de l'Europe à l'autre, donnent ou échangent à leur fantaisie des couronnes ducales, impériales ou royales, qui ne devroient dépendre que du libre choix des peuples. Combien de temps cela doit-il durer encore? Aussi long-temps que les peuples le voudront: pas un jour de plus. Voilà comme le grand duché de Toscane est passé entre les mains des princes de la maison de Lorraine, réunis à la maison d'Autriche. Ce gendre de l'empereur devint empereur lui-même, et continua d'être grand-duc; il fit seulement régir cet état en son nom par un gouverneur; mais à sa mort son second tils Léopold lui succéda en Toscane, et il fut réglé que ce seroit désormais l'apanage des princes cadets de la maison d'Autriche. Léopold, qui vient de mourir empereur, et dont le nom nous rappelle un ennemi, régna vingt-cinq ans à Florence paisiblement, et même glorieusement. II a laissé peu de regrets dans l'Empire, encore moins en France; mais il en a laissé en Toscane. Quand il y arriva, l'état avoit été ruiné par son père. Les revenus publics en étoient sortis pendant plusieurs années, et s'étoient allé perdre à Vienne dans le trésor impérial, d'où ils ne revenoient jamais. Le peuple étoit épuisé; les lois étoient ou mauvaises ou sans vigueur, lés désordres publics et particuliers étoient au comble, les pauvres innombrables et mal secourus: la diminution des impôts, un grand ordre dans les finances, de bonnes lois, une police exacte, des hôpitaux nombreux et bien entretenus, de sages réglemens de toute espèce remplirent et signalèrent les premières années du règne de Léopold, et il sut maintenir jusqu'à la fin avec constance, ce qu'il avoit établi avec sagesse. Il commença par simplifier les lois civiles, qui étoient obscures et compliquées, et par adoucir les lois criminelles, qui étoient barbares en Toscane comme dans presque toute l'Europe. Pendant plus de dix ans le sang n'y coula pas une seule fois sur l'échafaud. Léopold étendit sur les prisons ses vues d'aura nité. Les prisonniersy furent traités avec douceur: rien ne leur manqua plus que la liberté. Un magistrat célèbre (M. du Paty) a judicieusement remarqué que cet adoucissement des lois avoit adouci les mœurs publiques: les crimes graves devinrent plus rares depuis que les peines atroces furent abolies: chose remarquable! quelquefois les prisons de Toscane ont été vides pendant trois mois. Dans les hôpitaux, ce n'étoient pas seulement des secours que trouvoient les pauvres malades; ils y trouvoient aussi des soins délicats, un ordre admirable, une propreté charmante, capable seule de rendre la santé. Le grand-duc alloit souvent les visiter; il n'y entroit que pour répandre des bienfaits, et y recueilloit mille bénédictions. Soigneux de tout ce qui pouvoit soulager le peuple, il retrancha un grand nombre de fêtes, pour multiplier les jours de travail, et par conséquent les salaires. Il délivra l'industrie de toutes entraves. Chacun put exercer librement l'art, le talent, le métier auquel il étoit propre. Il établit des manufactures, etfit ouvrir à ses frais de superbes chemins, pour faciliter les débouchés et les communications du commerce. Il se montra simple, affable et accessible à tous. L'homme le plus pauvre de Florence étoit admis dans son palais, comme le plus riche. Les malheureux avoient même trois jours de la semaine qui leur étoient particulièrement consacrés. Léopold auroit voulu extirper la mendicité; mais la superstition et l'avarice des Florentins rendoient cette réforme trop difficile. A force de leur répéter que les pauvres sont l'image de Dieu sur la terre, on leur avoit fait une sorte de besoin du spectacle de la misère; et quelques secours volontaires qu'ils pouvoient refuser aux mendians, leur paroissoient préférables à des subsides fixes qu'il eût fallu payer pour que la mendicité n'existât plus. Léopold ne put donc qu'adoucir un mal qu'il ne lui étoit pas permis de guérir. Ce prince connoissoit les bons livres qui avoient D3 été dès lors écrits en France sur la liberté du commerce. Il en mit les principes en pratique, tandis que dans le pays où ils étoient nés, leurs auteurs étoient traités de visionnaires, et même d'hommes dangereux. Pour ôter à cette liberté tous ses inconvéniens et lui donner tous ses avantages, il la rendit indéfinie. Il la comparoit au cours des rivières; quand on le gêne, il y a toujours des stagnations ou des débordemens. Il fut donc permis aux Florentins de vendre et d'acheter, d'importer et d'exporter à leur gré toutes sortes de denrées, le blé comme autre chose. Le pape étoit dans d'autres principes; il excommunia par une bulle tous ceux qui de ses états importoient en Toscane certaines marchandises. ،، Cette excommuni" cation ne me fait rien, disoit un bon paysan; elle ne peut tomber que sur mon âne : c'est lui qui porte la denrée, et heureusement il a bon dos Ç'étoit le grand - duc lui-même qui aimoit à conter cette histoire. La liberté du commerce accrut et fit prospérer en Toscane l'agriculture et l'industrie. Les laboureurs