LA BRUYÈRE. La Bruyère, parlant des progrès de la langue, remarque « que depuis vingt ans que l'on écrit régulièrement, on a secoué le joug du latinisme et réduit le style à la phrase purement française....., et qu'on a mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la netteté dont il est capable, ce qui conduit insensiblement à y mettre de l'esprit. » Sans être novateur en fait d'orthographe La Bruyère cependant donna l'exemple de quelques améliorations, contrairement au Dictionnaire de l'Académie qui venait de paraître quand il publia sa dernière édition (la huitième, en 1694). Comme Corneille, Fénelon, Bossuet, il écrit donc toujours vanger (1), avanture, avanturier, restraindre; il écrit soupante, paranthèse, paitrie (ame paitrie de boue). Il supprime la double lettre dans sifler, aranger, flater, échaper, regreter, chaufer. Il supprime l'y dans stile, peristille, hiperbole, patetique, tim, onix, phisionomie, synonime. Mais il en met à parmy, employ, ennemy, pourquoy, luy, soy, celuy, aujourdhuy, etc. Il emploie le z dans magazin, carrouzel, embrazement, cizelé. Il écrit avec raison un homme pratic, un homme fidele, une femme fidelle, et comme Racine prétension et masson. Il écrit avec la double consonne les mots terminés par e muet, duppe, secrette, platte, diette. Comme ce système d'orthographe se reproduit dans toutes les éditions qu'il a publiées et qu'il revoyait avec le plus grand soin, on doit admettre que ces mots ainsi écrits l'ont été par sa volonté. (1) Cependant il écrit vengeance. « C'est par faiblesse que l'on hait un ennemi et que l'on songe à s'en vanger et c'est par elle que l'on s'appaise et que l'on ne Se venge point. » (P. 179.) Peut-être la Bruyère aurait-il désiré simplifier l'orthographe des participes; car je trouve dans toutes ses éditions ce passage ainsi écrit : « Il leur envoya tous Jes éloges qu'il n'a pas cherché par le travail et par ses veilles. » (P. 79.) Conformément à l'orthographe du temps il écrit je sçay, sçû, vuide, prosneur, nous sommes seurs (sûrs), beautez, loüez, extremitez, les mieux flatter, les mieux entourez et les mieux caressez, convents (et non couvents), bien-seance, la vûë, fauteüil. VOLTAIRE, dans sa Correspondance (1752-55), a employé une orthographe qui varie souvent, mais qui prouve son désir de voir prédominer une orthographe plus simple, conformément aux opinions de ses prédécesseurs, Dangeau, d'Olivet, Duclos, Beauzée, de Wailly et autres académiciens, et conformément aux tendances des collaborateurs de l'Encyclopédie, d'Alembert et Diderot. Dans les lettres inédites de Voltaire publiées par M. Hénin en 1825 et par M. Th. Foisset en 1836, son orthographe est figurée conformément à ses manuscrits. Les variations, les erreurs mêmes prouvent combien son esprit supérieur attachait peu d'importance à ces règles fastidieuses et incohérentes qui fatiguent l'attention et la mémoire et qui arrêtent la plume au détriment de la pensée, entravée sans cesse dans sa liberté et sa rapidité. Ainsi lorsqu'on lui voit écrire (Lettres au Président de Brosse et au Président Ruffey) dix fois chatau et sept fois chateau, d'autres fois teatre et theatre, parentese, autentique; il sait bien d'où dérivent ces mots et qu'ils sont écrits en grec avec ; mais soit désir d'abréger le temps qui arrête sa plume, soit de simplifier l'écriture, il supprime les h inutiles : bien plus, si deux fois le mot hippotequés et celui d'hippotèse s'offrent dans ses lettres (1), il sait fort bien que leurs radicaux sont né et τínu, mais, préoccupé qu'il est de son idée, la réflexion lui fait défaut et il commet deux barbarismes qui l'eussent fait exclure de tout concours littéraire et empêché même de devenir instituteur primaire. Qu'importe après tout? le temps perdu à de telles minuties l'eût été aussi pour la postérité. Si, mieux inspiré, il eût écrit ipotequés et ipotèse, il n'eût pas hésité et il eût économisé quatre lettres. Ne sommes-nous pas arrêtés aussi quand il nous faut écrire Hippolyte, hyperbole, hippiatrique, hypogée, esthétique, apathique, etc.? Il écrit sans exception avantures, bien qu'il sache, comme Fénelon et Racine, que le mot dérive d'advenire, mais tous l'ont ainsi écrit. Les doubles lettres, il les supprime dans sotise, reconu, chau (1) Lettre à M. Liebault, 12 novembre 1761. Lettre à M. de La Marche, 18 décembre 1762. Si l'on trouve prophane dans une lettre sans date adressée à M. Ruffey, c'est par la même inadvertance causée par l'irréflexion : il sait bien que ce mot provient de la préfixe pro pour pros et de fanum, le temple. fer, efrayer, raporter, nourir, aprobation, acorder, suplier, embelissement, échaper, afaire, il poura, il a falu; il écrit même quelquefois le tems. Il supprime l'y dans sindic, sindicat, enciclopedie, stile, et de même qu'il écrit chatau, il écrit potau, tonnau (1), fardau. Le z remplace aussi le s dans mazure, écrazer, lézé, lézine, scandalizé, eau roze, aprez, procez, délabréz, etc. Enfin, on remarque souvent le mot masson, celui de sausse et le mot érecsion ainsi écrits. Voici la transcription exacte de quatre de ses lettres à d'Alembert, toutes d'après les originaux que je possède; la dernière est inédite : « A Potsdam, 5 septembre 1752. « Vraiment, monsieur, c'est a vous a dire, «je rendray grace au ciel et resterai dans Rome. » Quand je parle de rendre