Il y a des couleurs gaies et des couleurs tristes: les premières sont plus du goût des enfants; elles leur siéent mieux aussi; et je ne vois pas pourquoi l'on ne consulterait pas en ceci des convenances si naturelles: mais du moment 5 qu'ils préfèrent une étoffe parce qu'elle est riche, leurs cœurs sont déjà livrés au luxe, à toutes les fantaisies de l'opinion; et ce goût ne leur est sûrement pas venu d'eux-mêmes. On ne saurait dire combien le choix des vêtements et les motifs de ce choix influent sur l'éducation. Non seulement d'a10 veugles mères promettent à leurs enfants des parures pour récompense, on voit même d'insensés gouverneurs menacer leurs élèves d'un habit plus grossier et plus simple, comme d'un châtiment. « Si vous n'étudiez mieux, si vous ne conservez mieux vos hardes, on vous habillera comme ce petit 15 paysan. » C'est comme s'ils leurs disaient: «Sachez que 20 l'homme n'est rien que par ses habits, que votre prix est tout dans les vôtres. » Faut-il s'étonner que de si sages leçons profitent à la jeunesse, qu'elle n'estime que la parure, et qu'elle ne juge du mérite que sur le seul extérieur? Si j'avais à remettre la tête d'un enfant ainsi gâté, j'aurais soin que ses habits les plus riches fussent les plus incommodes, qu'il y fût toujours gêné, toujours contraint, toujours assujetti de mille manières; je ferais fuir la liberté, la gaieté, devant sa magnificence: s'il voulait se mêler aux jeux d'autres 25 enfants plus simplement mis, tout cesserait, tout disparaîtrait à l'instant. Enfin je l'ennuierais, je le rassasierais tellement de son faste, je le rendrais tellement l'esclave de son habit doré, que j'en ferais le fléau de sa vie, et qu'il verrait avec moins d'effroi le plus noir cachot que les apprêts de sa 30 parure. Tant qu'on n'a pas asservi l'enfant à nos préjugés, être à son aise et libre est toujours son premier désir; le vêtement le plus simple, le plus commode, celui qui l'assujettit le moins, est toujours le plus précieux pour lui. Il faut Exercer les Cinq Sens Ici Rousseau a donné d'avance la théorie de nos « sports » modernes, qui ont remplacé les exercices des armes. Il parle successivement du développement des cinq sens, le toucher, la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat. Voici un extrait sur le toucher.1 Exercer les sens n'est pas seulement en faire usage; c'est apprendre à bien juger par eux, c'est apprendre, pour ainsi dire, à sentir, car nous ne savons ni toucher, ni voir, ni entendre, que comme nous avons appris. 5 Il y a un exercice purement naturel et mécanique, qui sert à rendre le corps robuste sans donner aucune prise au 10 jugement: nager, courir, sauter, fouetter un sabot,2 lancer des pierres; tout cela est fort bien: mais n'avons-nous que des bras et des jambes? n'avons-nous pas aussi des yeux, des oreilles? et ces organes sont-ils superflus à l'usage des premiers? N'exercez donc pas seulement les forces, exercez 15 tous les sens qui les dirigent; tirez de chacun d'eux tout le parti possible, puis vérifiez l'impression de l'un par l'autre. Mesurez, comptez, pesez, comparez. N'employez la force qu'après avoir estimé la résistance: faites toujours en sorte que l'estimation de l'effet précède l'usage des moyens. In- 20 téressez l'enfant à ne jamais faire d'efforts insuffisants ou superflus. Si vous l'accoutumez à prévoir ainsi l'effet de tous ses mouvements, et à redresser ses erreurs par l'expérience, n'est-il pas clair que plus il agira, plus il deviendra judicieux? S'agit-il d'ébranler une masse? s'il prend un levier trop long, il dépensera trop de mouvement; s'il le prend trop 1 Rousseau adopte ici l'ordre d'importance pratique, tandis que Condillac, pendant quelque temps son ami, et l'auteur du célèbre Traité des Sensations (1754), adopte l'ordre d'importance psychologique: la statue imaginée par Condillac reçoit d'abord l'odorat, qui suffit pour donner le sentiment de l'existence, puis viennent l'ouïe, le goût, et la vue; le toucher enfin, très important car il est le seul sens qui juge par lui-même des objets extérieurs. 2 Toupie. 25 court, il n'aura pas assez de force: l'expérience lui peut apprendre à choisir précisément le bâton qu'il lui faut. Cette sagesse n'est donc pas au-dessus de son âge. S'agit-il de porter un fardeau? s'il veut le prendre aussi pesant qu'il 5 peut le porter, et n'en point essayer qu'il ne soulève, ne serat-il pas forcé d'en estimer le poids à la vue? Sait-il comparer des masses de même matière et de différentes grosseurs? qu'il choisisse entre des masses de même grosseur et de différentes matières; il faudra bien qu'il s'applique à comparer leurs 10 poids spécifiques. J'ai vu un jeune homme très bien élevé, qui ne voulut croire qu'après l'épreuve qu'un seau plein de gros copeaux de bois de chêne fût moins pesant que le même seau rempli d'eau. Nous ne sommes pas également maîtres de l'usage de tous 15 nos sens. Il y en a un, savoir le toucher, dont l'action n'est jamais suspendue durant la veille; il a été répandu sur la surface entière de notre