pour éviter toute sorte de confusion entre le son des mots qui ont l'e latin sans, comme verité, et ceux qui ont la prononciation éleuée comme succès, j'ay crû à propos de nous seruir de differents caracteres, puisque nous en auons, et donner l'è grave à ceux de cette derniere espece. Nos deux articles pluriels, les et des ont le mesme son, quoy qu'écrits avec l'e simple : il est si inal-aisé de les prononcer autrement, que ie n'ay pas crû qu'il fust besoin d'y rien changer. Ie dy la mesme chose de l'e deuant deux ll, qui prend le son aussi esleué en ces mots belle, fidelle, rebelle, etc., qu'en ceux-cy, succès, excès; mais comme cela arriue tousiours quand il se rencontre auant ces deux ll, il suffit d'en faire cette remarque sans changement de caractere. Le mesme arriue deuant le simple l, à la fin du mot mortel, appel, criminel et non pas au milieu, comme en ces mots celer, chanceler, où l'e auant cette / garde le son de l'e feminin. << Il est bon aussi de remarquer qu'on ne se sert d'ordinaire de l'é aigu qu'à la fin du mot, ou quand on supprime l's qui le suit, comme à établir, étonner: cependant il se rencontre souuent au milieu des mots auec le mesme son, bien qu'on ne l'escriue qu'avec vn e simple, comme en ce mot seuerité qu'il faudroit escrire séuérité, pour le faire prononcer exactement, et peut-estre le feray-je obseruer en la premiere impression qui se pourra faire de ces recueils. << La double I dont ie viens de parler à l'occasion de l'e a aussi deux prononciations en nostre langue, l'vne seche et simple, qui suit l'ortographe, l'autre molle qui semble y joindre vne h. Nous n'auons point de differents caracteres à les distinguer, mais on en peut donner cette régle infaillible. Toutes les fois qu'il n'y a point d'i auant les deux ll, la prononciation ne prend point cette mollesse en voicy des exemples dans les quatre autres voyelles, baller, rebeller, coller, annuller. Toutes les fois qu'il y a vn i auant les deux ll, soit seul, soit en diphtongue, la prononciation y adjouste vne h. On escrit bailler, éueiller, briller, chatoüiller, cueillir et on prononce baillher, éueillher, brillher, chatouillher, cueillhir. Il faut excepter de cette régle tous les mots qui viennent du latin et qui ont deux / dans cette langue, comme ville, mille, tranquille, imbecille, distille, illustre, illegitime, illicite, etc. le dis qui ont deux ll en latin, parce que les mots de fille et famille en viennent et se prononcent auec cette mollesse des autres, qui ont l'i deuant les deux llet n'en viennent pas; mais ce qui fait celte difference, c'est qu'ils ne tiennent pas les deux des mots latins filia et familia qui n'en ont qu'vne, mais purement de nostre langue. Cette régle et cette exception sont generales et asseurées. Quelques modernes, pour oster toute l'ambiguïté de cette prononciation, ont escrit les mots qui se prononcent sans la mollesse de l'h auec vne I simple, en cette maniere, tranquile, imbecile, distile, et cette ortographe pourroit s'accommoder dans les trois voyelles a, o, u, pour escrire simplement baler, affoler, annuler, mais elle ne s'accommoderoit point du tout auec l'e et on auroit de la peine à prononcer fidelle et belle si on escriuoit fidele et bele; l'i mesme sur lequel ils ont pris ce droit ne le pourroit pas souffrir tousiours et particulierement en ces mots ville, mille, dont le premier, si on le reduisoit à vne 7 simple, se confondroit auec vile, qui a vne signification toute autre. « Il y auroit encor quantité de remarques à faire sur les differentes manieres que nous auons de prononcer quelques lettres en nostre langue; mais ie n'entreprends pas de faire vn traité entier de l'ortographe et de la prononciation, et me contente de vous auoir donné ce mot d'auis touchant ce que i'ay innoué icy. Comme les imprimeurs ont eu de la peine à s'y accoustumer, ils n'auront pas suiuy ce nouuel ordre si punctuellement qu'il ne s'y soit coulé bien des fautes : vous me ferez la grace d'y suppléer. » On peut, en effet, juger du désordre orthographique qui s'était introduit dans les imprimeries d'alors par la longue citation textuelle que je viens de reproduire. Ce