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lettrés n'en composent qu'une faible partie, et pourtant il est évident qu'il faudrait avoir étudié l'histoire de notre langue et être latiniste consommé pour savoir écrire d'après ce système, heureusement tombé en désuétude depuis 1740. Nos paysans, nos ouvriers, connaissent le mot école, mais il y en a qui ignorent même l'existence des mots scolaire et scolastique; il en est de même pour écrire et proscrire, prescrire, etc.; la multitude serait donc exposée à écrire mal, et pourtant l'écriture correcte ne doit pas être le monopole d'une minorité. Pour ceux qui se soucient de la parenté des mots, je ne vois pas de difficulté, et ils ne seront pas embarrassés pour reconnaître que décrire et description ont une origine commune, bien que formés dans des conditions différentes.

Mais outre le trouble dans la mémoire qui résulterait de cette introduction de lettres inutiles, il y a une autre question plus grave encore c'est celle de la prononciation. M. Jullien ne se dissimule pas que cette orthographe amènerait avec le temps à prononcer ces lettres radicales; on prononcerait donc escrire, coulpable, contract, etc. Or, la formation des mots obéit à une autre loi que celle de la conservation servile des lettres caractéristiques; elle est soumise aux exigences de l'euphonie, à l'harmonie de sons propre à chaque langue. Ainsi l'on peut constater que l'ou ne souffre pas la lettre / suivie d'une ou plusieurs consonnes, tandis que cette agglomération peut avoir lieu après l'u; c'est pourquoi on a coupable et inculper, soufre et sulfureux, voûte et évolution, etc. Le ct sonnerait mal à la fin du mot contract, mais la voyelle suivante en facilite la prononciation dans le verbe contracter. Il serait peu harmonieux de prononcer à la lettre le mot souspçon où se heurtent trois consonnes de suite. Dans le vieux français on écrivait et sans doute on prononçait souspeçon (voir le tableau, page 112), mais dès l'instant qu'obéissant au génie abbréviatif de notre langue la voyelle e tomba, elle entraîna forcément dans sa chute la lettres pour rendre la prononciation plus douce. Notre langue actuelle se compose, comme on sait, de deux couches de mots dont la démarcation est très-sensible; il serait téméraire de vouloir ramener les mots éclos sous l'influence du génie national, comme écrire, soupçon, à revêtir l'uniforme des mots calqués par les savants sur le latin, tels que scribe, proscription, suspect, suspicion. Or l'introduction des radicales muettes ne suffirait même pas, il faudrait encore changer très-souvent les

voyelles qui les précèdent, et par conséquent dénaturer les vocables. Il faudrait done, sacrifiant les mots vraiment français aux mots forgés par les savants, accueillir culpable, suspçon, sulfre, etc. Cette unification arbitraire dénaturerait à la fin l'essence même de la langue.

Son traité des Principales etymologies de la langue française est un dictionnaire des racines qui entrent dans la composition des mots de notre langue, précédé d'une étude de la formation des vocables. Ce travail intéressant, devenu utile depuis que l'on a renoncé aux dictionnaires disposés par racines, jette quelque lumière sur plus d'une question orthographique. Nous en extrayons un passage relatif aux doubles consonnes, du moins à celles qui n'ont aucune raison de subsister dorénavant dans notre langue :

« Les consonnes ont été doublées, surtout quand il s'est agi des nasales ou des dentales, par des raisons tout à fait étrangères à l'étymologie proprement dite, et qui n'ont pas moins contribué à rendre la formation des mots irrégulière en apparence. Ainsi homme, femme, avec deux m, viennent de homo et de femina, qui n'en ont qu'une; bona a formé bonne, donare, donner, et christiana, chrétienne, si l'on n'aime mieux tirer ce dernier du masculin chrétien. La raison de tout cela, c'est que les syllabes dont il s'agit étaient nasales en latin ou du moins ont été prononcées nasales chez nous pendant la formation de notre langue; et c'est pour conserver dans l'écriture la nasalité entendue qu'on a écrit homme, femme, donner, chrétienne. C'est qu'alors on prononçait un hon-me, une fan-me, don-né, chrétiain-ne, etc. Aujourd'hui que nous prononçons avec les voyelles orales et ouvertes ho-me, fa-me, do-né, crétiè-ne, etc., nous nous étonnons à bon droit d'une orthographe qui contrarie également l'étymologie et notre prononciation.

