un jugement prompt, juste et ferme. Voilà déjà une femme assez rare; mais, ce qui est peut-être sans exemple, elle a eu, à cent ans passés, la tête qu'elle avait à quarante. » Elle continua les opérations du commerce que son mari lui avait laissé toujours diriger. Quelques intérêts pris par elle dans les armemens en course faits à Saint-Malo ajoutèrent à sa fortune, qui, peu d'années après, fut sinon absolument renversée, du moins très - altérée par le malheureux système de Law (1). Ce fut à Rennes que Duclos fit ses premières études. On parut d'abord le destiner au commerce. Mais comme, à neuf ans, il montrait une grande vivacité et une mémoire singulière, sa mère se décida à lui faire apprendre le latin. Alors l'ambition des fermiers bretons était d'avoir un curé dans leurs familles. Il y avait à Rennes un grand nombre de jeunes paysans qui venaient chaque jour au collége avec un morceau de pain dans la poche, et qui retournaient le soir à leurs chaumières, l'hiver comme l'été, et quelque temps qu'il fit. Ce fut un de ces campagnards en sabots et en rabat, un de ces docteurs ébauchés que Duclos eut d'abord pour précepteur. Sa mère se décida bientôt à l'envoyer achever ses études à Paris. Duclos fut le premier bourgeois de Dinan qui eut cet honneur. Il partit, en 1713, par le coche, « et à la garde du cocher, dit-il, comme un paquet à remettre à son adresse. » Il raconte plaisamment, comment par la négligence d'un ami de sa famille, gentilhomme du prince de Conti, et qui était chargé de venir le recevoir, il resta dans le bureau, rue de la Harpe, à la Rose rouge, avec les autres paquets, mais sans adresse sur le dos pour être remis à sa destination; et comment le cocher le confia à un petit marchand qui le recueillit jusqu'au lendemain. Le gentilhomme vint enfin le prendre et le conduisit, rue de Charonne, à l'Académie du marquis de Dangeau. Duclos donne des détails curieux sur cette institution fondée par le marquis, grand-maître de l'Ordre de St.-Lazare, en faveur de vingt jeunes gentilshommes, chevaliers de cet Ordre; mais, indépendamment des élèves-chevaliers, dont l'entretien et l'instruction étaient aux frais de l'établissement , on admettait des pensionnaires, et c'est à ce titre que Duclos et deux de ses parens, le chevalier et l'abbé d'Aidie, s'y trouvaient admis. Ce qu'on enseignait avec le plus de soin dans cette Académie, c'était la science du blason, dont la plupart des élèves, comtes ou marquis, l'auraient inventée, dit Duclos, si elle ne l'était pas. Après le blason, la grammaire était la principale étude, parce que l'abbé de Dangeau, frère du marquis, était lui-même un fort grammairien (2). C'est à cette circonstance sans doute, qu'il faut attribuer la direction que prit de bonne heure , (1) Ayant vendu ses biens de campagne pour en appliquer l'argent au commerce, elle fut payée « en billets de banque qui devinrent, comme il arriva et arrivera toujours aux effets royaux, des feuilles de chêne. » (2) Il publia, en 1684, des Réflexions sur toutes les parties de la Grammaire, in-12. (Voyez son Eloge par d'Alembert, et la suite de l'Histoire de l'Académie Française, par Duclos.) l'esprit de Duclos vers les études grammaticales; elles furent dans la suite une des principales occupations de sa vie littéraire. Après avoir passé cinq ans à l'académie de la rue de Charonne, Duclos fut mis au collége d'Harcourt, où il remporta tous les prix en seconde et en rhétorique. Le proviseur de ce collége était le plus terrible argumentateur de l'Université, le fameux Dagoumer qui publia un cours latin de philosophie, et que Le Sage a peint dans Gilblas, sous le nom du licencié Guyomar. Duclos ne pouvait guères s'accommoder du jargon de l'école; et comme il ne goûtait ni les catégories, ni les universaux, il se mit à lire les poëtes, les historiens et les philosophes non scolastiques. Dès qu'il eut achevé ses études, il sortit du collége; et déjà il avait dissipé quelques jours dans la débauche et dans les plaisirs, lorsque sa mère le fit revenir en Bretagne pour voir quelle serait sa vocation. Duclos nous apprend qu'il n'en avait point d'autre que de retourner à Paris. Sa famille applaudit au désir qu'il manifesta de faire son droit et d'embrasser la profession du barreau. Il fut renvoyé dans la capitale avec une petite pension; mais il ne prit que sa première inscription, et appliqua au maître d'armes ce qui était destiné à l'agrégé. » Sa vie était libre et désordonnée; << il semble, dit-il, que la Providence m'ait conduit par la main à travers les précipices, et quelquefois les bourbiers; me soulevant pour m'empêcher d'enfoncer le pied trop avant, me tenant par fois suspendu sur le précipice, et ne m'y laissant jamais tomber. » Un jour qu'il traversait avec plusieurs de ses camarades le pont St.