III DES TIRETS OU TRAITS D'UNION. Les Grecs et les Latins ne divisent pas les mots qui, composés de plusieurs, n'en forment réellement qu'un seul, tels que, en grec, ἀντιπέραν, vis à vis; παράπαν, tout à fait; παραμηρίδια, haut-de-chausses; aρáλoyos, contre-sens; Tapaxpñμa, surle-chamр; cúμжαv, tout à la fois; aípvns, tout aussitôt; epippon, tout à l'entour. Et de même en latin: adhuc, jusqu'à présent, jusqu'à ce jour; hucusque, jusqu'ici; alteruter, l'un ou l'autre; propemodum, à peu près; propediem, jusqu'à ce jour; ejusmodi, de cette façon; quoadusque, jusqu'à ce que; quantuluscumque, quelque petit qu'il soit; nihilominus, néanmoins; verumenimvero, à la vérité. Les Grecs, dans la formation des mots composés, avaient souvent recours à la contraction et même à la suppression de la lettre finale : de ὄψον, όψοφαγία, οψοπώλης; de νόμος, νομοθέτης; dans κορυθαίολος, dans ποδάρκης, dans μονάρχης, il y a même suppression de deux lettres. Quelquefois, pour adoucir la prononciation, le v se change en Y, Taууáλɛжоç. De même les Latins, de postero die, ont fait postridie. Usant du même procédé, nous avons fait de bas bord, bâbord; de bec jaune, béjaune, de contre escarpe, contrescarpe; de contre trouver, controuver; de corps, corsage, corset; de il n'y a guères, naguère; de tous jours, toujours; de la plus part (1), plupart; de passe avant, passavant; de néant moins, néanmoins; de plat (1) L'Académie, dans son Dictionnaire de 1694, écrit tousjours, pluspart. fond, plafond; de plus tôt, plutôt; de vaut rien, vaurien; de sous rire, sourire; de sous coupe, soucoupe, etc.; de ores en avant, est devenu dorénavant (1); à l'entour, alentour, etc. Dans les autres langues, les mots composés ne forment qu'un seul mot, ou, si les traits d'union sont quelquefois admis, ils sont employés de manière à n'offrir aucune difficulté grammaticale. La langue italienne, qui de toutes se rapproche le plus de la nôtre, de plusieurs mots n'en forme qu'un seul (2): acquavita, eau-de-vie (3); affatto, tout à fait ; capodopera, chef-d'œuvre : nulladimeno, néanmoins; contuttociò, avec tout cela; conciosiacosachè, conciofossecosachè, puisque, bien que; perlaqualcosa, c'est pourquoi; et en espagnol : guardacostas, gardecôte; contraprueba, contre-épreuve; guardasellos, garde des Sceaux, etc. Palsgrave, dans son Esclarcissement de la langue francoyse, en 1530, écrivait aulcunefoys, souventes foys, autravers, paradventure, jusqu'adix, jusqu'aumourir. Dans nos anciens manuscrits, on ne voit aucun trait d'union (4), non plus que dans les dictionnaires de Robert Estienne. C'est dans le Dictionnaire de Nicot que je le vois appala première fois, en 1573. raître pour (1) Ce composé s'est écrit d'abord de ores en avant, puis d'ores en avant, doresenavant, puis doresnavant, dorenavant, et enfin dorénavant. (2) Je me rappelle avoir lu dans Boccace contultosiacosachè. (3) Les Espagnols en ont fait aussi un seul mot: aguardiente, contracté de agua ardiente. (4) « Quant à l'accent enclitique (sorte de trait d'union), disait Dolet en 1540, il n'est point recevable en la langue françoyse, combien qu'aulcuns soient d'aultre opinion. Lesquelz disent qu'il eschet en ces dictions, ie, tu, vous, nous, on, ton. La forme de cest accent est telle,' : par ainsi ilz vouldroient estre escript en la sorte qui s'ensuyt : M'attenderai' ie à vous? Feras tu cela? Quand aurons'. nous paix? Dict' on tel cas de moy? Voirra' lon iamais ces meschants puniz? Derechef ie t'aduise que cela est superflu en la langue françoyse et toutes aultres: car telz pronoms demeurent en leur vigueur, encores qu'ilz soient postposés à leurs verbes. Et qui plus est, l'accent