APPENDICE G. Je terminerai cette longue revue des systèmes proposés, des idées et des opinions émises depuis l'origine de la critique littéraire pour ou contre la réforme orthographique, par la citation de quelques articles que ma première édition du présent ouvrage a provoqués de la part d'écrivains distingués dans des journaux ou des recueils importants. L'article si remarquable de M. SainteBeuve a déjà été inséré en partie, p. 165-175. M. Victor FOURNEL a publié, dans la Gazette de France du 28 janvier 1867, un compte rendu dont j'extrais les passages les plus importants : L'orthographe française jouit d'une renommée redoutable, légitimement acquise par ses anomalies, ses complications et ses incohérences. Elle est assurément la plus puissante barrière qui subsiste aujourd'hui contre la diffusion universelle de notre langue, et c'est la langue elle-même qui l'a élevée, comme pour racheter ainsi sa clarté proverbiale et faire payer sa conquête au prix qu'elle vaut. « Cette orthographe n'est pas seulement bizarre, elle est irrégulière dans ses bizarreries et contradictoire dans ses irrégularités. Sa logique est entachée d'arbitraire nous l'allons montrer tout à l'heure. Il en est du code grammatical comme de l'autre, où l'avocat général Servan se plaignait jadis qu'on ne pût se reconnaître à travers ce dédale de lois sur des lois, de lois contre des lois, de lois sans objet, de lois inutiles, insuffisantes, redondantes, oubliées, dangereuses, opposées, impossibles, et qu'on n'a cessé de compliquer soigneusement depuis, jusque dans les moindres recoins de la jurisprudence, par des arrêts sur des arrêts, contre des arrêts, autour des arrêts, pour les expliquer, pour les appuyer, pour les casser, pour les élargir, pour les restreindre, pour les éclaircir et pour les embrouiller. « Les causes de ces variations ne tiennent pas exclusivement à l'origine mixte de notre langue: elles seraient trop longues à expliquer en détail, et il suffit d'en constater le résultat. S'il est vrai, comme on l'a dit, que l'orthographe est une de ces sciences qu'il n'y a aucune gloire à connaître, mais qu'il y a honte à ignorer, avouons franchement que chacun de nous porte sa part de cette honte. Qui n'a été obligé de recourir cent fois au Dictionnaire pour vérifier tel mot composé, pour savoir si contre-coup ne prend point de trait d'union, comme contrebande, ou en prend un comme contre-temps; s'il faut bien deux n à confessionnal, tandis qu'il n'en faut qu'une à national; comment s'écrit consonnance et comment s'écrit dissonance; si le substantif clou, au pluriel, a l's, comme filou, ou l'x, comme hibou, etc., etc.? Ces cas sont innombrables, et déconcertent à chaque pas les esprits les plus exacts comme les mémoires les plus tenaces. « On assure que Chateaubriand ne savait pas l'orthographe; il lui suffisait de savoir sa langue; pour le reste, il s'en remettait à son secrétaire ou à son impri meur. Béranger a avoué lui-même que pendant longtemps il n'avait pu l'apprendre. Tout le monde n'a point les priviléges de Béranger ou de Chateaubriand, et, à les imiter, on risquerait beaucoup plus de se faire accuser d'ignorance que de se faire soupçonner de génie. Le temps n'est plus où l'orthographe était considérée comme une science mesquine, faite pour les maîtres d'école et les professeurs d'écriture, et où un hobereau pouvait dire fièrement : « Je n'aime point la pédanterie. Pour moi, je mets l'orthographe en gentilhomme, et non en académicien. » << Il orthographiait en gentilhomme, bien qu'il fût académicien, cet illustre maréchal de Richelieu, dont on conserve le discours de réception écrit de sa propre main, et plus criblé de fautes que ne le fut jamais la dictée d'un écolier de huitième. Et aussi ce glorieux maréchal de Saxe, qui eut du moins l'esprit de ne point se laisser ranger au nombre des immortels, et dont on a une lettre toute pleine de couleur locale et portant sa démonstration en elle-même, où se lit le passage suivant : « Ils veule me fere de la Cadémie; cela miret come une bage a un chas. » Louis XIV avait l'orthographe du premier gentilhomme de France, et Napoléon celle d'un homme de génie. Orthographier correctement, c'était l'exception jadis, et, pour ainsi dire, le privilége des seuls savants. Rien n'était plus rare dans le meilleur monde, quelquefois parmi les personnes les plus instruites, les plus spirituelles et les plus