« Reprenez donc, Monsieur, le déguisement dont il vous a plu de m'affubler; il ne me va pas du tout; c'est un habit de fantaisie dont vous êtes libre de vous revêtir. J'ai peine à croire que vous en fassiez venir la mode. « J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très-humble et trèsobéissant serviteur, «<< ANDRIEUX. « Ce 18 avril 1829. » Dix ans plus tard, en 1839, M. Marle, ne se bornant pas à ce système inadmissible, voulut introduire une écriture purement phonétique, qu'il nomme diagraphie (1). Au moyen de 36 signes figurés par des lignes droites ou courbes, faibles ou renforcées, il parvient à reproduire les sons prononcés; en sorte qu'en moins d'une journée, on connaît ce système et on peut l'appliquer à l'écriture et à la lecture. Ce fait est constaté par un grand nombre de rapports d'inspecteurs de l'Académie, d'inspecteurs de l'instruction primaire et de commissions nommées à cet effet. Voici l'extrait de leurs décisions : << Trois jours suffisent pour connaître et exercer la diagraphie. Elle est un guide incessant de la bonne prononciation. - Elle met l'élève dans la même situation que si un maître lui dictait un bon livre. -Elle économise le temps consacré aux dictées.-Elle réunit, sans en avoir les inconvénients, tous les avantages de la cacographie et des autres genres de devoirs d'orthographe.-Elle fait réfléchir les enfants; elle exerce leur jugement et féconde leur intelligence. » Lors de leur apparition, les doctrines néographiques de M. Marle eurent beaucoup de retentissement. Il eut bientôt acquis de nombreux prosélytes, même parmi les grammairiens. Il reçut, dit-on, trente-trois mille lettres d'adhésion formelle; une quarantaine de brochures pour ou contre furent publiées, et des sociétés de propagation se formèrent dans plusieurs villes (2). Enhardi par ce succès, (1) Grammaire théorique, pratique et didactique, ou texte primitif de la grammaire diagraphique. Paris, Dupont, 1839, in-8. Manuel de la diagraphie. Découverte qui simplifie l'étude de la langue. Paris, Dupont, 1839, in-8 (2). A Paris, une société de la réforme, composée d'hommes distingués, de littérateurs, de grammairiens, était en pleine activité. Je citerai parmi ses membres M. M.-A. Peigné, qui, dans plusieurs de ses publications ultérieures, est resté fidèle à quelques-unes des idées qu'il avait puisées à l'école de M. Marle. Cette société se sépara brusquement dans les circonstances suivantes. Il s'agissait il franchit les limites qu'il avait posées lui-même (voir p. 318). Son audace le perdit et rendit même l'Académie plus méticuleuse dans les concessions qu'elle fit dans la cinquième édition de son Dictionnaire en 1835. Quant à cette espèce d'écriture que M. Marle nomme diagraphie, on peut affirmer que, nécessitant des pesées de la plume et autant de levées de la main qu'il y a de lettres, elle ne saurait s'appliquer à l'écriture courante, ni même à la sténographie. V.-A. VANIER. La réforme orthographique aux prises avec le peuple, ou le pour et le contre. Paris, Garnier, 1829, in-12 de 96 pp. L'auteur, habile grammairien, est partisan d'une réforme néographique modérée. Après quarante ans écoulés depuis l'apparition de cet opuscule, il semble, en certains points, une œuvre de circonstance, puisqu'il fait valoir avec beaucoup de raison les motifs qui s'opposent à l'admission d'une réforme phonographique, telle que l'avait conçue M. Marle, telle que MM. Féline, Henricy, l'ont préconisée de nos jours, et que M. Raoux l'enseigne à Lausanne. M. Vanier a fait un compte rendu moitié sérieux, moitié plaisant des conférences sur la réforme orthographique qui eurent lieu en avril 1829. Après avoir reproché à M. Marle l'abandon du plan primitif auquel tant de personnes éminentes et même d'académiciens avaient donné leur approbation, il rapporte les pro positions contenues dans les cahiers