n'est donc point un faible service que rendit la publication du Dictionnaire de l'Académie en apportant quelque remède à cette anarchie. C'est un grand mérite à Corneille d'avoir proposé, comme nous venons de le voir, une accentuation régulière de l'e plus de cent ans avant que l'Académie l'introduisît complétement dans le Dictionnaire. Quant à la distinction qu'il suggère de l' longue et de la petite s, elle devint inutile dès 1740 par l'emploi de l'é aigu et de l'é circonflexe, ces deux accents ayant remplacé l's. Il est regrettable que Corneille, sans doute à cause de son âge, n'ait pu assister aux premières délibérations des Cahiers; son autorité, secondée par celle de Bossuet, eût sans doute fait prévaloir beaucoup d'améliorations dont quelques-unes ne sont pas encore réalisées. Jacques-Bénigne BOSSUET, membre de l'Académie vers 1670, prit une part active à la rédaction du Dictionnaire. Ses idées en matière d'orthographe, dont on trouve quelques traces dans le manuscrit existant à la Bibliothèque impériale des Résolutions de l'Académie françoise touchant l'orthographe (1), sont aussi libérales que progressives. On en jugera par les quelques passages suivants que j'extrais de l'introduction des Cahiers dans l'édition donnée par M. Marty-Laveaux : << Parmi les lettres qui ne se prononcent pas et que l'Académie a dessein de retenir, il y en a qui ne seruent guere a faire connoistre l'origine; de plus il faut marquer de quelle origine on ueut parler, car l'ancienne orthographe retient des lettres qui marquent l'origine a l'egard des langues etrangeres, latine, italienne, alemande, et d'autres qui font connoistre l'ancienne prononciation de la France mesme. Il faut demesler tout cela. Autrement des le premier pas on confondra toutes les idées. » « On ueut suivre, dit-on, l'ancienne orthographe (art. Ier des Cahiers) et cependant on la condamne ici et ailleurs une infinité de fois. Ueut on ecrire recebuoir, deub, nuict, etc.? On les reiette. Ce n'est donc pas l'ancienne orthographe qu'on ueut suiure, mais on ueut suiure l'usage constant et retenir les restes de l'origine et les uestiges de l'antiquité autant que l'usage le permettra. »> On avait proposé de dire dans les Résolutions : « C'est une vilaine et ridicule orthographe d'escrire par un a ces syllabes qu'on a touiours escrites en et ent, par exemple d'orthographier antreprandre, commancemant, anfant, sansemant, etc. » Bossuet, plus grammairien en cette circonstance que Regnier des Marais, qui voulait qu'on passât à l'ordre du jour, s'exprime en ces termes : << Il y a pourtant ici quelques regles a donner pour l'instruction. La regle la plus generale c'est de retenir en par tout ou il y a en ou in en latin, comme dans in, intra et leurs composez. Cependant dans les participes qui ont ens en latin on ne laisse pas de dire en francois lisant, peignant, oyant, feignant, etc., et de mesme pour les gerondifs legendo, patiendo, en lisant, en pálissant, etc. Les mesmes participes deuenant adiectifs reprennent l'e (1) C'est le titre primitif des Cahiers sur l'orthographe. comme intelligens, intelligent, patiens, patient, negligens, negligent, et ainsi des autres. On pourroit donc donner pour regle que tous les participes et gerondifs ont ant, que tous les adverbes et noms en mant s'escriuent ment, parce que les noms semblent uenir de quelques latins terminez en mentum, et les adverbes semblent uenir: fortement de forti mente..... « Au reste, je ne uoudrois pas faire de remarques contre l'orthographe impertinente de Ramus, mais on peut faire uoir par cet excez l'équité de la regle que la Compaignie propose comme je le dis a la fin..... « Le principal est de se fonder en bons principes et de bien faire connoistre l'intention de la Compaignie: qu'elle ne peut souffrir une fausse regle qu'on a uoulu introduire d'escrire comme on prononce, parce qu'en uoulant instruire les estrangers et leur faciliter la prononciation de nostre langue, on la fait mesconnoistre aux François mesmes. Si on ecrivoit tans, chan, cham, emais ou émés, anterreman, connaissais (1), faisaient, qui reconnoistroit ces mots? On ne lit point