lettrées : les amateurs d'autographes le savent bien. Qui n'a, par exemple, péniblement déchiffré, à travers le charmant fouillis de leurs griffes de chat, quelques-uns de ces jolis billets écrits par les grandes dames du dix-huitième siècle, souvent avec la grâce, la finesse et la verve d'une Sévigné, mais presque toujours aussi avec l'orthographe du maréchal de Saxe? Il n'y a plus guère aujourd'hui que les cuisinières qui aient gardé sur ce point les traditions des duchesses du temps passé. Cette différence ne tient pas seulement au progrès de l'instruction, mais au progrès de l'orthographe elle-même, jadis flottante, maintenant fixée, simplifiée, rapprochée du type unique et de la logique, vers laquelle il lui reste un dernier et assez large pas à faire encore, si elle veut y toucher pleinement. ་ L'enseignement de l'orthographe est l'une des parties les plus laborieuses de l'éducation enfantine. On a recours à tous les expédients pour graver dans les jeunes têtes ces règles souvent sans règle, et ces principes incohérents, violés par de continuelles exceptions. On a même essayé de la réduire en jeux. En 1509, Ringmann publiait à Saint-Dié une Grammaire figurée, où toutes les parties du discours sont symbolisées par autant de figures vivantes : le nom par un curé, le verbe par un roi, le participe par un moine, la préposition par un marguillier et l'interjection par un fou. Cela valait bien ces ballets scolaires des Jésuites où l'on voyait le Supin en u danser avec le Gérondif en do. A la fin du siècle suivant, on inventa une façon d'apprendre l'orthographe « en jouant avec un dé ou avec un rotin ». Barthélemy publia en 1787 la Cantatrice grammairienne, ou méthode pour arriver au même résultat par le moyen de chansons, sans le secours d'aucun maître. Je lisais encore dernièrement, dans une revue destinée à l'adolescence, une espèce de petit roman grammatical où le Substantif vient causer sur la scène avec son remplaçant le Pronom, comme un héros de tragédie avec son confident, précédé de l'Article qui lui sert de hérault, et escorté de l'Adjectif en guise de suivant. << Mais ce qui, mieux que ces enfantillages, prouve la réalité du mal, c'est le nombre et la vigueur des tentatives de réformation essayées depuis plus de trois siècles chez nous. Dans aucun autre pays, il ne s'en est produit autant. M. Firmin Didot les a passées en revue dans un curieux et savant appendice du livre qui nous a inspiré cette rapide excursion à travers les steppes grammaticales, rarement visitées par la critique. La première qu'il signale date de 1527, et la dernière de 1865. Entre ces deux dates se déroule une chaîne ininterrompue de noms, où les plus obscurs se mêlent aux plus illustres, les mathématiciens aux poëtes, les bohêmes littéraires aux académiciens, et les esprits les plus aventureux aux réformateurs les plus sages et les plus modérés. Les uns veulent bouleverser entièrement l'orthographe et changer jusqu'à l'alphabet; les autres, — des écrivains comme Corneille, Bossuet et Voltaire, des philosophes ou des grammairiens autorisés comme Richelet, l'abbé de Dangeau, les auteurs de Port-Royal, Beauzée, le père Buffier, Duclos, Du Marsais et Wailly, — essaient simplement d'en bannir les bizarreries et les incongruités les plus flagrantes. » M. Fournel analyse ensuite les systèmes de réforme proposés depuis Meigret jusqu'à nos jours, puis il constate l'importance des pas que l'Académie a faits depuis sa première édition dans les voies de la réforme. L'usage, dit-il, qu'elle reconnaissait, après Horace et Vaugelas, comme le maitre et l'arbitre suprême de la langue, lui avait imposé ces changements. Mais M. Firmin Didot fait très-justement observer qu'elle ne peut plus attendre aujourd'hui les décisions de l'usage pour les suivre, et qu'au lieu de se borner à lui obéir, il lui appartient de le déterminer. Les conditions ne sont plus les mêmes qu'autrefois tout écrivain s'est soumis à la loi du Dictionnaire, et les imprimeries le prennent pour règle absolue. Ce serait se condamner à l'immobilité perpétuelle, et tourner sans fin dans un cercle vicieux, que d'attendre le mot d'ordre d'un monarque déchu; et pour se refuser aux sages et légitimes réformes qui lui sont réclamées, elle ne peut arguer de ce que l'usage ne les a point admises, puisque l'usage, en ce qui concerne l'orthographe, a abdiqué entre ses mains. << En principe, le projet