étoient riches et les artisans à leur aise. Depuis les premiers Médicis, ils n'avoient point été aussi heu reux. C'est dire assez que les nobles y avoient peu de pouvoir. De quel moyen Léopold s'étoit-il servi pour soumettre l'aristocratie, jusqu'alors toujours rebelle et remuante dans la Toscane, toujours rebelle et remuante dans tous les Etats? Il s'étoit servi du bonheur du peuple. Le peuple une fois heureux sans le secours des nobles, ne prend plus de part à leurs querelles. Un prince adroit peut alors les dépouiller de tous leurs injustes et dangereux privilèges; et cest ce que fit Léopold. A la noblesse près, qu'il ne crut pas pouvoir détruire, il ne laissa rien à l'aristocratie qui pût ni opprimer ses sujets, ni gêner son autorité. Mais il ne laissa rien non plus à la démocratie. Il ôta au peuple tout moyen de reprendre aucune existence politique. Il vouloit qu'il fût heureux, mais qu'il fût soumis. Il supprima jusqu'aux confréries, qui étoient des centres de rassemblement. Il établit parmi le peuple, comme parmi les nobles, un espionnage qui lui rendoit présentes et les actions et les paroles, et presque les pensées de chacun. Quand on lui reprochoit d'avoir tant d'espions, il répondoit: Je n'ai pas de troupes. Triste alternative d'un prince absolu! il ne peut l'être que par des violences ou des bassesses. Aussi doux, aussi bienfaisant, aussi sage que peut l'être un despote, Léopold l'étoit sans doute; mais Léopold étoit un despote. Il réunit en sa main tous les pouvoirs; ce qui ne les rend au reste que plus faciles à reconquérir, quand le moment sera venu. Depuis qu'il étoit empereur, entouré de nos rebelles ennemis, sollicité par ce qui fut chez nous la noblesse, à prendre les armes pour elle, on peut douter, d'après son caractère, qu'il les eût jamais prises offensivement. Ses principes de despotisme devoient lui faire haïr notre révolution toute démocratique; mais son aversion pour l'aristocratie et le soin qu'il avoit pris de l'abattre en Toscane, font présumer qu'il auroit voulu l'écraser aussi en Allemagne. Or c'étoit un mauvais moyen que de commencer par guerroyer pour la rétablir en France. Quoi qu'il en soit, son fils, grand duc après lui, et maintenant roi de Bohème et de Hongrie, sera probablement bientôt empereur. Alors un de ses frères aura le grand duché de Toscane, à moins que pendant tout ce temps, fatigué de ces mutations fréquentes, le peuple ne se ressouvienne de son ancienne liberté. Legrand duché de Toscanene contient pas seulement le Florentin, dont cette riche et helle ville de Florence est la capitale; il renferme encore le Pisan et le Siennois, qui furent aussi des républiques. Le premier fut conquis par les Florentins, encore libres, avant la domination des Médicis. Pise en est la principale ville; elle fut célèbre dans l'antiquité romaine, et l'une des douze grandes cités de l'Etrurie. Après la destruction de l'Empire, elle se forma en république. Sa situation : : sur le fleuve de l'Arno, le voisinage de la mer qui n'en est qu'à trois lieues, et d'où les vaisseaux remontent le long du fleuve, favorisoient son commerce. Elle devint une des puissances maritimes de l'Italie. Après avoir conquis la Corse, la Sardaigne, Palerme en Sicile, Carthage en Afrique, et s'être rendue fameuse par ses richesses, ses exploits, sa magnificence, elle fut déchirée, pendant trois siècles, par des factions et des guerres civiles; et enfin conquise au quinzième siècle par la république de Florence. Les Pisans tentèrent plusieurs fois, mais inutilement, de se remettre en liberté. Les grands-ducs, pour s'ôter là-dessus toute crainte, multiplièrent les actes de sévérité, ôtèrent à Pise tous ses moyens de force, de richesse et de puissance, et parvinrent si bien à l'affoiblir, que leurs successeurs n'ont pu réussir depuis àla repeupler, à lui redonner quelque éclat, à y ressusciter les arts, l'industrie, le commerce. Il n'y a qu'un secret pour cela, mais il est sûr, et les grands - ducs ne l'emploieront pas, c'est que Pise redevienne une république. Sienne, capitale du Siennois, est aussi ancienne que Pise. Si elle ne put être long-temps libre, depuis sa formation en république, c'est que les nobles y voulurent toujours dominer le peuple, qu'ils se firent un parti puissant, qu'ils appelèrent même à leurs secours des puissances armées. It fallut que le peuple en appelât de son côté. Parmi ces guerres civiles et ces guerres étrangères, Sienne perdit sa liberté, sans que l'aristocratie, qui lalui faisoit perdre par son indomptable orgueil, tirât de tant de troubles, de sang repandu, de maux de toute espèce, d'autre profit que le plaisir barbare de voir abattu, vaincu, ruiné, ce peuple qu'elle n'avoit pu soumettre. Depuis que Pise ne s'appartint plus, elle appartint successivement aux Espagnols, aux Français, et derechef aux rois d'Espagne, dont l'un, Philippe II, la donna sous quelques conditions féodales, à Cosme I, grand-duc de Toscane. Parmi quelques autres petits états enclavés et fondus |