et il avoit toujours à nous alléguer quelque canon, qui paroissoit fait exprès pour lui. Ainsi, Messieurs, tous vos raisonnemens me paroissent fort suspects. « Hé bien, Monsieur, trouvons un moyen de nous accommoder, a dit un (1) de ceux qui est le plus accusé d'aimer à raisonner. Quand on vous présente une phrase, le grand usage que vous avez du beau monde, du monde poli, fait que vous prenez aisément le bon parti. C'est peut-être par un usage qui en approche, que nous nous déterminons aussi, ces autres Messieurs et moi. Mais après avoir porté notre premier jugement, et avoir dit, Cette manière de parler me plaît, ou me déplaît, nous rentrons un peu en nous-mêmes, et nous nous disons: Voyons un peu ce qui rend cette manière de parler vicieuse; voyons ce qui la rend bonne. Alors ayant recours à nos participes, à nos régimes, à nos gérondifs, et à tout cet attirail, que vous avez peur qui ne vienne du pays latin, nous tâchons de découvrir les raisons de notre premier goût, et nous sommes quelquefois assez hardis pour faire quelques petites règles générales, à l'occasion d'un sentiment particulier. Un homme voit un bâtiment : du premier coup d'œil il dit: Cela me plaît, cela me déplaît. Il y a tel homme de bon goût, qui par le grand usage qu'il a d'avoir vû des maisons, d'avoir connu celles qui plaisent et celles qui déplaisent aux connoisseurs, dit fort à propos Cela me plaît, cela me déplaît. Demandez-lui-en la raison, il ne sauroit vous la dire. Mais faites venir M. Perrault : aussi-tôt Vitruve en campagne, les cinq ordres d'architecture, et tout ce qu'il sait par sa méditation, jointe à un grand usage des bâtimens. << Voyons, avec vos règles, a dit l'homme (2) de Monsieur de Marca, que direz-vous de cette phrase: Elle s'est laissée emporter à la colère? Faut-il dire : elle s'est laissé emporter, etc. « Je ne blâmerois peut-être ni l'un ni l'autre, a-t-il répondu. Mais de grâce, lui a-t-on répliqué, rentrez un peu en vous-même, comme vous nous avez tout à l'heure si bien dit qu'il falloit faire quelquefois; et faites-nous voir sur quoi vous fondez votre indulgence, et pourquoi vous souffrez qu'on dise, elle s'est laissée emporter à la colère, et que vous ne voulez pas dire, les sommes qu'on m'a données à recevoir. (1) M. l'abbé de Dangeau. (2) M. l'abbé Testu, abbé de Belval. <<< En vérité, Monsieur, a-t-il répondu froidement, je suis las de raisonner. Permettez-moi de m'abandonner de temps en temps à mon instinct et à un peu de paresse, et de laisser en repos toutes mes règles de grammaire. Je vois ici tant d'honnêtes gens qui font la même chose, et qui ne font peut-être pas mal. « Hé bien, Monsieur, a dit celui qui avait cité Monsieur de Marca, je crois qu'il faut dire, elle s'est laissée emporter à la colère; et puisque vous ne voulez pas nous en dire la raison, je m'en vais me mettre à votre place, et peut-être vous l'apprendre. Elle s'est laissée emporter se dit, parce qu'il est plus doux à la prononciation. La voyelle qui commence le mot d'emporter mange la dernière du mot laissée, et empêche la rencontre de ces deux e, qui auroit quelque chose de trop languissant. « Mais, Monsieur, a dit un troisième, s'il y avoit surprendre au lieu d'emporter, croiriez-vous qu'il fallût dire, elle s'est laissée surprendre? Pour moi, je ne le crois pas ; et moins indulgent que Monsieur qui a parlé avant vous, je veux qu'on dise, elle s'est laissé emporter à la colère, comme on dit, les sommes qu'on m'a donné à recevoir. » L'abbé GIRARD, membre de l'Académie française en 1744, publia, au commencement du dix-huitième siècle, plusieurs ouvrages importants sur la langue, et entre autres ses Synonymes françois, leurs différentes significations et le choix qu'il faut en faire pour parler avec justesse. C'était le premier ouvrage sur cette matière: son succès fut très-grand et s'est perpétué jusqu'à nos jours, grâce aux éditions qu'en ont données Beauzée et M. Guizot. Deux ans avant la première édition, qui parut sous le titre de Justesse de la langue françoise, il fit paraître un projet de réforme orthographique