur la langue, l'ont étudiée plus à fond. Or, presque tous les grammairiens ont désiré la réforme de votre orthographe. Sans parler de ceux qui ont vécu avant le siècle de Louis-le-Grand, tels sont, dans le dernier siècle et dans le nôtre, Messieurs de Vaugelas, Thomas Corneille, Richelet, La Touche, de Dangeau, de Saint-Pierre, Buffier, Dumas, Girard, Dumarsais, Boindin, Restaut, Douchet, Valart, Duclos, Cherrier, Mannori, Voltaire, Beauzée, de Wailly, etc. Ce vœu presque unanime est un grand préjugé en notre faveur. Ces Messieurs sont des juges très-compétents en cette matière, et leurs suffrages doivent être du plus grand poids. Vous savez, Messieurs, que dans chaque matière on doit sur-tout s'en rapporter aux maîtres de l'art, qui, sur cet objet, sont les grammairiens: au lieu que les auteurs les plus estimables, quelque nombreux qu'ils soient, ne doivent pas emporter la balance, quand les matières qu'ils traitent n'ont pas de rapport à la langue, quand la grammaire n'a pas été l'objet de leurs études. Pourquoi cela? C'est qu'ils n'ont guère qu'une orthographe d'habitude et de simple copie; c'est qu'ils ne doivent pas plus se piquer de connoître les principes et les défauts de l'orthographe, qu'ils ne se piquent d'être géomètres et architectes, s'ils ne se sont appliqués ni à la géométrie, ni à l'architecture. D'après ces raisons et ces autorités, ne pouvons-nous pas conclure qu'il n'est pas ridicule de demander la réforme de l'orthographe actuelle?

« N'est-il pas ridicule, au contraire, de prescrire des lois que

le plus grand nombre ne sauroit observer? La raison ne veutelle pas qu'on les réforme avec empressement? Nous l'avons déjà dit, les auteurs sont les vrais législateurs en cette matière. Usez de vos droits, Messieurs; travaillez à éclairer de plus en plus la nation, à lui faciliter l'acquisition des connoissances. Loin de vous rendre ridicules en mettant à la portée de tout le monde une connoissance aussi utile que celle de l'orthographe, vous rendrez par cette réforme un service signalé à la nation. Quel est l'homme raisonnable qui taxera de ridicules les savants grammairiens que nous venons de citer? Qui osera faire un pareil reproche aux Académies d'Italie et d'Espagne, qui ont fait pour leurs langues la réforme que nous désirons pour la nôtre ? Pourquoi l'Académie françoise et les autres sociétés littéraires seroient-elles blamables de suivre de pareils exemples? Ne seroit-ce pas suivre la raison, dont les droits sont imprescriptibles? Les Académies ne doiventelles pas sur l'orthographe, comme sur les autres objets, se servir de son flambeau pour faciliter une connoissance vraiment utile, et qui est, pour ainsi dire, la clef de toutes les autres? Ceux qui prétendent qu'on doit suivre sans examen l'orthographe actuelle veulent donc que l'Académie et les autres sociétés littéraires obéissent aveuglément à un usage bisarre qui varie continuellement, à un tyran déraisonnable et injuste dont les lois ne sont pas à la portée du plus grand nombre des François? Messieurs les académiciens doivent donc s'interdire l'usage de la raison, et constater servilement une orthographe remplie de contradictions? Qui osera soutenir un pareil paradoxe? Seroit-il possible, dit très-bien sur cet objet M. Duclos, qu'une nation reconnue pour éclairée, et accusée de légèreté, ne fút constante que dans les *choses déraisonnables?

« Qui est-ce qui forme l'usage actuel ? Ce sont surtout les compositeurs et les protes (lisez les correcteurs) dans les imprimeries. Nos bons livres se réimpriment souvent. Lorsqu'un libraire veut donner une nouvelle édition d'un livre, il l'envoie à l'imprimerie : les compositeurs et les protes y mettent l'orthographe à laquelle ils sont habitués. Ainsi ce sont eux sur-tout qui forment l'usage actuel. Parmi ces personnes, il y en a sûrement plusieurs qui sont instruites, témoin Le Roi, prote à Poitiers, qui fut le premier auteur du Dictionnaire d'Orthographe, etc. Mais les protes n'ont pas assez de temps pour se former un systême suivi et bien raisonné. L'orthographe qu'ils ont adoptée est souvent dérangée par

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celle des différents auteurs; ce qui les fait varier dans la leur, et les oblige ensuite à des corrections dans les épreuves. Cet inconvénient et cette perte de temps n'auroient pas lieu, si les auteurs, les protes et les compositeurs suivoient une orthographe raisonnée et conforme à la bonne prononciation. Les compositeurs feroient moins de fautes en arrangeant les lettres; les protes et les auteurs auroient moins de peine à lire leurs épreuves; ils y feroient moins de corrections; et le compositeur attentif ne seroit plus obligé de passer beaucoup de temps à supprimer des lettres en différents endroits, à en ajouter dans plusieurs autres, etc. Ainsi l'auteur, le prote et le compositeur trouveroient également leur avantage dans cette orthographe.

