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Jésus avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure dont lui seul a donné les leçons et l'exemple?1 Du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre, et la simplicité des plus héroïques vertus honora le plus vil de 5 tous les peuples. La mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses amis, est la plus douce qu'on puisse désirer; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu'on puisse craindre. Socrate, prenant la coupe empoisonnée, bénit 10 celui qui la lui présente et qui pleure; Jésus, au milieu d'un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu. Dirons-nous que l'histoire de l'Évangile est inventée à plaisir? Mon ami, ce n'est pas 15 ainsi qu'on invente; et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond, c'est reculer la difficulté sans la détruire; il serait plus inconcevable que plusieurs hommes d'accord eussent fabriqué ce livre, qu'il ne l'est qu'un seul en ait fourni le sujet. 20 Jamais des auteurs juifs n'eussent trouvé ni ce ton ni cette morale; et l'Évangile a des caractères de vérité si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que l'inventeur en serait plus étonnant que le héros. Avec tout cela, ce même Évangile est plein de choses incroyables, de choses qui ré25 pugnent à la raison, et qu'il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d'admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions? Être toujours modeste et circonspect, mon enfant; respecter en silence ce qu'on ne saurait ni rejeter ni comprendre, et s'humilier devant le 30 grand Être qui seul sait la vérité.

Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté; mais ce scepticisme ne m'est nullement pénible, parce qu'il ne s'étend pas aux points essentiels à la pratique, et que je suis

1 Voyez, dans le discours sur la montagne, le parallèle qu'il fait luimême de la morale de Moïse à la sienne. (MATTH., chap. V, vers 21 ss.)

bien décidé sur les principes de tous mes devoirs. Je sers Dieu dans la simplicité de mon cœur. Je ne cherche à savoir que ce qui importe à ma conduite. Quant aux dogmes qui n'influent ni sur les actions ni sur la morale, et dont tant de gens se tourmentent, je ne m'en mets nullement en peine. 5

Conclusion de la Profession de Foi

Bon jeune homme, soyez sincère et vrai sans orgueil; sachez être ignorant; vous ne vous tromperez ni vous ni les autres. Si jamais vos talents cultivés vous mettent en état de parler aux hommes, ne leur parlez jamais que selon votre conscience, sans vous embarrasser s'ils vous applaudiront. L'abus du 10 savoir produit l'incrédulité. Tout savant dédaigne le sentiment vulgaire; chacun en veut avoir un à soi. L'orgueilleuse philosophie mène à l'esprit fort comme l'aveugle dévotion mène au fanatisme. Évitez ces extrémités, restez toujours ferme dans la voie de la vérité, ou de ce qui vous 15 paraîtra l'être dans la simplicité de votre cœur, sans jamais vous en détourner par vanité ou par faiblesse. Osez confesser Dieu chez les philosophes; osez prêcher l'humanité aux intolérants; vous serez seul de votre parti, peut-être, mais vous porterez en vous-même un témoignage qui vous dis- 20 pensera de ceux des hommes. Qu'ils vous aiment ou vous haïssent, qu'ils lisent ou méprisent vos écrits, il n'importe. Dites ce qui est vrai, faites ce qui est bien; ce qui importe à l'homme est de remplir ses devoirs sur la terre, et c'est en s'oubliant qu'on travaille pour soi. Mon enfant, l'intérêt 25 particulier nous trompe; il n'y a que l'espoir du juste qui ne trompe point.

La Profession de Foi du Vicaire Savoyard attira sur Rousseau des attaques violentes. La plus célèbre est le long Mandement de Monseigneur, l'Archevêque de Paris portant Condamnation d'un 30 Livre qui a pour titre ÉMILE ou de L'Éducation, par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève.

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CHRISTOPHE DE BEAUMONT, par la miséricorde divine et par la grâce du saint-siège apostolique, archevêque de Paris, duc de Saint-Cloud, pair de France, commandeur de l'ordre du Saint-Esprit, proviseur de Sorbonne, etc.; à tous les fidèles de notre diocèse, salut et bénédiction.

I. Saint Paul a prédit, M. T. C. F. [Mes Très Chers Frères] qu'il viendrait des jours périlleux où il y aurait des gens amateurs d'eux-mêmes, fiers, superbes, blasphémateurs, enflés d'orgueil, amateurs des voluptés plutôt que de Dieu; 10 des hommes d'un esprit corrompu et pervertis dans la foi. Et dans quels temps malheureux cette prédiction s'est-elle accomplie plus à la lettre que dans le nôtre! L'incrédulité, enhardie par toutes les passions, se présente sous toutes les formes, afin de se proportionner en quelque sorte à tous 15 les âges, à tous les caractères, à tous les états. Tantôt, pour s'insinuer dans des esprits qu'elle trouve déjà ensorcelés par la bagatelle, elle emprunte un style léger, agréable et frivole: de là tant de romans, également obscènes et impies, dont le but est d'amuser l'imagination pour séduire l'esprit et cor20 rompre le cœur. Tantôt, affectant un air de profondeur et de sublimité dans ses vues, elle feint de remonter aux premiers principes de nos connaissances, et prétend s'en autoriser pour secouer un joug qui, selon elle, déshonore l'humanité, la Divinité même. Tantôt elle déclame en furieuse contre le 25 zèle de la religion, et prêche la tolérance universelle avec emportement. Tantôt enfin, réunissant tous ces divers langages, elle mêle le sérieux à l'enjouement, des maximes pures à des obscénités, de grandes vérités à de grandes erreurs, la foi au blasphème; elle entreprend, en un mot, d'accorder les lu30 mières avec les ténèbres, Jésus-Christ avec Bélial: et tel est spécialement, M. T. C. F., l'objet qu'on paraît s'être proposé dans un ouvrage récent, qui a pour titre, ÉMILE OU DE L'ÉDUCATION. Du sein de l'erreur il s'est élevé un homme plein du langage de la philosophie, sans être véritablement 35 philosophe; esprit doué d'une multitude de connaissances