enclitique ne conuient qu'en dictions indeclinables, comme sont en latin, ne, ve, q', nam. Qu'ainsi soit, on n'escript point en latin en ceste forme: Feram' ego id iniuriæ ? Eris' tu semper tam nullius consilij? Tiens donc pour seur que tel accent n'est propre aulcunement à nostre langue.. Le grand nombre de mots connus sous la dénomination de mots composés, parce qu'ils n'expriment qu'une seule idée ou qu'un seul objet avec le concours de plusieurs mots, sont maintenant tantôt réunis par un tiret ou trait d'union, tantôt séparés, sans tirets, et tantôt groupés en un mot unique. : Isolés, ces mots offrent souvent un sens tout différent de celui qu'ils auraient s'ils étaient réunis belle-mère, bellesœur, beau-père, blanc-bec, belle-de-jour, ont un sens général tout autre que le sens spécial de leurs composants. Il convient donc de les grouper le plus possible en un seul mot qui représentera bien mieux l'idée particulière qu'ils veulent exprimer. Par là serait évitée la difficulté, souvent si grande, de l'orthographe du pluriel, car, dans une foule de cas, on ne sait si la marque s ou x doit s'appliquer au premier ou au second des composants, ou bien à tous deux. Les mots composés, une fois agglutinés, rentrent dans la règle générale de formation du pluriel des substantifs. Ainsi, en écrivant des femmes, des paroles aigredouces, des discours aigredoux, des rougegorges, des cassecous, des cocalanes, des choufleurs, on n'a plus à hésiter pour savoir où mettre l's, et s'il faut écrire discours aigres-doux ou aigre-doux, des femmes aigres-douces ou aigre-douces, des rouges-gorges, des casse-cous, des coqà-l'ânes ou des coqs-à-l'âne (1), des choux-fleurs, etc. Si l'on permettait d'écrire chefdœuvre, ou plutôt chédœuvre au singulier et chédœuvres au pluriel, et non chefs-d'œuvre, comme on le fait maintenant, les poëtes n'auraient plus à regretter de ne pouvoir dire : chédœuvres éternels, les chédœuvres humains, ce que ne permet pas l'orthographe admise, chefsd'œuvre (2). (1) Ces vers de Regnard en sont la preuve : Pour être un bel esprit, Il faut avec dédain écouter ce qu'on dit ; Rêver dans un fauteuil, répondre en coq-à-l'ânes Et voir tous les mortels ainsi que des profanes. Le Distrait, act. IV, sc. 7. (2) L'Académie, pour éviter les controverses grammaticales, a souvent omis L'Académie écrivant: aussitôt, aujourd'hui, auparavant, auprès, aplomb, embonpoint (qu'il serait mieux d'écrire enbonpoint, puisqu'on a mal-en-point), pourrait écrire sans tiret. acompte, audevant, apropos, aprésent. Pour trouver ces quatre mots au Dictionnaire, il faut aller les chercher à Compte, à Devant, à Propos, à Présent. L'Académie écrivant : plutôt, plupart (où le s e-t retranché) (1), bienheureux, bienséant, biendisant, médisant, pourrait écrire sans tiret: bienaimé, bienêtre, plusvalue ou pluvalue, et, en un seul mot plusqueparfait, comme elle écrit imparfait. Puisqu'elle écrit betterave, pourquoi chou-rave? L'Académie, écrivant comme on prononce bâbord, terme de mer, et non bas-bord, pourrait écrire sans tiret bassetaille, bassecour, ce qui éviterait ce pluriel : des basses-cours, des basses-tailles. Elle écrit avec raison bientôt : elle devrait faire de même d'indiquer les pluriels, laissant indécis si l'on doit écrire des clair-obscurs ou des clairs-obscurs, maître-autels ou maîtres-autels, brèche-dent ou brèchedents. En formant un seul mot des deux, on trancherait la difficulté: un clairobscur, des clairobscurs; un maitrautel, des mailrautels. Un grammairien d'un vrai mérite explique ainsi l'orthographe académique d'un gobe-mouches et un chasse-mouche. « Un gote-mouches ne prendrait pas ce nom s'il n'en