corps, comme une garde continuelle, pour nous avertir de tout ce qui peut l'offenser. C'est aussi celui dont, bon gré, mal gré, nous acquérons le plus tôt l'ex20 périence par cet exercice continuel, et auquel, par conséquent, nous avons moins besoin de donner une culture particulière. Cependant nous observons que les aveugles ont le tact plus sûr et plus fin que nous, parce que, n'étant pas guidés par la vue, ils sont forcés d'apprendre à tirer uniquement du premier 25 sens les jugements que nous fournit l'autre. Pourquoi donc ne nous exerce-t-on pas à marcher comme eux dans l'obscurité, à connaître les corps que nous pouvons atteindre, à juger des objets qui nous environnent, à faire en un mot, de nuit et sans lumière, tout ce qu'ils font de jour et sans 30 yeux? Tant que le soleil luit, nous avons sur eux l'avantage; dans les ténèbres, ils sont nos guides à leur tour. Nous sommes aveugles la moitié de la vie, avec la différence que les vrais aveugles savent toujours se conduire, et que nous n'osons faire un pas au cœur de la nuit. On a de la lumière, 35 me dira-t-on. Eh quoi! toujours des machines! Qui vous répond qu'elles vous suivront partout au besoin? Pour moi, j'aime mieux qu'Émile ait des yeux au bout de ses doigts que dans la boutique d'un chandelier. La Course, le Sens de la Vue, et la Générosité du Il s'agissait d'exercer à la course un enfant indolent et paresseux,1 qui ne se portait pas de lui-même à cet exercice 5 ni à aucun autre, quoiqu'on le destinât à l'état militaire; il s'était persuadé, je ne sais comment, qu'un homme de son rang ne devait rien faire ni rien savoir, et que sa noblesse devait lui tenir lieu de bras, de jambes, ainsi que de toute espèce de mérite. A faire d'un tel gentilhomme un Achille 10 au pied léger, l'adresse de Chiron même eût eu peine à suffire. La difficulté était d'autant plus grande, que je ne voulais lui prescrire absolument rien; j'avais banni de mes droits les exhortations, les promesses, les menaces, l'émulation, le désir de briller; comment lui donner celui de courir sans lui 15 rien dire? Courir moi-même eût été un moyen peu sûr et sujet à inconvénient. D'ailleurs, il s'agissait encore de tirer de cet exercice quelque objet d'instruction pour lui, afin d'accoutumer les opérations de la machine et celles du jugement à marcher toujours de concert. Voici comment je 20 m'y pris: moi, c'est-à-dire celui qui parle dans cet exemple. En m'allant promener avec lui les après-midi, je mettais quelquefois dans ma poche deux gâteaux d'une espèce qu'il aimait beaucoup: nous en mangions chacun un à la promenade, et nous revenions fort contents. Un jour il s'aperçut 25 que j'avais trois gâteaux; il en aurait pu manger six sans s'incommoder: il dépêche promptement le sien pour me 1 Il s'agit probablement du jeune Dupin, que la mère, protectrice de Rousseau, avait confié à celui-ci pendant qu'elle était sans autre «gouverneur » pour l'enfant. Rousseau n'en a pas conservé un excellent souvenir (Confessions, VII. Éd. Hachette, VIII, 206). demander le troisième. «Non, lui dis-je: je le mangerais fort bien moi-même, ou nous le partagerions; mais j'aime mieux le voir disputer à la course par ces deux petits garçons que voilà.» Je les appelai, je leur montrai le gâteau et leur pro5 posai la condition. Ils ne demandèrent pas mieux. Le gâteau fut posé sur une grande pierre qui servit de but; la carrière fut marquée; nous allâmes nous asseoir: au signal donné, les petits garçons partirent; le victorieux se saisit du gâteau, et le mangea sans miséricorde aux yeux des spec10 tateurs et du vaincu. 1 Cet amusement valait mieux que le gâteau; mais il ne prit pas d'abord et ne produisit rien. Je ne me rebutai ni ne me pressai: l'institution des enfants est un métier où il faut savoir perdre du temps pour en gagner. Nous continuâmes 15 nos promenades; souvent on prenait trois gâteaux, quelquefois quatre, et de temps à autre il y en avait un, même deux, pour les coureurs. Si le prix n'était pas grand, ceux qui le disputaient n'étaient pas ambitieux: celui qui le remportait était loué, fêté; tout se faisait avec appareil. Pour don20 ner lieu aux révolutions et augmenter l'intérêt, je marquais la carrière plus longue, j'y souffrais plusieurs concurrents. A peine étaient-ils dans la lice, que tous les passants s'arrêtaient pour les voir: les acclamations, les cris, les battements des mains les animaient: je voyais quelquefois mon petit 25 bonhomme tressaillir, se lever, s'écrier quand l'un était près d'atteindre ou de passer l'autre; c'étaient pour lui ses jeux olympiques. Cependant les concurrents usaient quelquefois de supercherie: ils se retenaient mutuellement, ou se faisaient tomber, 30 ou poussaient des cailloux au passage l'un de l'autre. Cela me fournit un sujet de les séparer, et de les faire partir de différents termes, quoique également éloignés du but: on 1 Rousseau emploie le mot dans son ancien sens d'éducation ou instruction (Institution chrétienne de Calvin, Essai de Montaigne sur l'Institution des Enfants). |