SUR L'ORTHOGRAPHE OU ORTOGRAFIE FRANÇAISE. Remédier aux imperfections encore si nombreuses de notre orthographe, imperfections qui démentent la logique et la netteté de l'esprit français, serait chose bien désirable à un double point de vue le bon et rapide enseignement de la jeunesse, la propagation de notre langue et de ses chefsd'œuvre. Mais cette tâche est bien plus difficile que ne le supposent ceux qui, frappés des abus, ne se sont pas rendu compte de la nature des obstacles, ainsi que des efforts divers tentés depuis trois siècles pour la solution d'un problème aussi compliqué. C'est à l'Académie française, à cause même de sa légitime influence sur la langue et de l'autorité de son Dictionnaire, devenu depuis longtemps le Code du langage, qu'il convient d'examiner, en vue de la nouvelle édition qu'elle prépare, les modifications à introduire dans l'orthographe, pour satisfaire, dans une juste mesure et conformément à ses propres précédents, aux vœux le plus généralement manifestés. Fidèle à son institution et à sa devise, l'Académie, tout en tenant compte des nécessités du présent, jette au loin ses regards sur l'avenir pour conduire, de degré en degré, la langue française à sa perfection. Grâce aux améliorations successivement introduites par l'Académie dans les six éditions de son Dictionnaire, améliorations attestées par la comparaison de celle de 1835 avec la première de 1694, ce qui reste à faire dans notre orthographe est peu considérable, et pourrait même être admis en une seule fois, si l'Académie se montrait aussi hardie qu'elle l'a été dans sa troisième édition. Jusqu'au commencement de ce siècle, son Dictionnaire, moins répandu, n'avait pas acquis l'autorité dont il jouit universellement; de sorte qu'il restait à chacun quelque liberté pour modifier l'orthographe, soit dans le manuscrit, soit dans l'impression (1). C'est ainsi qu'avaient pu et que pouvaient encore se faire jour les préférences en matière d'écriture de ceux qu'on nommait alors « les honnêtes gens » et dont la manière était désignée sous ce nom : l'Usage. Mais l'Usage, que l'Académie invoquait jusqu'en 1835 comme sa règle, n'a plus aujourd'hui de raison d'être; le Dictionnaire est là qui s'oppose à tout changement: chaque écrivain, chaque imprimerie, s'est soumis à la loi : elle y est gravée; les journaux, par leur immense publicité, l'ont propagée partout; personne n'oserait la braver. Ainsi tout progrès deviendrait impossible, si l'Académie, forte de l'autorité (1) Ainsi mon père et mon oncle, dès 1798, s'écartant de l'orthographe traditionnelle, avaient remplacé, dans leurs éditions, l'o par l'a, et imprimé français et non françois, je reconnais et non je reconnois, modification importante qui fut admise par l'Académie dans la dernière édition de son Dictionnaire de 1835. Maintenant toute rectification, quelque faible qu'elle soit, serait imprudente et même impossible. M. Sainte-Beuve est, je crois, le seul qui exige de ses imprimeurs de rétablir l'accent grave aux mots terminés en ége. Mais il résulte de l'inadvertance des compositeurs et même des correcteurs une série incessante d'hésitations d'où proviennent des fautes et des corrections trèscoûteuses qui rendraient presque impossibles des impressions où chacun voudrait qu'on suivit les caprices de son orthographe. Le Dictionnaire de l'Académie est donc la seule loi. qu'elle a justement acquise, ne venait elle-même au-devant du vœu public en faisant un nouveau pas dans son système de réforme, afin de rendre notre langue plus facile à apprendre, à lire et à prononcer, surtout pour les étrangers. Que d'efforts et de fatigues quelques réformes pourraient encore épargner aux mères et aux professeurs! que de larmes à l'enfance ! que de découragement aux populations rurales! Tout ce qui peut économiser la peine et le temps perdus à écrire des lettres inutiles, à consulter sa mémoire, souvent en défaut, profiterait à chacun. Car, avouons-le, personne d'entre nous ne saurait s'exempter d'avoir recours au Dictionnaire pour s'assurer s'il faut soit l'y soit l'i dans tel ou tel mot; soit un ou deux l, ou n ou p dans tel autre; soit un ph ou un th; un accent grave ou un accent circonflexe, un tréma ou un accent aigu, un trait d'union ou même la marque du pluriel, I's ou le x, dans certains mots. Il serait trop long d'énumérer ici les tentatives plus ou moins sensées, plus ou moins téméraires, proposées depuis le commencement du seizième siècle pour la simplification de l'orthographe : les unes, trop absolues dans leur ensemble, dénaturaient le caractère et les traditions de notre idiome; d'autres déroutaient et offensaient la vue en altérant la simplicité de notre alphabet; d'autres, enfin, n'avaient peut-être que le tort d'être prématurées et de contrarier des habitudes contractées dès l'enfance, et d'autant plus tenaces qu'elles avaient coûté plus de peine à acquérir. (Voy. l'Appendice D.) L'Académie seule, quelquefois avec une grande hardiesse, a pu introduire et sanctionner de sages modifications; toutes ont été accueillies avec reconnaissance en France et dans les pays étrangers. C'est donc à sa sagesse de juger dans quelles limites on devra céder au vou manifesté par tant de bons esprits durant plus de trois siècles. Les concessions qu'elle croira devoir faire ne seront même que la conséquence de l'opinion émise par elle en 1718 dans la préface de la deuxième N édition de son Dictionnaire : « Comme il ne faut point se presser de rejeter l'ancienne orthographe, on ne doit pas non plus, dit-elle, faire de trop grands efforts pour la retenir. » Ces modifications seraient d'autant plus utiles et opportunes qu'elles hâteraient le développement et la propagation de l'instruction primaire dans nos campagnes, et l'enseignement · de la langue française aux Arabes, moyen le plus sûr de nous les assimiler (1). Ce bienfait s'étendrait même à tout l'Orient, où on se livre à de sérieux efforts pour indiquer par des signes la prononciation des mots de notre langue à ces populations aussi nombreuses que diverses (2). Faciliter l'écriture et la lecture de la langue nationale, c'est contribuer à la répandre et à la maintenir. Avant même que François Ier, par son édit de Villers-Cotterets, du 10 août 1539, eût rendu officielle la langue française, en bannissant le latin de tout acte public, beaucoup de grammairiens et de savants imprimeurs s'étaient occupés de régulariser notre orthographe. Le désordre dans l'écriture du français était alors à son comble : chacun, loin de la rapprocher de sa simplicité antérieure, croyait faire montre de savoir en la compliquant par la multiplicité des consonnes. Ronsard, après s'être plaint dans la préface de sa première édition de la Franciade, en 1572, de l'impossibilité de se reconnaître dans la « corruption de l'orthographe »>, écrivait dans sa seconde édition : « Quant à nostre escriture, elle est fort vicieuse et corrompuë, (1) M. le général Daumas a mis en pratique, et avec succès, le système de sim. plification d'orthographe dont on est redevable à M. Féline. (2) En ce moment, M. Pauthier me montre plusieurs Dictionnaires polyglottes mprimés à Yeddo. Dans celui qui est intitulé San-gio-ben-ran, les Trois Langues synoptiques, Yeddo, 1854, les mots japonais sont traduits en français, en anglais et en hollandais, et la prononciation y est figurée par des signes. Je vois donc au mot ortographier la notation du son phi figurée par le même signe qui est appliqué à pi dans le mot opiner qui précède. Ainsi donc les Japonais, au lieu de prononcer ortographier, prononceront ortograpier, ou bien ils devront prononcer ofiner au lieu d'opiner. |