« D'autres consonnes ont été doublées ou dédoublées par des raisons qu'on peut nommer d'épellation, parce que les règles données à cet égard viennent de la manière dont nous épelons les lettres pour les assembler dans les syllabes. Je prends pour exemple le verbe appeler, tiré du latin appellare; il n'a qu'une seule, tandis que le latin en a deux ; au présent de l'indicatif il reprend les deux ll, j'appelle, comme l'indique le latin appello; mais il en perd une de nouveau au pluriel, nous appelons. Tout le monde comprend d'où vient cette marche singu

lière. Quand la dernière syllabe est sonore, la pénultième est muette; et alors l'e ne doit être suivi que d'une consonne. Au contraire, quand la dernière est muette, la pénultième est sonore; et l'on sait qu'un moyen fort ancien chez nous de marquer l'e ouvert, a été de doubler la consonne suivante, surtout à l'époque où les accents étaient inusités, c'est-à-dire jusqu'à la fin du dix-septième siècle. C'est pour cela qu'on écrit j'appelle, et j'appellerai, et d'un autre côté appelant et j'appelais. L'orthographe latine n'a eu sur ce changement qu'une très-faible influence, puisque nous avons quelquefois mis deux consonnes où il n'y en avait qu'une en latin, comme dans cruelle, venu de crudelis, muelle venu de muta, fidèle même, qu'on écrivait fidelle au temps de Louis XIV, quoiqu'il fût venu directement de fidelis, où il n'y a jamais eu qu'une seule 7 (1). »

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Les considérations émises par M. Jullien dans la Revue de l'Instruction publique ont trop d'importance pour ne pas être reproduites intégralement.

Questions universitaires. De la nécessité de quelques réformes dans l'orthographe française.

« Par un arrêté royal en date du 25 janvier dernier, le roi des Belges a nommé une commission qui doit s'occuper de ramener à l'uniformité l'orthographe de la langue flamande. Cet arrêté, pris en lui-même, n'intéresse que ceux qui parlent ou écrivent le flamand; il ne nous occuperait donc pas s'il n'était précédé d'un rapport du ministre de l'intérieur, dont quelques considérants s'appliquent d'une manière toute spéciale à la langue française et méritent ainsi l'attention des hommes sérieux de tous les pays. « Je transcris ces lignes importantes :

En vous faisant cette proposition, Sire, mon intention n'est nullement d'im«poser une orthographe officielle, mais il importe qu'il y ait accord entre le système orthographique enseigné dans les établissements de l'État, et le sys«tème adopté par les philologues et les hommes de lettres qui sont les seuls juges compétents de la matière. La commission dont j'ai l'honneur de proposer « l'institution aura donc à continuer l'œuvre commencée en 1836 et à recher<< cher les moyens d'arriver à l'unité désirable. Le gouvernement, après avoir « pris connaissance de son travail, et tout en respectant la liberté individuelle,

(1) Voir p. 403, la manière dont la Bruyère orthographie ce mot.'

« pourra adopter et préconiser, dans les limites de ses attributions, les règles « établies par la commission. L'autorité morale de cette commission suffira, j'en «ai la conviction, pour rallier les opinions les plus divergentes et ramener à « un système uniforme tous ceux qui s'occupent de la culture des lettres « flamandes. >>

« Mettez françaises à la place de ce dernier mot, et les principes qui ne touchent dans la proposition belge qu'à un petit peuple et à un petit coin de terre, vont s'adresser au monde entier. Ils intéresseront surtout les Français, dont l'écriture est tellement irrégulière qu'il n'y a pas de règle pour un tiers peut-être de leurs mots; ou que les règles, si l'on consent à prendre pour régulateur le Dictionnaire de l'Académie, sont tellement capricieuses qu'il n'y a pas un homme au monde qui les puisse posséder.

