Ces curiosités offrent quelque intérêt au très-petit nombre de ceux qui se livrent à ce genre d'études, mais ces mots, qu'ils soient écrits avec ou sans th et ph, seront tout aussi bien présents à leur esprit que l'est notre vieux mot frairie, quoique écrit avec notre f et qui rappelle tout aussi bien phratria des Latins, et ppárpia des Grecs, que si on l'écrivait phrairie. Que rhétorique vienne de péw, couler comme de l'eau, et flegme de préyua, qui signifie inflammation et pituite, c'est par des déductions bien éloignées que l'on peut s'y reconnaître. Je ne vois point quel avantage il y aurait à écrire phrénésie au lieu de frénésie, puisque l'esprit n'est en rien soulagé lorsqu'en lisant ce mot il doit se rappeler que opáv, d'où il dérive, signifie esprit, jugement, ce qui est précisément le contraire de frénésie, frénétique (1). Ces minutieuses distinctions, du domaine de la philologie, et sujettes à des discussions interminables, maintenant surtout que les origines sanscrites sont invoquées en étymologie, doivent-elles prendre place dans l'enseignement de l'orthographe? est-ce, d'ailleurs, dans un Dictionnaire de la langue usuelle qu'elles doivent s'offrir? La conclusion logique de tout ceci, c'est qu'il n'y a pas lieu de tenir rigoureusement compte de ce genre d'étymologie dans l'écriture, et qu'on ne doit la conserver qu'aux mots spécialement consacrés à la science et de récente formation. Un helléniste, d'ailleurs, reconnaîtra tout aussi bien dans une orthographe française simplifiée les vestiges grecs ou latins que le fait dans sa langue un Italien ou un Espagnol. Qu'on écrive phénomène ou fénomène, fantôme ou phantôme, orthographe ou ortographe ou plutôt ortografe (et mieux encore ortografie), diphthongue ou diftongue, métempsychose ou métempsycose, (1) Ppevitiάw, qui dérive également de opv, a, il est vrai, le sens que nous donnons à frénésie; mais, pour recourir même à cette origine, il faudrait écrire ce mot frénisie ou frénite, frénitique, et non frénésie, frénétique : en grec φρενίτις, φρενιτικός, ce sont toujours des mots grecs pour celui qui sait le grec : mais il s'étonnera de voir certains mots ainsi accoutrés, tandis que d'autres de même provenance ne le sont pas. Cette manière d'écrire, agréable à certains humanistes, satisfait-elle toujours un goût délicat? Molière eût-il vu avec plaisir son Misantrope et sa Psiché écrits autrement qu'il ne l'a fait dans toutes ses éditions (1)? Quant aux personnes, en si grand nombre, qui ne savent pas le grec, l'orthographe étymologique ne peut leur être d'aucun secours. Doit-on faire apprendre le grec dans les écoles primaires? Il faudrait même alors que cette étude, aussi bien que celle du latin, précédât l'enseignement du français. D'ailleurs, ces mots que nous écrivons tantôt par th et ph et tantôt par t ou f, bien que tous dérivés du grec, avaient primitivement un son dès longtemps perdu et que n'a jamais connu la basse latinité d'où procède notre langue. Ainsi fameux, dérivé de pán, en éolien páμa, transformé par les Latins en fama, d'où famosus, n'a pas été écrit par eux avec ph, parce que, disent les grammairiens, les mots écrits par ph se prononçaient avec une différence marquée, pour distinguer le fet le ph. Quintilien nous apprend que les Latins, en prononçant fordeum (pour hordeum) et foedus, faisaient entendre un son doucement aspiré, mais qu'au contraire les Grecs donnaient à leur une aspiration très-forte, au point que Cicéron se moquait d'un témoin qui, ayant à prononcer le nom de Fundanius, ne pouvait en proférer la première lettre (2). Puisque nous savons qu'il a plu aux (1) La première édition du Misantrope est de 1667; celle de Psiché, de 1671. Dans les diverses éditions des œuvres jusqu'à celle de 1739, 8 vol. in-12, donnée soixante-six ans après la mort de l'auteur, je vois ces deux comédies exactement imprimées sous ce titre, et le Théâtre-Français avait si bien conservé l'ancienne tradition que l'un de nos plus célèbres académiciens se rappelle avoir vu dans sa jeunesse, sur les affiches du Théâtre-Français, le nom du Misantrope écrit sans h. On n'a plus, malheureusement, aucun manuscrit de la main de Molière, mais on peut être assuré qu'il écrivait selon l'orthographe française. (2) Quin fordeum fœdusque pro aspiratione vel simili littera utentes : nam contra Græci aspirare solent, ut pro Fundanio Cicero testem, qui primam ejus litteram dicere non posset, irridet. » Instit. orat., I, 4, 14. Terentianus Maurus Latins d'écrire certains mots dérivés du grec les uns par ph, les autres par f (bien qu'en grec la lettre soit toujours la seule et la même pour tous) afin de les prononcer à leur guise, prononçons alors différemment les mots où l'on voudrait encore conserver le ph. Distinguons donc la prononciation phénomène, parvóμevov, traduit par les Latins phænomenon, de celle de frairie, opaτpía, revêtu d'un fpar les Latins (fratria), et tâchons de retrouver ce je ne sais quel pulsus palati, linguæ et labrorum dont parle Quintilien. Mais déjà nous prononçons le son f de deux manières, faible avec l'f simple dans afin et facile, forte avec la double f dans affliger et affreux. Pour être conséquents, nous devrions prononcer philosophie avec un troisième son encore plus rude. L'Académie qui, dans le cours de ses éditions, a déjà remplacé par notre f français le ph des Latins dans un si grand nombre de mots, ne devrait plus tolérer de tels contrastes. Pourquoi les Grecs écrivaient-ils certains mots par et d'autres par? Parce que la prononciation du différait sensiblement de celle du T, et cette prononciation