« L'Académie, jusqu'à présent, nous le savons, s'est contentée d'être le témoin de l'usage, et de le consigner dans son Dictionnaire. Mais n'est-ce pas renverser l'ordre, que de prétendre que cette illustre et savante société ne doit rien faire autre chose ? »

Les maîtres imprimeurs, les protes, les correcteurs, les ouvriers compositeurs, ont dû se conformer à une règle uniforme, car ils ne pouvaient s'astreindre aux caprices orthographiques de chacun des auteurs écrivant diversement les mêmes mots, d'où résultaient des hésitations, des pertes de temps considérables en corrections, soit de la part des auteurs, soit des correcteurs. Cette règle fut donc, et avec raison, le Dictionnaire de l'Académie, tel que l'illustre Compagnie le modifiait à chaque édition.

La responsabilité incombe donc tout entière à l'Académie, et l'usage en fait d'orthographe, devenu un non-sens, ne peut désormais être invoqué par elle.

VOLTAIRE, membre de l'Académie française depuis le 9 mai 1746, revient sans cesse sur la critique du vicieux système de notre orthographe. Il dit, entre autres observations, dans le Dictionnaire philosophique, article ORTHOGRAPHE:

« L'orthographe de la plupart des livres français est ridicule. Presque tous les imprimeurs ignorants impriment Wisigoths, Westphalie, Wittemberg, Wétéravie, etc.

<< Ils ne savent pas que le double Vallemand qu'on écrit ainsi W est notre V consonne et qu'en Allemagne on prononce Vétéravie, Virtemberg, Vestphalie, Visigoths.

« Pour l'orthographe purement française, l'habitude seule peut en supporter l'incongruité. Emploi-e-roient, octroi-e-roient, qu'on prononce emploiraient, octroiraient; paon, qu'on prononce pan; Laon, qu'on prononce Lan, et cent autres barbaries pareilles font

dire:

Hodieque manent vestigia ruris.

« Les Anglais sont bien plus inconséquents; ils ont perverti toutes les voyelles; ils les prononcent autrement que toutes les autres nations. C'est en orthographe qu'on peut dire avec Virgile :

Et penitùs toto divisos orbe Britannos.

« Cependant ils ont changé leur orthographe depuis cent ans : ils n'écrivent plus: loveth, speaketh, maketh, mais loves, speaks, makes. « Les Italiens ont supprimé toutes les h. Ils ont fait plusieurs innovations en faveur de la douceur de leur langue.

« L'écriture est la peinture de la voix; plus elle est ressemblante, meilleure elle est. »

Me trouvant en possession d'un grand nombre de lettres autographes de Voltaire, et particulièrement de sa correspondance, en partie inédite, avec d'Alembert, j'ai été curieux de confronter son orthographe avec celle de l'Académie de 1740. C'est surtout à partir de 1752 que devient plus sensible la modification apportée sous ce rapport par Voltaire dans sa correspondance, surtout alors qu'il s'occupait de la rédaction des articles qu'il envoyait à d'Alembert pour le Dictionnaire philosophique. Il supprime le plus souvent les lettres doubles qui ne se prononcent pas. Il écrit pardonait, et d'un autre côté guai, il éguaiera. Il affecte le plus profond dédain pour l'étymologie. On voit alors s'échapper de sa plume tantôt le mot philosophe et tantôt philosofe, ce dernier plus fréquemment que l'autre; il écrit même quelquefois filosofe, et veut que ce mot soit rangé à la lettre F, au Dictionnaire philosophique. Dans sa lettre datée des Délices, le 2 décembre 1755, que j'ai sous les yeux, il écrit : « ennemi de la philosofie » et « persécuteur des philosofes. >>> Il met partout ainsi : enciclopédie, dictionaire. Dans une lettre datée du 24, il écrit : « Je voudrais que votre tipografe Briasson « pensast un peu à moy. >>> « Vous avez des articles de téologie e de métaphisique. » Dans d'autres, il écrit plusieurs fois : Athène, autentique, entousiasme, tése, historiografe, bibliotèque, téologien,

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