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SUR LA VIE ET LES OUVRAGES

DE CONDILLAC.

ÉTIENNE BONNOT DE CONDILLAC, abbé de Mureaux, naquit à Grenoble en 1715. Il était neveu du grand prévôt de Lyon, chez qui Jean-Jacques Rousseau passa l'année 1740, comme instituteur de ses deux enfans. Sa carrière laborieuse n'eut rien de cet éclat qu'on est accoutumé à chercher dans l'histoire des hommes célèbres. Il reste même peu de détails sur sa vie privée, et son biographe aurait à remplir une tâche stérile, si les ouvrages d'un ami de la vérité avaient moins d'intérêt que les actions.

Disons plus encore: comme toute la vie d'un philosophe est dans ses ouvrages, toute l'histoire de la science est dans la vie d'un philosophe. Je me trouverai donc forcé d'arrêter mes regards sur les questions les plus importantes. Comment apprécier les services rendus par Condillac à la science, comment les apprécier sans indifférence et sans enthousiasme, si je n'interroge pas moi-même les sources où il a puisé? Les esprits sérieux et habitués à la méditation, les seuls sans doute qui s'attacheront à ces graves lectures, ne me sauront pas mauvais gré peut-être de leur offrir autre chose qu'une nomenclature froide et aride. J'exposerai de bonne foi les opinions de Condillac, sans lui refuser ni l'éloge ni le blâme qu'il me paraîtra mériter. Ceux qui n'aiment pas sa doctrine ne prétendent pas qu'elle soit à dédaigner tout entière, et ceux qui font profession de la suivre ne seront point choqués de quelques critiques impartiales : les uns et les autres cherchent, doivent chercher avant tout la vérité, et je ne souhaite que d'en faciliter l'accès.

Tous les bons esprits reconnaissent qu'en philosophie une seule question domine toutes les autres, les frappe de stérilité si elle est mal résolue, leur donne la vie et la lumière si elle est décidée avec une rigoureuse précision. Cette question est celle de la méthode. Qui se flattera d'arriver à la vérité s'il n'est point sûr de sa route? Qui se plongera avec confiance au milieu des ténèbres, ou de ce qu'on nomme les ténèbres de la métaphysique, sans un flambeau qui en éclaire les profondeurs? Mais il est plus aisé de reconnaître l'utilité de la méthode que de dire ce qu'elle doit être; et à peine les écoles sont-elles convenues de cette recherche, qu'au moment de la faire elles se séparent sans retour.

Essayons de voir ce qui distingue les diverses méthodes philosophiques, leurs dangers, leurs avantages, leurs illusions, leurs caractères de certitude; puis, quand nous examinerons celle qu'a embrassée Condillac, nous pénétrerons d'un seul regard où elle a pu le conduire. Après ces considérations, que je tâcherai de resserrer en quelques pages, je parcourrai

successivement les productions diverses de ce respectable écrivain.

Soit que nous consultions l'histoire de la philosophie depuis Platon jusqu'à nos jours, soit que nous écoutions les philosophes retraçant eux-mêmes la marche qu'ils ont suivie, nous trouverons toujours qu'on a reconnu deux méthodes, deux seules méthodes possibles; et c'est par la préférence donnée à l'une ou à l'autre, que se sont classés naturellement les métaphysiciens.

Les uns ont pensé que pour expliquer l'homme, ainsi que pour expliquer la nature, il faut partir des détails soigneusement observés, remonter peu à peu en suivant la chaîne des observations analogues, afin de parvenir, après de lentes, mais infaillibles décoúvertes, au dernier anneau des connaissances humaines. Comme notre esprit offre un faisceau de notions diverses que cette inéthode prétend briser et décomposer dans ses derniers élémens, elle a pris le nom d'analise, qui signifie décomposition.

Les autres ont choisi pour point de départ certains principes supposés incontestables, certaines vérités dont la connaissance serait antérieure à toute observation. De là, par une suite de déductions rígoureuses et un enchaînement de conséquences, ils se sont flattés de descendre dans les derniers replis dé l'âme humaine. Comme cette méthode adopte d'abord des principes qui précèdent les recherches et lui servent à former l'édifice de nos connaissances, on l'a nommée synthèse ou composition.

Me pardonnera-t-on de rappeler des distinctions si vulgaires? J'oserai l'espérer, si elles me conduisent à quelques utiles réflexions.

Je remarque avant tout l'impropriété des noms donnés à ces deux méthodes; et ceux à qui Condillac fera si bien connaître l'influence du langage ne me trouveront pas trop minutieux. Que serait l'analise si elle n'était qu'une dissolution de parties? Que recueillir d'une méthode qui ne décomposerait pas pour recomposer? Aussi est-ce là le véritable objet de l'analise, et je regrette que le mot même ne nous l'apprenne pas. Et la synthèse? Peut-il y avoir une méthode qui se borne à composer? Celle-ci part de principes généraux, fertiles en conséquences, mais ces conséquences sont des détails qui tombent sous l'œil de l'analise.

La différence réelle de ces deux méthodes est dans le point de départ. Commencer toujours par l'observation des détails pour arriver à des résultats collectifs, c'est de l'analise. Commencer toujours par constater certains principes que vous ouvrirez pour en tirer des conséquences, c'est de la synthèse.

Si vous analisez, disent les partisans de la synthèse, vous vous condamnez d'avance à méconnaître plusieurs vérités importantes. Vous découvrirez sans doute un grand nombre de faits incontestables; mais si l'analogie vous manque, si, comme il doit arriver, vous êtes arrêtés par les abîmes dont est semée l'étude de nous-mêmes, votre timidité pourra-t-elle les franchir? Habitués à vous traîner lentement de détails en détails, vous n'arriverez qu'à un résultat partiel, à des connaissances qui n'auront point de base invariable.

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