elle diffère sensiblement de l'impression primitive. Aucun trouble cependant n'en est résulté dans les habitudes, et nous lisons sans difficulté nos grands écrivains du dix-septième siècle dans leurs éditions originales. Leur antiquité leur prête même un charme de plus. Toute innovation, sans doute, surprend et paraît même chocante au premier abord; mais, une fois introduite, elle devient aussitôt familière. C'est une véritable conquête qui, dès lors et d'un consentement unanime, fait partie du domaine public. Et, en effet, qui voudrait aujourd'hui écrire, conformément au Dictionnaire de 1694: adveu, advoué, abysmer, aisné, autheur, bienfacteur, connoistre (1), chresme, desgoustant, escrousté, feslé, horsmis, yvroye, phantosme, phlegme, etc.; ou bien encore costeau, deschaisnement, déthroner, entesté, eschole, espy, gayeté, giste, mechanique, monachal, noircisseure, ostage, ptisanne, saoul, thresorier, stomachal (2), je scay, vuide, vuider, etc.? On propose d'écrire, dans la nouvelle édition, conformément à la prononciation, conaître avec un seul n, et l'on devrait même écrire conètre, ce qui distinguerait, d'accord avec l'étymologie, naître, venant de nasci (nascerunt ou nascére), de conètre qui vient de noscere. Ainsi, sur dix lettres, trois auraient successivement disparu sans le moindre inconvénient. Dans un manuscrit inédit du chancelier Michel de l'Hospital, que je possède, je lis même ce mot, écrit partout avec un n de plus, congnoissance. C'est ainsi que d'eschole on a fait définitivement école, en supprimant deux lettres en ce mot seul qui en avait sept. Il en est de même de espy, desgoustant, estesté, qui sont devenus épi, dégoûtant, élété, etc. On pourrait même quelquefois, en se rapprochant de l'origine latine, simplifier l'orthographe de certains mots. Ainsi, pourquoi écrire, vaincre, vainqueur, les mots vincere, victor, irrégulièrement transportés du latin? Puisque nous écrivons victorieux et invincible, écrivons vincre et vinqueur, ne fût-ce que pour conserver l'uniformité d'orthographe dans ce vers: Ton bras est invaincu, mais non pas invincible. (2) L'Académie écrivait, dans sa première édition, stomachal; dans la seconde, Avec la deuxième édition, celle de 1718: abbatre, abestir, adjouster, advis, advoué, asne, bestise, beveue, creu, dépost, desdain, estain, estincelle, espatule, estuy, inthroniser, leveure, obmettre, pluye, pourveu, quarrure, relieure, vraysemblance, etc.? Avec la troisième édition, celle de 1740: chymie, alchymie, chymiste, etc., frére, mére, naviger, quanquam (pour cancan), patriarchal, paschal, pseaume, quadre, quadrer, des qualitez, des airs affectez, etc.? Avec la quatrième édition: foible, foiblesse, enfans, parens, qu'il paroisse, écrit comme la paroisse, pseaume, reconnoissance, je voulois, ils étoient (écrit auparavant estoient, puis enfin étaient)? Dès à présent on s'étonne d'écrire avec la sixième : cuiller, roideur, roide, aphthe, phthisie, rhythme, diphthongue. Quatre consonnes de suite! l'orthographe du quinzième siècle n'en admettait que deux et écrivait diptongue, spère (sphère ou plutôt sfère), opaípa. Si l'orthographe étymologique a l'avantage, bien faible à mon avis, de mettre sur la trace des racines, et d'aider parfois à deviner la signification du mot quand on possède à fond les langues anciennes, ce système qui, pour être rationnel, ne saurait admettre ni transaction ni demi-parti, sans mettre souvent en échec le savoir philologique, n'est plus, depuis 1740, un système, c'est le désordre. D'ailleurs l'étymologie n'est souvent qu'un guide peu sûr pour découvrir le sens actuel des vocables dont la signification s'est modifiée dans le cours des âges, au point de devenir méconnaissable, ainsi que M. Villemain l'a si bien démontré dans la préface du Dictionnaire de 1835. Il ajoute même, et avec plus de force encore, cette réflexion : «La science étymologique n'est pas nécessaire pour la parfaite intelligence d'une langue arrivée à son état de perfection. stomacal; dans la troisième, stomachal; dans la quatrième et la sixième, stomacal, qui est sa forme définitive. L'analogie et l'étymologie peuvent bien fournir matière à quelques observations curieuses, et plus souvent encore à des disputes inutiles, mais elles ne déterminent pas toujours la véritable signification d'un mot, parce qu'il ne dépend que de l'usage. Rien, en effet, n'est plus commun que de voir des mots qui passent tout entiers d'une langue dans une autre, sans rien conserver de leur première signification. » En effet, quel avantage peut offrir à l'esprit, même pour qui sait le grec, la présence du ph ou th dans les mots de la langue usuelle, surtout quand, effacés dans certains mots, on les voit reparaître dans d'autres dérivés également du grec? La mémoire, quelque présente qu'elle soit, vient-elle jamais assez tôt aider l'intelligence pour lui indiquer le sens en français du mot primitivement grec? Prenons pour exemples les mots strophe et apostrophe: l'un et l'autre viennent de Tρén, otpépw, qui signifie tourner; mais, pour trouver quel rapport relie ce mot avec strophe, il faut se représenter le mouvement demi-circulaire de choristes chantant ensemble des pièces lyriques, auxquels d'autres choristes exécutant un mouvement contraire répondent par un autre chant, ce que