grace au ciel, ce n'est pas du bien qu'on vous a fait dans votre patrie, mais de celuy que vous luy faittes. Vous et Mr Didrot vous faites un ouvrage qui sera la gloire de la France, et la honte de ceux qui vous ont traversez. Paris abonde de barbouilleurs de papier. Mais de philosophes éloquents je ne connais que vous et luy. Il est vrai qu'un tel ouvrage devait être fait loin des sots et des fanatiques sous les yeux d'un roy aussi philosofe que vous. Mais les secours manquent icy totalement. Il y a prodigieusement de bayonetes et fort peu de livres. Le roy a fort embelli Sparte, mais il n'a transporté Athene que dans son cabinet, et il faut avouer que ce n'est qu'a Paris que vous pouvez achever cette grande entreprise : j'ay assez bonne opinion du ministere pour esperer que vous ne serez pas reduit a ne trouver que dans vous même la recompense dun travail si utile. Jay le bonheur d'avoir chez moy monsieur labbé de Prades, et jespere que le Roy a son retour de la Silesie luy aportera les provisions d'un bon benefice. Il ne s'attendait pas que sa tèse dut le faire vivre du bien de l'eglise, quand elle luy attirait de si violentes persecutions. Vous voyez que cette eglise est comme la lance d'Achille qui guérissait les blessures qu'elle avait faittes. Heureusement les benefices ne sont point en Silesie a la nomination de Boyer ny de Couturier. Je ne scai pas si labbé de Prade est heretique, mais il me parait honnete homme, aimable et guai. Comme je suis toujours tres malade, il poura bien (1) Quatre fois tonnau et une fois tonneau. mexhorter a mon agonie, il l'eguaiera et ne me demandera point de billet de confession. Adieu, monsieur, s'il y a peu de Socrates en France, il y a trop d'Anitus et trop de Melitus, et surtout trop de sots, mais je veux faire comme Dieu qui pardonait à Sodome en faveur de cinq justes. Je vous embrasse de tout mon cœur. V. « Ce ne sont pas aujourdui des liturgies que je vous envoie, mon cher philosofe, ce sont trois brochures de la relligion vangée, comme elle doit l'être par Bertier et consorts. Je vous prie instament de vouloir bien faire rendre à Briasson ce libelle dont je n'ay a me reprocher que d'auoir lu la première page. « Vos articles de l'Enciclopedie seront l'ecole de la posterité. Tout ce qui est de philosofie nouvelle dans ce dictionaire est admirable, du moins tout ce que jen ai lu. » V. Au Chene, par Lausane, 1or septembre. « Manne me parait assez bon quoy qu'un peu rabiniste. Je crois que les philosofes et les curieux pouront etre contants de l'article. Cependant un bon apoticaire en eut dit davantage, et aurait demontré apoticairement la superiorité de manne grasse sur manne maigre. << Mon tres-cher philosofe, je suis fort faché d'être à Lausane au milieu des platras quand votre teologal est à Geneve. On dit que vous pouriez bien revoir le lac cet hiver, vous savez si je le souhaitte; nous vous donnerions la comédie à Lausane. Amenes M. Didrot et nous luy jouerons son Fils naturel. « Pouriez-vous, si jamais vous aviez du temps, me dire si vous voies Mme du Deffant, pouriez-vous luy dire que je pense toujourz a elle quoyque je ne luy écrive point? Pouriez-vous faire mes compliments au P. Henaut? » Interim vale. V. Aux Délices, 15 décembre (1756-60). « Mon cher maitre, vous ne m'avez point acusé la reception de mon petit tribut. Je ne reçois ny mon article Histoire, ny ordre de vous. J'ay peur davoir parlé trop librement des Femmes, mais la franchise doit plaire aux philosofes. J'ay encor peur de ne vous avoir envoyé que des sottises. Une autre peur, c'est de traitter fort mal Idées. Il y a grande aparence que l'un de vous deux s'est chargé de cet article important ou que M. labbé de Condillac le fera. « J'ay oublié de vous dire que je ne pouvais traitter l'article de littérature grecque : 1ment parceque je scais tres peu de grec, 2ment parceque je suis sans livres grecs, 3ment parceque je suis ignorant surtout en cette partie. << Employez moy a boucher des trous, a faire les articles dont vos amis de Paris se seront dispensez, et qui pouront être de ma compétence. Je suis a vos ordres. Mme Denis vous fait mille compliments. Nous souhaittons, mon cher philosofe, que toutes vos pensions soient toujours payées. Souvenez vous des deux hermites qui vous aiment. »> V. Parmi les autres lettres de la correspondance de Voltaire avec d'Alembert, dont je possède les autographes, je remarque ces mots écrits ainsi : Lettre du 2 décembre. Philosofe, etimologie, biblioteque. Dictionaire, teologie, metaphisique. Philosofe, estomac, teologien. Philosofe, deux fois. Philosofe, quatre fois, citoien, filosofe, enciclopedie. Lettre du 6 décembre. — Apuyé, vangé, tirannie, philosofe, deux fois. pedie, bayonete. Lettre du 29 décembre. Philosofe, estomac, teologien. Philosofe, deux fois, citoien, filosofe, teologien, enciclo Philosofe, teologien, catechumène, historiographe. Lettre du 3 janvier. — Piramides, metaphisicien, teologien, cretien, biblioteque. Lettre du 21 octobre 1771. Avantures (1). (1) On voit par cet exemple que le mot avanture, ainsi écrit et imprimé dans les œuvres de Corneille, de Fénelon, de la Bruyère, de Racine et autres, était encore ainsi écrit avec a au temps de Voltaire; et en effet, si l'on voulait se conformer à l'étymologie on devrait aussi écrire aventage qui dérive également d'advenire. |