sous ce titre : L'ortografe française sáns équivoques et dans sés principes naturels, ou l'art d'écrire notre langue selon les loix de la raison et de l'usage, d'une manière aisée pour les dames, comode pour lés étrangers, instructive pour les provinciaux, et nécessaire pour exprimer et distinguer toutes lés diférances de la prononciacion, Paris, Pierre Giffart, 1716, in-12. Je crois devoir reproduire ici en partie l'introduction, en suppri mant les exemples, pour me borner à l'argumentation pour et contre la réforme : << Tout le monde convient assez que l'ortografe est la manière de représanter fidèlemànt à la vue par lés caractères qui sont en usage le son dés paroles que la voix fait entandre à l'oreille. Mais tout le monde, ce me samble, ne convient pàs égalemànt de ce qui doit régler la manière de le faire. Lés uns veulent que le seul usage en décide: ils nomment Usage ce qui est observé par le plus grand nombre, et par ceux qui, n'osant se doner aucune liberté raisonable, se font un scrupule de suivre tout ce qui a l'air de nouvauté. Lés autres prétandent corriger l'Usage par la Raison: ils nomment Raison tout ce que la netteté et la facilité leur inspirent d'observer dans l'ortografe, indépandammànt de la pratique la plus générale et la plus universellemànt suivie par le commun dés écrivains. Cés deux partis ont doné la naissance à un troisième, qui, craignant de contredire la Raison et n'osant contrarier l'Usage, tantôt se done à celui-ci et quelquefois se prête à celle-là. « Les défanseurs de l'Usage ne sont pàs si fort lés antagonistes de la Raison, qu'ils ne prétandent aussi la mettre de leur côté. Ils disent que puisque les mots et la prononciacion dépandent du seul Usage, la manière de lés écrire, qui ne parait qu'accessoire, doit entièremànt en dépandre. Que c'est, en effet, obéir à la Raison que de suivre l'Usage en cés sortes de matières. Qu'après tout il n'est pàs si contraire au bon sans qu'on voudrait le faire croire. Que s'il y a dés lettres inutiles pour la prononciacion, elles ne le sont pas pour la distinction dés/ mots et pour la siance de l'Étimologie..... Enfin, ils ajoutent que l'Usage est tellemànt le maitre de la manière d'écrire qu'on ne peut l'abandoner et se faire une ortografe particulière, sans s'attirer dés reproches d'ignorance ou de bizarre ridicule. Qu'écrire autremànt que lés autres, c'est vouloir n'être point lû. Que ce seroit même gâter l'écriture et la langue que d'ôter toutes les lettres inutiles à la prononciacion dés mots; il faudroit par cete raison bannir toutes lés s finales, lés r de la plu-part dés infinitifs, confondre lés singuliers avec lés pluriels et faire un cahos de tout. << Lés partisans de la Raison disent à leur tour, que l'écriture n'étant faite que pour copier la parole, il y a une espèce de ridicule à écrire autremànt qu'on ne parle. Que tous lés diférans caractères dont on se sert n'ont été ou ne doivent avoir été invantés que pour marquer lés diférantes prononciacions dés mots et représanter sans équivoque par la diversité de leurs combinaisons celle dés sons de la voix. Qu'ainsi, c'est aller contre leur institucion et leur véritable usage que de lés confondre, en se servant dés mêmes caractères pour dés prononciacions diférantes, surtout y aïant d'autres caractères établis pour marquer cete diférance. S'il y a, disent-ils, une autre manière d'écrire que celle qui est conforme à la prononciacion, quelque commune et générale qu'elle soit, elle ne peut être bonne; ne la pàs suivre, c'est tout au plus pécher contre un mauvais usage, pour prandre le parti de la Raison, qui est toujours préférable à celui de la multitude. On avouera qu'on n'écrit pàs comme les autres; mais on écrit comme on doit écrire et lés autres écrivent mal. N'est-il pàs tout-à-fait déraisonable de marquer le son de l'a par un e, qui est établi pour exprimer un son tout diférant ? de prononcer un c et d'écrire un t? d'ajouter jusqu'à trois et quatre lettres inutiles à la fin dés mots? d'en inserer dans le milieu qu'il faille quelquefois exprimer dàns la prononciacion et