des divers bureaux. La plupart de ces réformes de détail se rapprochent de celles déjà mises en avant par de Wailly et Beauzée. (Voir plus haut p. 276.) << Un membre, dit le rapporteur du premier bureau, a fait la remarque que les verbes en eler et eter, en déviant de la règle générale, présentent de grandes difficultés pour notre orthographe, tant aux nationaux qu'aux étrangers. La règle prescrit, pour les verbes qui ont un e muet ou un é fermé dans le radical, de le tous d'une grande publication faite à ses frais pour propager l'entreprise commune. La moitié de la société se prononça pour une réforme modérée ou néographique; l'autre pour une réforme radicale ou phonographique; on ne put se mettre d'ac cord et l'œuvre fut abandonnée. convertir en è grave quand après lui vient un e muet, comme semer, je sème; promener, je promène; peser, je pèse; lever, je lève; pénétrer, je pénètre ; répéter, je répèle ; céder, je cède; révérer, je révère; révéler, je révèle. Pourquoi donc n'écririons-nous pas, conformément à la même règle, appeler, j'appèle, jeter, je jète ? Plusieurs membres trouvent que depuis la suppression de la double consonne de l'infinitif, admise par l'usage et sanctionnée par l'Académie, il est contre tout principe de voir, dans un système régulier de conjugaison, cette même consonne reparaître alternativement double et simple, comme dans j'appelle, nous appelons, je jette, nous jetons. Cet alternat de la consonne double et simple dénature le radical et expose bien des personnes à écrire : nous appellons, nous jettons. << Par suite du principe reconnu qu'il faut respecter l'orthographe des radicaux, les mêmes membres vous proposent d'écrire les verbes en enir par è grave chaque fois que l'inflexion iène se rencontre, comme dans ils viènent, que je viène, etc., attendu que la consonne est simple dans les radicaux venir, venant, venu, tenir, tenant, tenu, etc. « Pourquoi les mots en on, qui doublent la consonne en formant les dérivés, comme pardon, pardonner, action, actionner, ne la doublent-ils pas dans national, etc.? Il serait à désirer qu'aucun composé ne la doublât. On objecte que la voyelle serait longue avec une consonne simple; nous ne croyons pas cette objection fondée. A quoi donc servirait l'accent circonflexe? Trône, et autres mots ainsi accentués ne se confondraient pas avec l'o devenu bref, n'étant pas affecté de l'accent, Latone. « Il en est de même de hotte et de hôte. Est-ce que la suppression du double t dans les noms en otte, comme cotte, marcotte, botte, etc., apporterait du changement à la prononciation? Pas plus que dans redingote, dévote, compote, etc., qu'on n'a jamais prononcés redingôte, etc., quoiqu'ils n'aient qu'un t. « Même désir de voir supprimer le double t dans les mots en atte, dont plusieurs n'en ont qu'un et se prononcent aussi bref que s'ils en avaient deux, témoin batle, natte; cravate, écarlate, etc. On mettrait l'accent sur l'á long, comme dans hâte, il bâte, pâte, etc., et jamais sur l'a bref. La distinction semble suffisamment établie. «Par le même motif de prosodie, on propose d'écrire flame, j'enflame, ame, et de continuer d'écrire inflammable, inflamma tion avec la consonne double, tant qu'on la fera sentir dans la prononciation. « Le premier bureau est d'avis unanime que les présentes observations méritent d'être prises en considération. >> Voici maintenant le passage de ce travail qui a trait à la critique de la réforme phonographique. La Réforme est aux prises en assemblée générale avec les orateurs de la gauche qui représentent l'opposition. « UN GRAMMAIRIEN. L'un des inconvénients de votre méthode est cette homonymie qu'elle introduit dans la langue. Quoi ! vous osez écrire comme le nom du fleuve (le Pô), une pó de mouton, un pó de bière, et la ville de Pó? Cela n'est pas soutenable. Voyez un peu l'effet de ces quatre