du 0, th, qui se conserve encore chez les Grecs, se retrouve et avec le même son dans la langue anglaise. Un Anglais prononcera donc autrement que nous authentique, épithète, mythologie, théâtre. Mais puisqu'en français le th et le t n'ont qu'un seul et même son parfaitement identique, nous devons, ainsi qu'on l'a fait pour trésor, trône, etc., écrire par un seul et même signe tous les mots qui, par un long usage, sont devenus français. En suivant cette voie, on rendra notre orthographe logique et conséquente. dit que la lettre ƒ en latin avait un son doux et faible : « Cujus (literæ f) a græca (litera) recedit lenis atque hebes sonus, » p. 2401, éd. Putsch. Priscien, p. 542, dit que dans beaucoup de mots le a été remplacé par le f: fama, fuga, fur (pop), fero, etc., et que dans d'autres on garde ph. « Hoc tamen scire debemus quod non tam fixis labris pronuntianda ƒ, quomodo ph, atque hoc solum interest inter fet ph.» Ailleurs, p. 548, il ajoute : « Est aliqua in pronuntiatione literæ ƒ differentia (d'avec le ), ut ostendit ipsius palati pulsus et linguæ et labrorum. » La bizarrerie de notre écriture est le premier objet qui frappe les yeux aussi bien des nationaux que des étrangers; elle contredit l'esprit net, clair et logique du français que l'Académie maintient dans sa pureté par l'exactitude de ses définitions et la précision de ses exemples. L'illustre compagnie doit donc apporter le même soin à l'orthographe, qui est l'empreinte visible de notre langue transmise par tant de chefs-d'œuvre jusque dans des contrées dont nous ignorons même le nom. Puisque pour les mots que nous empruntons aux langues vivantes, nous cherchons à franciser leur orthographe plutôt que de conserver leur figure originaire, pourquoi ne pas agir de même à l'égard des langues mortes? On s'est accordé à écrire, à la satisfaction de tous, vagon et non waggon, valse et non walse, chèque et non check, cipaye et non cipahi, contredanse et non country dance, gigue et non gig, loustic et non lustig, arpége et non arpeggio, roupie et non rupee, stuc et non stucco. De riding coat on a fait redingote, de beefstake, bifteck, qu'il serait mieux d'écrire biftec, de roast beef, rosbif; de packet boat, paquebot; de toast, tost et toster; de sauer kraut, choucroute, etc. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour les mots où les th, les ph figurent aussi désagréablement dans notre système orthographique que les w et les k des Saxons et des Germains, tandis que nos mots dérivés du grec reprendraient si bien leur figure française avec des f et des t? L'Académie, d'ailleurs, par un moyen simple et adopté aujourd'hui dans tous les dictionnaires, peut maintenir la tradition étymologique, bien plus efficacement que par la conservation accidentelle de quelques lettres qui troublent la simplicité de notre orthographe: il suffirait dans la prochaine édition de placer en regard du mot français le mot grec d'où il dérive immédiatement. Si, dans la première édition de son Dictionnaire et même dans les suivantes, l'Académie fit acte de haute sagesse en n'y faisant pas figurer les étymologies grecques et latines, attendu que la science, alors incertaine, faisait souvent fausse route, aujourd'hui les bases des étymologies sont trop assurées pour que l'addition des mots racines puisse être un sujet de controverse, étant surtout limitée aux seuls mots qui dans le Dictionnaire avaient des th et des ph. Renchérir sur le premier Dictionnaire de l'Académie et réintégrer dans la langue française l'orthographe étymologique grecque et latine dans des milliers de mots d'où l'usage et l'Académie l'ont bannie est une impossibilité, tandis que la modification qui atteindrait les th et ph des mots de la langue usuelle qui les conservent encore ne porterait pas sur plus de deux cents mots (1). Je lis dans un des écrits les plus sages sur la réforme de l'orthographe le passage suivant (2): << Si l'on veut conserver l'étimologie, il faut remètre des consones sans valeur dans plus de dis mile mots d'où on les a banies depuis long-temps. Quelque sistême qu'on veuille adopter, il faut tâcher d'être conséquent. L'usage actuel et le sistême des étimologies sont trop souvent en contradiction pour qu'on puisse alier ensemble les principes de l'un et de l'autre. Ainsi, puisque la prononciation nous a fait abandonner l'étimologie dans une partie de nos mots, la même raison nous invite à l'abandonner dans les létres étimologiques ne se prononçant point. >> (1) Les mots de la langue usuelle ayant un th sont au nombre d'environ soixantedix: .: ceux, un peu plus nombreux, ayant un ph sont au nombre d'une centaine. Les autres, pour la plupart, sont des termes de médecine, de chirurgie ou des arts, qui s'écrivent rarement, et sont consacrés à des professions spéciales; les personnes qui les exercent en connaissent l'origine et la signification, ce qui pourrait exempter ces mots d'être revêtus d'une forme bizarre que les Grecs, amis du simple et du beau, ne reconnaîtraient pas. Les mots ichthyographie triphthongue, apophthegme, contiennent chacun deux ou trois consonnes déplaisantes qu'ils n'ont pas en grec : ἰχθυογραφία, τρίφθογγος, ἀπόφθεγμα, etc. Toutefois, comme ces mots ne sont pas de la langue usuelle, on pourrait leur conserver leur appareil scientifique. (2) De l'Orthographe, ou des moyens simples et raisonnés de diminuer les imperfections de notre orthographe, de la rendre beaucoup plus aisée, pour servir de supplément aux différentes éditions de la grammaire française de M. de Wailly (membre de l'Académie française). Paris, Barbou, 1771, in-8. |