avalait qu'une et on écrit saus s un chasse-mouche parce qu'il suffit d'une mouche pour en être importuné. » En écrivant un gobemouche, des gobemouches, un chassemouche et des chassemouches, on soulagerait la grammaire de ces subtiles distinctions. L'Académie écrit eau-forte et eau seconde, eau régale. Comment se rendre compte de la distinction subtile qui nécessite le trait d'union mis par l'Académie au premier seul de ces composés, tandis qu'elle écrit séparément les deux autres ? On devrait les écrire en un seul mot, et de même eaudevie, belledejour, belledenuil. Le mot garde-malade peut s'écrire de cinq manières différentes, selon l'analyse qu'on fera des composants: une garde-malade, garde de malade; une garde-malades, qui garde des malades, des garde-malade, qui gardent le malade ou un malade; des gardes-malade, comme gardes-marine, gardiens de malade; des garde-malades, qui gardent les malades; et enfin des gardesmalades. Ce pluriel, qui semble le plus généralement adopté, est le moins logique de tous. La forme gardemalade supprime ces puériles difficultés. (1) Quant au genre des lettres, selon l'Académie, on doit écrire tantôt une s, tantôt le s. Il en est de même pour d'autres lettres f, l, m, n, r; à cet égard, il faut aussi prendre un parti. pour sans doute, dont les composants ne sont pas même réunis par un trait d'union. Cependant, sans doute exprime trèssouvent le doute, au lieu d'un sens affirmatif: il viendra sans doute signifie il viendra probablement, peut-être. On devrait donc écrire sansdoute ou mieux sandoute, comme plutôt, souvenir, plafond, etc. Elle écrit sans tiret clairvoyant, et avec tiret clair-semé, à claire-voie. Elle écrit en un seul mot: contrebande, contrecarrer, contredanse, contredire, contrefaçon, contrescarpe, etc., et devrait écrire aussi sans tiret contr'épreuve ou contrépreuve, contrecoup, contrecœur, contremarque, contretemps, contresens, contrepoids, contrepied, contrelettre, contrefort, contrordre. Contre-poison, contre-taille, sont ainsi écrits à leur ordre alphabétique; mais, dans le cours de son Dictionnaire, l'Académie écrit contrepoison, contretaille. L'Académie écrit: entrecouper, entrelacer, entrelacs, entremettre, entrelarder, auxquels elle devrait ajouter sans tiret: entredonner, entredéchirer, entredeux, entrepont, entresol et soussol ou mieux sousol (1). (1) Dans les quatre éditions précédentes, l'Académie écrit entresol d'un seul mot, de même qu'elle écrit en un seul mot tournesol, parasol, préséance, présupposer, vraisemblance, et qu'on devrait écrire havresac, bouleselle (et non havre-sac, boute-selle), en prononçant l's comme il devrait toujours être prononcé et non comme z. M. J. Quicherat observe avec raison (Traité de versification française, p. 3) que « l'Académie a tort d'écrire dissyllabe et qu'on doit écrire disyllabe, comme dimètre, dilemme : la particule dis n'ayant rien à faire dans cette composition. Il serait désirable que partout où l's se prononce z, cette dernière lettre pût un jour la remplacer. On écrivait autrefois hazard, hazarder, nazillard, magazin. Corneille écrivait cizeaux; on devrait donc écrire de même bizeau, nazeau, puisqu'on écrit nes. Bossuet, dans les manuscrits de ses Sermons, p. 52, écrit: vous oziez. La lettre ≈ est simple, euphonique et gracieuse. Il est regrettable qu'on ait cru en devoir restreindre l'emploi aux seuls mots suivants : alezan, alèze, alizé, alizier, amazone, apozème, azerole, azerolier, azimut, azote, azur, azyme, balzan, bazar, benzine, bézoard, bizarrerie, bonze, bronze, Byzance, canezou, colza, coryza, czar, dizain, dizaine, dizenier, donzelle, douzaine, douze, épizoolie, |