qui ne l'ont pas éclairé, et qui ont répandu des ténèbres dans les autres esprits; caractère livré aux paradoxes d'opinions et de conduite, alliant la simplicité des mœurs avec le faste des pensées, le zèle des maximes antiques avec la fureur d'établir des nouveautés, l'obscurité de la retraite avec le désir 5 d'être connu de tout le monde: on l'a vu invectiver contre les sciences qu'il cultivait, préconiser l'excellence de l'Évangile dont il détruisait les dogmes, peindre la beauté des vertus qu'il éteignait dans l'âme de ses lecteurs. Il s'est fait le précepteur du genre humain pour le tromper, le 10 moniteur public pour égarer tout le monde, l'oracle du siècle pour achever de le perdre. Dans un ouvrage sur l'inégalité des conditions, il avait abaissé l'homme jusqu'au rang des bêtes; dans une autre production plus récente, il avait insinué le poison de la volupté en paraissant le proscrire: dans 15 celui-ci, il s'empare des premiers moments de l'homme afin d'établir l'empire de l'irréligion.....

Il y a 27 articles au Mandement. L'auteur d'Émile est accusé de ne << reconnaître aucune religion » ; << il n'accorde pas même à un enfant de 15 ans la capacité de croire en Dieu »; «< il ne croit 20 pas nécessaire au salut la connaissance de l'existence de Dieu. » << Il semble qu'il n'ait rejeté la Révélation que pour s'en tenir à la religion naturelle. » « Et comment ces hommes audacieux qui refusent de se soumettre à l'autorité de Dieu même, respecteraientils celle des rois qui sont les images de Dieu, ou celle des magistrats 25 qui sont les images des rois? » ... etc. Donc: « Malheur à vous, malheur à la société, si vos enfants étaient élevés d'après les principes de l'auteur d'Émile!» L'article 27 conclut le Mande

ment ainsi:

Nous condamnons le dit livre comme contenant une 30 doctrine abominable, propre à renverser la loi naturelle et à détruire les fondements de la religion chrétienne, établissant des maximes contraires à la morale évangélique; tendant à troubler la paix des États, à révolter les sujets contre l'autorité de leur souverain; comme contenant un très grand 35

nombre de propositions respectivement fausses, scandaleuses, pleines de haine contre l'Église et ses ministres, dérogeantes au respect dû à l'Écriture sainte et à la tradition de l'Église, erronées, impies, blasphématoires et hérétiques. En con5 séquence, nous défendons très expressément à toutes personnes de notre diocèse de lire ou retenir le dit livre, sous les peines de droit.

Donné à Paris, en notre palais archiépiscopal, le vingtième jour d'août mil sept cent soixante-deux.

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<< Nous voici parvenus au dernier acte de la jeunesse.» II faut trouver une compagne à Émile qui a atteint sa vingtième année. Rousseau parle souvent à son élève d'une femme idéale— idéale pour Émile, pas idéale en soi.

Je ne veux pas pour cela qu'on trompe un jeune homme en lui peignant un modèle de perfection qui ne puisse exister; mais je choisirai tellement les défauts de sa maîtresse, qu'ils lui conviennent, qu'ils lui plaisent, et qu'ils servent à corriger 20 les siens.

En voyant des femmes réelles, Émile les comparera à celle de son rêve, et n'en voudra pas. Et quand il est conduit à la ville, il est plus dégoûté que jamais de la femme qui est le produit de

1 Rousseau répondit une longue et très éloquente lettre à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, 18 nov. 1762 (parue en 1763). Ajoutons ici que M. Masson (Religion de Rousseau, III, p. 51) cite une lettre de Seguier de Saint-Brisson à Rousseau où on lit que beaucoup de dévots catholiques le « chérissent », et que « l'archevêque de Paris a été très fâché, même avant votre Lettre, des horribles épithètes que l'on vous avait données dans son Mandement. » Ce ne serait donc pas l'archevêque qui aurait écrit le Mandement.

2 Rappelons que le premier Traité sur l'Éducation des Filles est celui de Fénelon (1768).

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