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a pu, non sans quelque apparence de raison, en prendre ombrage au nom de la philosophie elle-même. Celle-ci n'allait-elle pas s'appauvrir de tout ce que gagnait celle-là ? Ne voyait-on pas les meilleurs esprits dépenser au service de l'histoire un temps et des forces qu'ils auraient, sans elle, consacrés utilement au travail philosophique ? Et chez ceux qui restaient encore fidèles à la philosophie, ne devait-on pas s'attendre à constater, sous l'influence dominante des méthodes historiques, un développement exagéré du sens critique, accompagné d'un affaiblissement de la puissance créatrice? Les faits ont prouvé la vanité de ces craintes. Un coup d'œil jeté sur l'époque actuelle montre que l'histoire et la philosophie peuvent exister et progresser côte à côte sans se nuire. D'une part, la pensée philosophique y est en pleine activité, elle revêt des formes originales, tente des voies nouvelles, rajeunit les antiques problèmes, revise ses méthodes; de l'autre, l'histoire ne cesse d'étendre le champ de ses recherches. Il suffit de rappeler, entre tant d'exemples, les patientes investigations auxquelles nous devons de mieux connaître chaque jour l'immense domaine de la philosophie médiévale, ainsi que la récente et heureuse initiative du professeur Dyroff, conviant les historiens de la philosophie à l'étude d'une des périodes les plus intéressantes, et malheureusement les plus négligées, celle de la Renaissance.

A mesure qu'elle se développait, l'histoire de la philosophie devait voir se poser les questions logiques que fait naître le progrès mème du travail scientifique. C'est, en effet, le contact prolongé avec son objet qui amène le savant à en approfondir la nature; c'est l'emploi journalier des procédés de recherche appropriés à cet objet qui l'incite à réfléchir sur sa méthode, c'est enfin les résultats obtenus qui lui permettent de fixer la valeur et les limites de sa science. En un mot, plus une science est avancée, plus riche est la matière qu'elle offre à l'examen logique et plus grand l'avantage qu'elle peut en retirer. Les historiens de

la philosophie l'ont compris. Si les nombreuses études entreprises pour préciser l'objet, le but et les méthodes de leur science n'ont pas toujours abouti aux mêmes conclusions, on n'en saurait pourtant nier l'importance, aussi bien pour l'histoire que pour la logique.

Que, dans une recherche de ce genre, la question d'objet doive précéder celle de méthode, une simple remarque suffit pour s'en assurer. Toute science ayant pour but la connaissance de son objet, la méthode n'est autre chose que le moyen d'atteindre ce but. Or, ce n'est pas le moyen qui détermine le but, mais bien au contraire la nature du but qui décide du choix du moyen.

Quel est l'objet de l'histoire de la philosophie? Telle est donc la première question que l'historien doit se poser. La réponse parait d'abord si évidente qu'on est tenté de tenir la question pour superflue. Mais sous cette apparente simplicité se cachent des difficultés réelles. C'est ce que nous allons essayer de montrer.

Dans l'ensemble des faits qui constituent la matière de l'histoire universelle, chaque histoire particulière se fixe son objet propre. Ceci suppose qu'elle en a une idée assez précise pour pouvoir le reconnaitre entre tous. Ainsi l'historien qui veut faire l'histoire des grèves, par exemple, ou des traités de commerce, ne le peut qu'à condition de savoir la nature des faits que ces noms désignent. Il reçoit de l'économiste et du juriste la définition de la grève ou celle du traité de commerce, et, grâce à elles, dégage de la masse des faits économiques et sociaux ceux qui, seuls, doivent former la matière de son étude. Rien de plus tentant qu'une pareille méthode pour l'historien de la philosophie. Par malheur, il y a presque autant de définitions de la philosophie que de philosophes, et si beaucoup apparaissent à l'examen comme des variétés d'un même type, il reste assez de différences pour que le choix s'impose. Mais, en choisissant, l'historien encourra le reproche de déterminer arbitrairement la matière philosophique. Il lui arrivera d'y faire

entrer tel fait auquel on donne généralement une autre épithète, ou, au contraire, de frapper d'ostracisme des produits de la pensée dont le caractère philosophique avait été admis jusque là sans discussion. Ainsi la matière de l'histoire partagera les vicissitudes des définitions, et, comme on peut toujours en former de nouvelles, il faudra désespérer de jamais fixer ce sol mouvant.