d'autrefois supprimer, sàns aucune règle certaine? Doner à un caractère tantôt le son qui lui est propre, tantôt celui d'un autre, et cela seulement pour suivre le caprice d'une mauvaise coutume, dont on s'est randu l'esclave? Cette bizarre ortografe, disent-ils encore, empèche que lés étrangers qui ont quelque commancemant de notre langue ne puissent en aquerir une parfaite conaissance par la seule lecture de nos livres, parce qu'ils ne sauroient lés lire sàns savoir le français presqu'aussi bien que ceux à qui il est naturel. Car enfin ce n'est que par un long usage qu'on peut aprandre qu'une lettre prononcée dans de certains mots ne l'est point en d'autres, ou qu'une même voyelle change souvant de son... Enfin pour conaitre toutes cés étranges bizarreries, un étrangér n'a d'autre secours que sa mémoire. S'il trouve dans un livre un mot nouvau, qu'il n'ait point encore ouï prononcer, il hésite, il cherche, il ne sait à quoi s'en tenir: lés règles n'étant point certaines, rien ne le détermine. « De là vient encore, ajoutent lés partisans de la Raison, la peine que lés enfans ont pour aprandre à lire le français; qu'on leur fait ordinairemant commancer par le latin comme le plus aisé, quoiqu'ils devroient avoir plus de facilité à lire leur langue naturelle, qu'ils savent et qu'ils parlent à tout momant, que celle qui leur est étrangère et qu'ils n'entandent point. Que non seulemànt lés enfans, mais encore les persones raisonables sont extrèmemànt fati guées de cette bizarre manière d'écrire. Qu'il y a peu de Français qui sachent bien lire leur propre langue. Que de très-habiles gens soufrent tous les jours le reproche honteux de ne savoir pàs lire. Que lés provinciaux qui viènent à Paris avec dés prononciacions qui, pour être communes dans leur province, n'en sont pas moins contraires au bon usage, ont une peine infinie à se corriger, n'étant point aidés par une ortografe nette et juste, qui marque le propre son et la vraie prononciacion dés mots. Que quelques Parisiens même près de la cour, au cantre du bau langage, parlent quelquefois en provinciaux. Que le sèxe le plus poli qui entand le mieux à placer un mot dans un discours, est celui qui sait le moins placer une lettre dans un écrit.... << Telles sont lés principales raisons que chacun dés deux partis allègue en sa faveur. Pour lés troisièmes, il y a bien de l'aparance qu'ils n'en ont point eû d'autres qu'un panchant naturel, mais faible, pour randre justice à la Raison, et baucoup de timidité pour combattre l'usage. Il étoit en effet bien dificile de ranverser l'un pour faire triompher l'autre. Commànt attaquer l'Usage! son pouvoir est tirannique, tout le monde l'avoue, lés plus indépandans le santent. Quel dangér de se déclarer son enemi! Quelque injuste et ridicule qu'on le suppose, ne l'est-il pàs davantage de s'en séparer? Et n'est-ce pas une espèce de folie que de vouloir être sage parmi lés fous? A quoi ne s'expose-t-on pàs lorsqu'on s'en prand à ce qui se dit et à ce qui se fait? Il y a bien moins à craindre contre la Raison: c'est l'ênemi qu'on a toujours attaqué le plus inpunémànt quoiqu'avec moins de succès. Mais d'honêtes gens peuvent-ils l'abandoner? Sés attraits ne se font-ils pàs santir malgré toute la tirannie de l'Usage? Et ne doit-elle pàs triompher dàns lés siances, lorsqu'elle brïlle à la tête de l'État? « .....N'est-il pàs juste que puisque notre langue a secoué le joug de la latinité, nous en délivrions aussi notre ortografe? Si elle n'est qu'accessoire à la prononciacion, ne doit-elle pàs suivre tous lés changemans de celle-ci? Pourquoi l'Usage si inconstant de sa nature en toutes choses sera-t-il fixé pour la seule ortografe? Ne semble-t-il pàs qu'à force de vouloir la maintenir par l'autorité de l'Usage, au lieu de la soumettre à sés loix, on ne fait que l'en éxamter et conserver par là dàns nos écrits toute la barbarie gauloise ?... Prolongez, de grace, vos jours de quelques siècles, placez-vous dans ces tams reculés où le français, étint par tout ailleurs, ne vivra que dàns lés colèges, où Déspreaux, la Fontaine et |