« Ajoutez qu'à l'entrée de toutes les carrières, et surtout des carrières administratives, des devoirs sont dictés aux aspirants pour s'assurer de la connaissance qu'ils ont de l'orthographe de leur langue; qu'il n'y a pas pour eux d'autre moyen de se tirer d'affaire que de connaître par l'usage ou de savoir par cœur les mots qui leur sont donnés; et que si quelqu'un s'amusait à faire entrer dans la dictée des mots choisis exprès parmi les inusités, les juges ne seraient pas plus capables de corriger les copies que les concurrents de les écrire sans faute.

« Cette assertion peut sembler exagérée à ceux qui n'ont pas étudié de près la question. Elle n'est que rigoureusement vraie. On connaît l'ouvrage intitulé: Remarques sur le Dictionnaire de l'Académie, où feu Pautex relevait les contradictions et erreurs matérielles qui fourmillent dans cet ouvrage. M. Littré, dans son Dictionnaire de la langue française, signale à tout moment à l'Académie des contradictions formelles dans l'écriture des mots dérivés ou composés des mêmes éléments. On peut surtout reconnaître l'étendue du mal dans le volume de M. Blanc intitulé: Enseignement méthodique de l'orthographe d'usage sans le secours du grec et du latin. Cet auteur prend pour base de son travail le Dictionnaire de l'Académie; il n'a aucun désir de le critiquer; mais à propos des diverses catégories de mots qu'il établit pour en favoriser l'étude mnémonique, il cite les exceptions; et celles-ci sont si nombreuses qu'on ne saurait quelquefois dire où est la règle. J'en citerai deux ou trois exemples, car cela vaut mieux pour convaincre les lecteurs que des assertions générales comme celles que je viens d'écrire. Parmi les substantifs en ment tirés des verbes en ier ou

yer (p. 102), il y en a seize qu'on peut écrire avec ou sans e intérieur : aboiement et aboîment, etc.; il y en a vingt et un où l'e reste toujours balbutiement, etc.; il y en a quatre où l'e reste, mais précédé de l'y délayement, etc.; il y en a trois enfin où l'e ne doit pas paraître : châtiment, dénûment, éternument. Remarquez même que, de ces trois, le second prend l'accent circonflexe que les deux autres rejettent. Parmi les verbes en oter, qui sont au nombre de quatre-vingt-quatre, soixante et un seulement ont un simple; les vingt-trois autres le doublent sans qu'aucun changement dans le son ni aucune raison étymologique justifient ce changement d'orthographe.

« Je voudrais trouver une liste des verbes en eter et eler (1). Je ne sais pas précisément combien nous en avons, mais il y en aurait deux ou trois cents que je n'en serais pas surpris. Or ces verbes présentent cette particularité, que partout où la dernière syllabe est muette, l'e qui la précède doit devenir ouvert. Cet è ouvert se marque soit par un accent grave comme dans geler, je gèle, acheter, j'achète; soit en doublant la consonne intermédiaire : appeler, j'appelle, jeter, je jette; et chacun voit déjà combien il est difficile de se rappeler, sans aucune raison déterminante, le choix qu'il faut faire entre ces deux orthographes. Mais il y a plus; pour un grand nombre de ces verbes, l'Académie ne donne pas d'exemple où le dernier e soit muet, de sorte que l'écrivain restant libre de choisir entre les deux méthodes, le juge, à son tour, est libre de le condamner, quelque voie qu'il ait suivie.

<< Sans doute, selon l'expression du ministre belge : « il n'est pas du tout ici question d'imposer une orthographe officielle, » chacun reste libre d'écrire comme il lui plaira, à la seule condition de passer pour un ignorant si son écriture s'écarte trop des habitudes reçues mais, dans un pays comme la France, où l'administration étend ses branches jusqu'aux plus extrêmes limites, où les écritures jouent un rôle si étendu, selon quelques-uns même si exagéré, au moins serait-il bon que notre orthographe courante fût soumise à un système régulier, et ne dépendît pas uniquement du caprice de quelques académiciens, si ce n'est plutôt, comme on l'a dit avec raison, de celui des correcteurs de l'imprimerie où le dictionnaire est mis sous presse.

<< Notez que ce dont il s'agit ici s'est déjà fait ailleurs. L'Italie

(1) Voir le Code orthographique de M. Hetrel, p. 219 et 224.

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