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et ses craintes qui le reprennent; il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire, et ce qu'il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces 5 mots terribles de commis et de rats de cave.1 Il me fit en

tendre qu'il cachait son vin à cause des aides,2 qu'il cachait son pain à cause de la taille, et qu'il serait un homme perdu si l'on pouvait se douter qu'il ne mourût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce sujet, et dont je n'avais pas la moindre 10 idée, me fit une impression qui ne s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu'éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n'osait manger le pain qu'il avait gagné à la 15 sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu'en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu'attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n'a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains.*

1 Commis, personne préposée par les fermiers des impôts à la perception des droits en diverses marchandises - - mal famés à cause de leurs exigences terribles et leur inhumanité; rats de cave, nom donné à ceux des employés de contributions ou impôts indirects (excise men) qui visitaient les caves contenant des boissons spiritueuses.

2 Impôts prélevés surtout sur les boissons; dont l'origine remonte à 1356. Il atteignait tous les sujets indistinctement. Jean le Bon, ne pouvant suffire aux dépenses de la guerre avec l'Angleterre, demanda << une aide » à son peuple, et pour l'obtenir, il convoqua les États Généraux. 3 Nom d'un impôt qui existait en France avant la Révolution, très inégalement réparti, et variant selon les besoins du trésor royal-contribua, à cause de l'arbitraire avec lequel il était perçu, à exaspérer plus que tout autre le peuple français et à précipiter la Révolution.

4 Aucun progrès n'avait été fait pour améliorer la position des paysans depuis le système du servage du moyen-âge. Richelieu encore disait: « Il les (les paysans) faut comparer aux mulets qui, étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos ». Un rapport adressé à Louis XIV cn 1687 sur la condition des paysans, parlait ainsi : « Les paysans

CHAMBÉRY ET LES CHARMETTES

1731-1742

En passant par Lyon, Rousseau avait appris par une autre amie de Madame de Warens que celle-ci n'était pas retournée à Annecy, mais s'était établie à Chambéry, la capitale de la Savoie.1 Après avoir traversé le beau pays du Dauphiné qu'il décrit d'une façon charmante, Rousseau arrive chez elle en automne 1731. 5 L'accueil fut cordial. Justement le roi Victor-Amédée voulait faire établir le cadastre de ses états, et cherchait des géomètres et des secrétaires. Rousseau fut employé à ce travail: « C'est ainsi qu'après quatre ou cinq ans de courses, de folies, de souffrances depuis ma sortie de Genève, je commençai pour la pre- 10 mière fois de gagner mon pain avec honneur ». Il logeait chez Madame de Warens. Il occupait ses loisirs à étudier, d'abord des mathématiques, utiles pour son travail; puis l'histoire; 2 surtout

vivent de pain fait avec du blé noir; d'autres qui n'ont pas même de blé noir, vivent de racines de fougère bouillies avec de la farine d'orge ou d'avoine et du sel. On les trouve couchés sur la paille; point d'habits que ceux qu'ils portent, point de meubles, point de provisions pour la vie ». La Bruyère fut le premier (en 1688) à protester avec autorité contre cette injustice, dans son fameux passage des Caractères (chap. De l'Homme, 128). « L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix inarticulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine; et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.>>

1 La cause de ce changement de domicile de Madame de Warens fut probablement l'activité politique secrète pour le roi de Sardaigne. Voir Benedetto, Madame de Warens (1914).

2 A l'époque de la Guerre de Succession de Pologne, 1733–35 (l'Autriche et la Russie soutenant la candidature d'Auguste III, de la Maison de Saxe, tandis que la France, l'Espagne et la Sardaigne soutenaient Stanislas, beau-père de Louis XV), Rousseau s'enthousiasma pour la cause soutenue par la France.

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la musique. Il finit même, en 1733, par arracher à Madame de Warens son consentement au grand désir qu'il avait d'abandonner l'emploi au cadastre. Il voulait gagner sa vie en donnant des leçons de musique.

La santé de Rousseau fut chancelante depuis cette époque, et pendant une assez longue période. Il fit deux maladies sérieuses, une première pendant l'hiver de 1734-35. Les soins de « maman » le sauvèrent. Deux années plus tard, à la fin de l'été 1737, il alla à Montpellier pour suivre un traitement, mais revint après cinq Io mois environ. Au printemps de l'année 1738 il lui fallait, à cause

de cette mauvaise santé, quitter la ville. Il refusa cependant d'aller sans sa bienfaitrice. On loua une jolie maison, Les Charmettes, aux environs de Chambéry. Cette maison, qui existe encore, est une des lieux de pèlerinages littéraires les plus fa15 meux de l'Europe, comme Stratford en Angleterre, ou Weimar en Allemagne. C'est le berceau du Romantisme français. Rousseau dit y avoir connu le bonheur parfait.1

Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. de Conzié,2 à la porte de Chambéry, 20 mais retirée et solitaire comme si l'on était à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord et sud au fond duquel coule une rigole entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon, à mi-côte, sont quelques maisons éparses, fort agréables pour quiconque aime un asile 25 un peu sauvage et retiré. Après avoir essayé deux ou trois de ces maisons, nous choisîmes enfin la plus jolie, appartenant à un gentilhomme qui était au service, appelé M. Noiret. La maison était très logeable. Au-devant était un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous, vis-à-vis 30 un petit bois de châtaigniers, une fontaine à portée; plus

1 Toute la chronologie de ces années de 1733 à 1742 est extrêmement confuse et difficile à établir. Les patients et érudits travaux de MM. Dufour, Ritter, Mugnier, Benedetto et autres, n'ont pas encore réussi à faire la lumière complète.

2 Un bon ami de Mme de Warens et de Rousseau dont il est souvent question dans les Confessions.

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