proposé par M. Didot, sous forme de respectueuse requête à l'Académie, se justifie donc pleinement. Il sait qu'en fait de réformes dans les règles consacrées par une longue prescription, tout ce qui n'est pas nécessaire est condamné d'avance, et tout ce qui est superflu revêt une apparence tyrannique: Les meilleures même et les plus indispensables ont besoin de se produire avec ménagement, par respect pour une tradition qui a pris force de loi, et afin de ne pas introduire le trouble et la confusion sur le terrain qu'elles prétendent débrouiller. M. Didot se distingue des Meigret, des Ramus, des Rambaud, des Marle, de M. Erdan et de M. Féline, en ce qu'il n'est pas un révolutionnaire, mais un simple réformateur. Il se borne, du moins dans son plan général, au strict nécessaire, en s'enfermant dans les limites déterminées par les précédents de l'Académie elle-même. Il intervient au moment opportun, et, ce semble, dans les meilleures conditions de succès, grâce à l'influence que lui assurent la juste autorité de son nom, de ses travaux, etc. » « Quels sont les principaux inconvénients de l'orthographe française, et les reproches sérieux qu'on est en droit de lui adresser? Elle emploie beaucoup de lettres surérogatoires, qui embarrassent et encombrent sa marche, des lettres qui pourraient se remplacer par d'autres, des lettres à double et triple emploi, chan geant arbitrairement de valeur suivant leur entourage, des lettres identiques se prononçant différemment, et des lettres différentes se prononçant d'une façon identique, des caractères dont elle n'a pas les sons, et des sons dont elle n'a pas le caractère, une complication de lettres, accumulées parfois comme à plaisir pour traduire les émissions les plus simples, la confusion du singulier avec le pluriel dans beaucoup de cas, et, en une foule d'autres, la différence des signes employés pour exprimer le pluriel dans les mêmes catégories de mots, enfin un inextricable enchevêtrement, un chaos de règles détruites, aussitôt qu'elles sont posées, par des listes d'exceptions souvent aussi nombreuses que les cas d'application régulière. << On ne peut pas espérer de porter remède d'un seul coup à toutes ces anomalies; il y faudrait une véritable révolution. Les réformes proposées par M. Didot se bornent aux points essentiels et s'attaquent aux incohérences les plus criantes. Je commence toutefois par éliminer celle qui occupe le dernier rang dans son cahier de doléances; la distinction des deux g (g et g) employés à l'avenir, l'une pour les sons durs comme dans figure, l'autre pour les sons doux, comme dans gageure, que l'on écrirait alors gagure, en supprimant la lettre parasite e, qui a le tort de donner à ce terme la même physionomie, sans lui donner le même son, qu'au mot demeure. L'introduction de ce g doux serait quelque chose d'analogue à la création de la cédille pour le c, et, comme elle, pourrait amener la suppression d'un grand nombre d'e surérogatoires, placés après le g actuel pour l'adoucir. Mais, sous prétexte de simplification, c'est là une complication véritable, toute de fantaisie, dont les avantages assez minces ne me paraissent pas suffisamment compensés par les inconvénients, et qui charge l'alphabet d'une lettre de plus, ou du moins d'une nouvelle forme de lettre, d'ailleurs absolument inutile, puisque son emploi se confondrait avec celui du j (1). « Sur les autres points, les réclamations de M. Didot sont d'une incontestable justesse, et ses réformes les unes nécessaires, les autres très-logiques et presque toujours très-souhaitables. Il est évident, par exemple, qu'il y a toute une révision à accomplir dans les mots composés, labyrinthe plus embrouillé que celui de Dédale, et où il est impossible de trouver un fil conducteur. On ne comprendra jamais pourquoi l'Académie écrit clairvoyant, tandis qu'elle écrit clair-semé; pourquoi, d'une part, contrebande et, de l'autre, contre-coup. Elle a déjà supprimé beaucoup de ces traits d'union, pour fondre en un seul les deux termes, quelquefois en élidant ou en contractant le premier qu'elle poursuive cette tâche, qui, en effaçant une contradiction perpétuelle, fera disparaître en même temps la difficulté insoluble de la formation du pluriel dans certains mots composés! Il n'est pas moins évident que rien n'est plus arbitraire et plus irrégulier que l'emploi des doubles lettres. Comment, lorsqu'on ne met qu'un g dans