strofe représente aussi bien que strophe. Quant à apostropher, qui dérive aussi du verbe τρέπω ου στρέφω, il faut savoir que, par cette figure de rhétorique, on doit voir le geste et l'animation de l'orateur se tournant vers la partie adverse pour l'apostropher. Et quant à la figure de grammaire, l'apostrophe, qui dérive aussi du même verbe, je suis assez embarrassé de l'expliquer. A en juger par l'aspect qu'offre la forme demi-circulaire de ce signe ('), dont l'emploi indique l'élision, j'aimerais à y voir l'influence du verbe Tρén, tourner, mais les savants ne sont pas d'accord à ce sujet. Obtient-on plus de lumières quand on sait que thèse (Voltaire écrivait tèse) vient de Tínu, placer? Par quel effort de mémoire se rappeler les détours qui rattachent ce verbe avec la thèse que soutient un candidat! Ces curiosités offrent quelque intérêt au très-petit nombre de ceux qui se livrent à ce genre d'études, mais ces mots, qu'ils soient écrits avec ou sans th et ph, seront tout aussi bien présents à leur esprit que l'est notre vieux mot frairie, quoique écrit avec notre f et qui rappelle tout aussi bien phratria des Latins, et opáτpia des Grecs, que si on l'écrivait phrairie. Que rhétorique vienne de péw, couler comme de l'eau, et flegme de péyux, qui signifie inflammation et pituite, c'est par des déductions bien éloignées que l'on peut s'y reconnaître. Je ne vois point quel avantage il y aurait à écrire phrénésie au lieu de frénésie, puisque l'esprit n'est en rien soulagé lorsqu'en lisant ce mot il doit se rappeler que opúv, d'où il dérive, signifie esprit, jugement, ce qui est précisément le contraire de frénésie, frénétique (1). Ces minutieuses distinctions, du domaine de la philologie, et sujettes à des discussions interminables, maintenant surtout que les origines sanscrites sont invoquées en étymologie, doivent-elles prendre place dans l'enseignement de l'orthographe? est-ce, d'ailleurs, dans un Dictionnaire de la langue usuelle qu'elles doivent s'offrir? La conclusion logique de tout ceci, c'est qu'il n'y a pas lieu de tenir rigoureusement compte de ce genre d'étymologie dans l'écriture, et qu'on ne doit la conserver qu'aux mots spécialement consacrés à la science et de récente formation. Un helléniste, d'ailleurs, reconnaîtra tout aussi bien dans une orthographe française simplifiée les vestiges grecs ou latins que le fait dans sa langue un Italien ou un Espagnol. Qu'on écrive phénomène ou fénomène, fantôme ou phantôme, orthographe ou ortographe ou plutôt ortografe (et mieux encore ortografie), diphthongue ou diftongue, métempsychose ou métempsycose, (1) Ppevitiάw, qui dérive également de opv, a, il est vrai, le sens que nous donnons à frénésie; mais, pour recourir même à cette origine, il faudrait écrire ce mot frénisie ou frénile, frénitique, et non frénésie, frénétique : en grec φρενίτις, φρενιτικός. ce sont toujours des mots grecs pour celui qui sait le grec : mais il s'étonnera de voir certains mots ainsi accoutrés, tandis que d'autres de même provenance ne le sont pas. Cette manière d'écrire, agréable à certains humanistes, satisfait-elle toujours un goût délicat? Molière eût-il vu avec plaisir son Misantrope et sa Psiché écrits autrement qu'il ne l'a fait dans toutes ses éditions (1)? Quant aux personnes, en si grand nombre, qui ne savent pas le grec, l'orthographe étymologique ne peut leur être d'aucun secours. Doit-on faire apprendre le grec dans les écoles primaires? Il faudrait même alors que cette étude, aussi bien que celle du latin, précédât l'enseignement du français. D'ailleurs, ces mots que nous écrivons tantôt par th et ph et tantôt par t ou ƒ, bien que tous dérivés du grec, avaient primitivement un son dès longtemps perdu et que n'a jamais connu la basse latinité d'où procède notre langue. Ainsi fameux, dérivé de gun, en éolien qáμa, transformé par les Latins en fama, d'où famosus, n'a pas écrit par eux avec ph, parce que, disent les grammairiens, les mots écrits par ph se prononçaient avec une différence marquée, pour distinguer le fet le ph. Quintilien nous apprend que les Latins, en prononçant fordeum (pour hordeum) et foedus, faisaient entendre un son doucement aspiré, mais qu'au contraire les Grecs donnaient à leur une aspiration très-forte, au point que Cicéron se moquait d'un témoin qui, ayant à prononcer le nom de Fundanius, ne pouvait en proférer la première lettre (2). Puisque nous savons qu'il a plu aux été (1) La première édition du Misantrope est de 1667; celle de Psiché, de 1671. Dans les diverses éditions des œuvres jusqu'à celle de 1739, 8 vol. in-12, donnée soixante-six ans après la mort de l'auteur, je vois ces deux comédies exactement imprimées sous ce titre, et le Théâtre-Français avait si bien conservé l'ancienne tradition que l'un de nos plus célèbres académiciens se rappelle avoir vu dans sa jeunesse, sur les affiches du Théâtre-Français, le nom du Misantrope écrit sans h. On n'a plus, malheureusement, aucun manuscrit de la main de Molière, mais on peut être assuré qu'il écrivait selon l'orthographe française. (2) Quin fordeum fœdusque pro aspiratione vel simili littera utentes : nam contra Græci aspirare solent, ut pro Fundanio Cicero testem, qui primam ejus litteram dicere non posset, irridet. » Instit. orat., I, 4, 14. Terentianus Maurus |