La difficulté, on le voit, a sa cause dans la multiplicité des définitions. Mais cette multiplicité elle-même, est-elle nécessaire ? Si elle ne l'est pas, ne suffira-t-il point d'en connaître la raison pour y échapper? Il n'y aurait sans doute pas tant de définitions différentes de la philosophie si l'on ne se hâtait de les échafauder sur des bases de faits trop étroites. Cette hâte est d'ailleurs explicable chez le philosophe, qui demande avant tout à la définition le principe directeur de son travail. Pour peu qu'on examine les définitions de la philosophie, on y reconnait un double caractère tandis qu'elles sont à priori ou génératrices dans la mesure où elles expriment, non une réalité observée, mais un idéal conçu, elles restent empiriques par quelque endroit, puisque le philosophe ne peut guère se dispenser de tenir compte des faits, et qu'au surplus, son idéal est toujours conditionné par le réel. Selon que l'un ou l'autre de ces caractères prédomine, la définition est plus ou moins utilisable pour l'historien. On peut dès lors imaginer deux cas extrêmes dans l'un, la définition serait entièrement à priori, dans l'autre entièrement empirique. Dans le premier, l'objet ne précéderait pas la définition, mais serait posé par elle. L'historien de la philosophie n'en pourrait faire aucun usage, puisque, par sa nature même, elle ne s'appliquerait à aucun des faits antérieurs. L'identité du nom ne serait alors qu'un trompe-l'œil, cachant une différence radicale dans les choses. L'ordre de faits ainsi créé n'appartiendrait done pas à l'histoire de la philosophie. La définition entièrement empirique serait tirée de la totalité des faits philosophiques. Ici, il semble bien que l'on tienne enfin le critère

cherché. Mais ce n'est qu'une illusion, facile à dissiper. La totalité des faits philosophiques, qu'est-ce donc, sinon l'objet même de l'histoire? Vouloir en tirer une définition, c'est supposer l'histoire achevée. Or, sans parler de l'impuissance de l'esprit à épuiser une matière aussi riche, qui ne voit qu'il est contradictoire de faire de la même définition le résultat de l'histoire et la condition de sa possibilité ?

C'est donc vainement que l'historien demanderait à la définition un moyen infaillible de reconnaître les faits philosophiques. Mais l'échec est-il irréparable? Le service qu'on attendait de ce critère, c'était, en somme, d'assurer l'unité de la matière de l'histoire. Ne peut-elle l'ètre d'une autre façon ? On pourrait essayer de la chercher dans la succession des faits; dans le cas le plus favorable, celui où ils se suivraient sans interruption, on obtiendrait une unité de série mais c'est là une unité tout extérieure et, par suite, sans valeur pour l'historien. De fait, tout peut succéder à tout. Il faudrait que cette unité de série recouvrit une unité d'objet, et c'est justement ce qui est en question. Echapperat-on à la difficulté en disant que les faits philosophiques ne se succèdent pas seulement, mais s'engendrent les uns les autres? Non, puisque la cause n'est pas nécessairement de mème nature que l'effet. Nous n'avons garde de le nier, réplique-t-on aussitôt, mais nous prétendons que, dans le cas qui nous occupe, l'effet et la cause sont homogènes. Prouvez-le donc ! La preuve, dites-vous, est facile : les faits sont ici, en dernière analyse, des pensées; or une pensée ne peut sortir que d'une autre pensée par un processus logique, et une pensée philosophique aura sa raison dans une autre pensée philosophique. Qu'en savez-vous? Prétendez-vous donc qu'une pensée ne puisse s'expliquer, au moins en partie, par des facteurs extralogiques? Et pourquoi la pensée philosophique ne subirait-elle pas l'influence de pensées d'un autre ordre ? Pour parler moins abstraitement, croyezvous que le sentiment, les besoins du cœur, les aspirations de la foi religieuse, les idées scientifiques ne jouent aucun

rôle dans la formation des philosophies? Allons plus loin et négligeons pour un moment toutes ces objections. Il en reste une, décisive celle-là, à laquelle vous ne songiez pas. C'est qu'en esquivant le problème à l'intérieur de la série, vous le retrouvez nécessairement aux extrémités. Pourquoi, en effet, étudier cette série plutôt que toute autre ? C'est, dites-vous, parce qu'elle se compose de faits philosophiques. Mais comment savez-vous que ces faits sont philosophiques? Parce qu'ils appartiennent à la série ? Vous tournez dans un cercle vicieux. Voulez-vous en sortir en disant que chacun des faits emprunte son caractère du précédent, et cela en remontant de fait en fait jusqu'à celui qui ouvre la série? Mais ici il faut vous arrêter; vous ne sauriez échapper plus longtemps à la question qui vous poursuit si vous avez choisi ce fait comme point de départ, c'est sans doute que vous aviez un moyen de le reconnaître entre tous. Si le hasard avait décidé de votre choix, quelle apparence qu'il vous eût conduit précisément au fait dont vous aviez besoin? Direz-vous que c'est le terme et non le commencement de la succession qui décide pour vous de son caractère, on vous répondra que la même incertitude qui se trouvait dans l'un se retrouvera nécessairement dans l'autre.

Faut-il conclure que, dès le début de son travail, l'historien de la philosophie ne peut échapper à l'impuissance que par l'arbitraire ? Pour se soustraire à cette conclusion décourageante, on devrait prouver qu'en réalité on n'a pas épuisé tous les moyens de fixer l'objet de l'histoire. Essayons de fournir cette preuve.

Nous commençons par écarter, pour leur insuffisance manifeste, tous les critères qui ne nous feraient pas reconnaitre les faits philosophiques par leur nature. Mais alors, dirat-on, il ne reste que la définition, et vous l'avez éliminée. Nous touchons ici du doigt la cause de notre échec. En réalité, lorsque nous exigions de l'historien qu'il possédât une définition de la philosophie, nous exagérions singulièrement l'importance de la définition. Il n'en va pas autre

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