Pó, Pó, Pó, Pó. Comment voulez-vous qu'à chaque signe graphique, identiquement le même, on attache une idée différente? « LA RÉFORME. Vous vous faites illusion. Ne savez-vous pas que c'est un inconvénient attaché aux homonymes? Mais chaque mot employé dans la phrase ne laisse plus le moindre doute sur son sens. Que je vous dise: Pô est la capitale du Béarn; ou, l'armée a passé le Pô; ou, voilà vingt pô de mouton, ou enfin, donnezmoi un pô de bière, vous y trompez-vous ? Les mots parlés ne se composent que de sons et non de lettres. En avez-vous vu sortir une seule de ma bouche? Non. Comment voulez-vous que votre œil s'y trompe quand vos oreilles ne s'y sont pas trompées ? (Elle a ma foi raison, dit le côté droit. Attendez, attendez, dit le côté gauche.) « L'ORATEUR DE GAUCHE. Vous ne répondez pas à la question. L'homonymie est un inconvénient, point de doute, mais nous avons bien peu d'homonymes qui soient en même temps oculaires et auriculaires, et il est avantageux, selon moi, quand on est entre deux écueils, d'en éviter au moins un. Lisez, et comparez, « Un beau temps. Un beau tan. « Il m'entend. Il m'en tend (des piéges). << Serre-m'en. Serment. << Mais à quoi bon chercher à multiplier les exemples? Qui ne sait que cette homonymie n'a lieu qu'à l'oreille, et s'efface sur-lechamp aux yeux? Tel est le propre d'une langue écrite régulière, que la clarté n'y laisse rien à désirer. Mais quand on voit votre homonyme sin changer malgré vous de finale, comme dans sin Françoâ, sint Ustache, les sins anaqorète, sing ome, sin mouton, sin dou, selon l'euphonie qui exige la prononciation de telle consonne que vous mettez ou changez au besoin, vous conviendrez que vous vous retirez d'un embarras pour jeter le peuple dans mille autres. Qui l'avertira de mettre un t final à celui-ci, un q à tel autre, une s à tel autre, et rien à celui-là? « L'ORATEUR DE DROITE. La langue parlée n'est, et ne peut être que la peinture des sons, et c'est à la rendre à son primitif emploi que doivent tendre tous nos efforts. « L'ORATEUR DE GAUCHE, Voilà ce que je nie formellement. Toutes les langues ont des signes graphiques employés comme peintures d'idées. « Dans les langues à désinences, et où les consonnes s'articulent, vous ne pouvez les retrancher; mais dans la nôtre, où il n'en est pas de même, regarder comme parasites les lettres qui ne se prononcent pas, ou qui ne se prononcent qu'accidentellement, étant suivies d'une voyelle, est détruire l'harmonie qui existe entre les langues soumises à des règles grammaticales qui leur sont communes. Écoutez, je m'explique. « Vous écrivez « le chevaux, le bestiaux » en retranchant l's, ⚫ signe caractéristique de pluralité, et cela parce qu'elle est nulle dans ce cas pour la prononciation. Le peuple, qui ignore la grammaire, est par là exposé à écrire et à prononcer lé habitans, lé humanités, comme nous prononçons les hameaux, les haricots, et, par une conséquence toute juste, il écrira lé zannetons, pour les hannetons, car c'est ainsi qu'il prononce. Vous allez trop loin, vous dis-je, et c'est avoir une confiance trop aveugle en vos propres moyens que de vous en fier à l'oreille du peuple; elle est trop faussée pour qu'il en fasse son juge. Encore une fois il faudrait supposer qu'il parle bien. Je ne vois sortir de votre système que chaos, que confusion. « Je vais plus loin, comment osez-vous faire disparaître de votre conjugaison ces finales idéologiques qui réveillent en nous les idées de nombre et de personnes? Sont-ce là des lettres parasites? Nous viendron, nous parleron seront homonymes de ils viendron, its parleron! Qui indiquera au peuple qu'il devra mettre ici un tet là une s euphoniques quand chaque verbe sera suivi d'un mot dont l'initiale est une voyelle, lorsque vous retranchez la consonne hors ce cas ? Qui lui indiquera les lettres que vous supprimez dans |