agression, agrandir, agréer, etc., en laisser subsister deux dans agglomérer, agglutiner, aggraver, et faire une exception pour ces trois mots seuls? Les mêmes variations existent dans les dérivés des mots terminés en on et en ion (timonier et canonnier, violoniste et bâtonniste, donateur et ordonnateur); dans l'emploi du double t à la finale des mots (démailloter et emmaillotter, contradiction vraiment intolérable), et le redoublement de certaines lettres, telles que le p dans appauvrir, applaudir..., lorsqu'on écrit aplanir, apercevoir, etc. Les tableaux dressés par M. Didot, avec une conscience et un soin scrupuleux, mettent (1) J'ai fait droit à cette juste critique dans cette seconde édition. ces anomalies dans tout leur jour, et les rendent plus choquantes encore par le rapprochement. « Qui n'a entendu conter dix fois une charmante anecdote dont Nodier est le héros? Lisant à l'Académie des remarques sur la langue française, il disait que le entre deux i a d'ordinaire, et sauf quelques exceptions, le son de l's: " Vous vous trompez, Nodier; la règle est sans exception, lui cria Emmanuel Dupaty. - Mon cher confrère, répliqua le malicieux grammairien avec une humilité sarcastique, prenez picié de mon ignorance, et faites-moi l'amicie de me répéter seulement la moicié de ce que vous venez de dire. » « L'Académie rit, et Dupaty resta convaincu qu'il y avait des exceptions. Au fond, la réplique de Nodier était une épigramme contre le Dictionnaire. Qui dira cn vertu de quel principe le t suivi d'un i se prononce tantôt ti et tantôt ci? M. Didot propose de remédier à cette confusion soit par la substitution du c au t, car rien n'empêcherait d'écrire ambicieux comme on écrit précieux, — soit par l'emploi du tavec une cédille, particulièrement dans les substantifs d'une forme absolument identique à celle de verbes dont la prononciation n'est point la même (nous éditions, les éditions; nous inspections, les inspections, etc.). Cette dernière anomalie se retrouve, et appelle un remède analogue, dans les substantifs en ent qui présentent une homographie complète, malgré la différence du son, avec la troisième personne plurielle du présent de l'indicatif (un affluent, ils affluent; un équivalent, ils équivalent). « Le chapitre sur la régularisation de l'orthographe étymologique est l'un des plus intéressants du livre. Nulle part les contradictions ne fourmillent pareillement. Ainsi, dans les mots tirés du grec, le est représenté tantôt par le c, ou le k, ou le qu (acariátre, kilo, monarque), tantôt par le ch dur (archéologue), tantôt par le ch doux (anarchie). Le th est censé représenter le grec, mais c'est dans notre langue un signe sans aucun son correspondant, comme le ph, qui répond au , mais qui se prononce ƒ, et ne sert qu'à surcharger certains mots, en leur donnant une physionomie barbare. Qu'est-ce donc quand le th et le ph se trouvent réunis, quelquefois en double exemplaire (diphthongue, apophthegme ichthyophage)? Assurément, il faut tenir grand compte de l'étymologie dans l'orthographe, et c'est pour l'avoir méprisée que les révolutionnaires qui veulent qu'on écrive comme on prononce ont échoué dans le ridicule. Mais l'Académie elle-même a porté les premiers et les plus rudes coups à l'orthographe étymologique. Sur les 20,000 mots environ dont se compose le dictionnaire, il y en a, d'après les calculs de Marle, 3,000 d'étymologie inconnue, 1,500 d'étymologie douteuse, 10,000 qui se sont dépouillés successivement de leurs lettres étymologiques, et 500 dont l'orthographe est absolument contraire à l'étymologie. Pourquoi paragraphe et agrafe, philosophe et fantaisie, rhythme et eurythmie? La logique la plus élémentaire exigerait qu'on écrivit fénomène comme fantôme, ou qu'on revint à l'ancienne orthographe, qui disait phantome, comme phénomène. Ce qu'on demande à l'Académie française, ce n'est pas d'effacer l'étiquette étymologique des mots, c'est de se montrer conséquente avec elle-même, de mettre de l'unité dans l'œuvre qu'elle a commencée, et de rayer de perpétuelles contradictions qui déconcertent l'esprit. Puisqu'on a supprimé l'h étymologique dans trône, trésor (jadis throsne, thrésor), il serait aussi logique de la supprimer dans anathème, athlète, etc. Cependant je suis le premier à convenir qu'il ne faut pas pousser toujours la logique à l'extrême, et j'avoue que j'aurais la faiblesse de reculer devant quelques |