lettre à lettre, mais la figure entiere du mot fait son impression tout ensemble sur l'œil et sur l'esprit, de sorte que quand cette figure est considerablement changée tout à coup, les mots ont perdu les traits qui les rendent reconnoissables a la ueûe et les yeux ne sont point contents (2). Il y a aussi une autre ortographe qui s'attache scrupuleusement a toutes les lettres tirées des langues dont la nostre a pris ses mots, et qui ueut escrire nuict, escripture, etc. Celle la blesse les yeux d'une autre sorte en leur remettant en ueüe des lettres dont ils sont desaccoutumez et que l'oreille n'a iamais connus (sic) (3). (1) C'est pourtant ainsi que l'on écrit ce mot aujourd'hui. (2) Je n'ai pu vérifier sur l'original la manière dont ce mot est écrit par Bossuet, et cependant son esprit logique le conduisait à écrire comme on prononce : CONTANT. Ainsi, dans le manuscrit original de Bossuet du troisième sermon tout entier que j'ai examiné, il écrit, p. 37, contanter; p. 38, contant; p. 39, contantement; p. 45, pourvu que je sois contant. Ce n'est donc pas un lapsus calami, puisque jamais dans ces mots l'a n'est remplacé par l'e. Il en est de même pour le mot atantif; ainsi on lit, p. 39 (recto), atantions et (verso) atantifs; p. 40, atantifs et atantion; p. 46, atantif; à la page 48 (verso), la raison touiours atantive et touiours constante. Ailleurs, il écrit avec un seul t: ataque, flate, frote, et sans y les mots tiran, mistere, misterieux. Dans un autre sermon, p. 17, je lis n'est-ce pas lui qui les a assamblés? Voir App. E. (3) On peut aujourd'hui, grâce au progrès des études philologiques, reconnaître tout ce que cette remarque ingénieuse de Bossuet a de profond et de juste. Le ct des Latins s'était changé en français en it et non en ct; exemple: nuit, fait, C'est la ce qui s'appelle l'ancienne orthographe uicieuse. La Compaignie paroistra conduite par un iugement bien reglé quand apres auoir marqué ces deux extremitez si manifestement uitieuses, elle dira qu'elle ueut tenir un juste milieu. Qu'elle se propose : « 1° De suiure l'usage constant de ceux qui sçauent ecrire; « 2° Qu'elle ueut tascher de rendre autant qu'il se pourra l'usage uniforme; «3° De le rendre durable; « Qu'elle a dessein pour cela de retenir les lettres qui marquent l'origine de nos mots, sur tout celles qui se uoyent dans les mots latins, si ce n'est que l'usage constant s'y oppose; que comme la langue latine ne change plus, cela servira à fixer nostre orthographe; que ces lettres ne sont pas superflües parce qu'outre qu'elles marquent l'origine, ce qui sert mesme a mieux apprendre la langue latine, elles ont diuers autres usages, comme de marquer les longues et les breues, les lettres fermées et ouuertes, la difference de certains mots que la prononciation ne distingue pas, etc. Que la Compaignie pretend retenir non seulement les lettres qui marquent l'origine, mais encore les autres que l'usage a conseruées, par ce qu'oultre qu'elle ne ueut point blesser les yeux qui y sont accoustumez, elle desire autant qu'il se peut que l'usage deuienne stable, ioint qu'elles ont leur utilité qu'il faudra marquer, etc. » Ce juste milieu que Bossuet proposait à l'illustre Compagnie de tenir entre l'orthographe ancienne, surchargée de lettres prétendues étymologiques qui ne se prononçaient pas, et l'écriture des novateurs, purement figurative de la prononciation, est encore aujourd'hui le parti de la sagesse. L'Académie de 1694 ne s'en tint pas à ces idées; elle se jeta alors, à la suite de Regnier des Marais et des latinistes, et contrairement aux principes de Corneille et de Bossuet, dans une voie hérissée de difficultés en voulant concilier à la fois la tradition de la prononciation du français, l'usage qui tend sans cesse à simplifier, et la conformité au latin, où, à défaut d'une accentuation écrite, la duplication de la consonne semble avoir eu pour but de rendre longue la syllabe qui la précède. En transportant ainsi au français les règles de la quan trait, étroil, réduit, conduit; allaicter, nuict, faict, étroict, etc., ne sont que de malencontreuses corrections des grammairiens du xvi siècle. |