-Michel, il mit l'épée à la main contre les archers qui conduisaient en prison un homme arrêté pour dettes. La populace le seconda, et le prisonnier fut délivré. , Les premiers gens de lettres que vit Duclos, furent Crébillon père, et Piron: ce dernier lui plut par ses saillies, et l'auteur d'Atrée par son ton grivois. Il les connut chez un nommé St.-Maurice homme singulier qui avait de l'esprit, et faisait d'assez jolis vers, sans prétention d'auteur. C'était un fourbe insigne, ancien escamoteur, qui, dans des réunions secrètes, faisait croire à de nombreux adeptes qu'il était en commerce avec les génies élémentaires; il s'y produisait en qualité de ministre du génie Alaël. Ce génie demandait souvent de l'or, et les adeptes donnaient de l'or. Duclos cite, sans le nommer, un homme très-riche, allié à de grandes familles et qui avait fourni au soi-disant ministre d'Alaël plus de 500 mille francs; il ajoute que cet homme était d'ailleurs très sage, le conseil de sa famille et de beaucoup d'autres. Tel était alors dans Paris, et tel y a été depuis l'empire du charlatanisme. L'astrologie judiciaire, la pierre philosophale, la médecine universelle, la cabale, etc., y avaient leurs partisans secrets. « Il n'y a point, dit Duclos, de genre de folie qui n'y conserve son foyer, qui éclate plus ou moins loin, suivant la mode et les circonstances. » Saint-Maurice fut mis à Bicêtre, mais il n'y resta pas long-temps. Des personnes puissantes, craignant de voir leur nom compromis dans son affaire, lui firent rendre la liberté (1). (1) Il se retira à Rouen, où il vécut dans l'opulence, recevant chez lui ce que la société avait de plus distingué dans cette ville et dans les environs. Cependant la nouvelle des désordres de Duclos parvint à sa mère, qui le fit revenir à Dinan, en 1725; elle le reçut d'abord froidement.. Duclos désirait qu'elle lui achetât une lieutenance vacante dans le régiment de Piémont. Mais sa proposition fut repoussée, et le refus absolu. Enfin, madame Duclos consentit à ce que son fils allât reprendre et achever son droit à Paris. Avant de partir, il passa quelque temps chez sa sœur, à Rennes. Il y connut le célèbre La Chalotais, alors avocat-général. C'est l'époque où commença une liaison honorable, qui se fortifia dans la suite, et dont la longue disgrâce de ce magistrat célèbre ne servit qu'à resserrer les nœuds. En 1726, Duclos revint à Paris où il s'occupa moins de l'étude du droit que de la culture des lettres. Il continuait d'ailleurs de mener une vie dissipée : « J'avais, dit-il, une ardeur immodérée pour les femmes : je les aimais toutes et je n'en méprisais aucune. » Ce qu'il dit ici de lui-même rappelle ce mot de la comtesse de Rochefort : Pour vous, Duclos, il ne vous faut que du vin, du fromage et la première venue. Deux cafés étaient alors renommés dans Paris: le café Procope et le café Gradot sur le quai de l'Ecole. Dans ce dernier, se réunissaient habituellement La Motte, Saurin, Maupertuis, Melon qui a écrit sur le Commerce, et plusieurs autres; Piron, Desfontaines Nicolas Boindin, l'abbé Terrasson, Dumarsais, Lafaye et Fréret se rendaient assidûment au café Procope. Duclos peint avec des traits saillans la plupart de ces personnages. Il disputait un jour avec Boindin sur la question de savoir si l'ordre de l'univers pouvait s'accorder aussi bien avec le polythéisme qu'avec un seul Etre Suprême ; Boindin, accusé d'athéisme dans les fameux couplets qui firent proscrire Rousseau, soutenait avec beaucoup de chaleur, contre l'opinion de Duclos, que tout pouvait se concilier avec la pluralité des dieux. Or il passait pour n'en admettre aucun: tout à coup Duclos éclate de rire, Boindin en est choqué et dit brusquement que rire n'est pas répondre. « Je l'avoue, dit Duclos; mais je n'ai pu m'en empêcher >> en vous voyant soutenir la pluralité des dieux. Cela prouve le pro>> verbe : Il n'est chère que de vilain. » Cette saillie, au milieu d'un auditoire nombreux et attentif, fut accueillie par un rire appro bateur. A cette époque, Duclos allait voir et visitait souvent, à l'Estrapade, Je Roscius du siècle, Baron, qui, âgé de plus de soixante-quinze ans jouait encore des rôles d'amoureux, sans qu'on fit attention à son âge. Il avait connu les deux Corneille, Racine et Molière, La Fontaine et Boileau. Le jeune Duclos recueillait avidement ce que Baron lui racontait de ces génies d'un règne qui mérita par eux le nom de grand. Duclos, dans sa vieillesse, conservait encore le souvenir de ces entretiens avec Baron, avec Fréret et l'abbé de Saint-Réal. Dans une des heureuses digressions qui remplissent ses Mémoires, il nous a conservé des anecdotes curieuses (1); et il s'est excusé de tant (1) Nous citerous sommairement ici quelques unes de ces anecdotes: On ne pouvait parler avec Boileau que de lui; Racine avait le même travers. L'abbé de Saint-Réal, sortant d'une conversation avec Boileau et Racine entra dans une maison où il trouva Thomas Corneille, Fontenelle, et quel. , d'excursions hors de son sujet, en disant : « Je n'écris ceci que pour amuser ma vieillesse, et je m'amuse. » On doit regretter que Duclos n'ait pu poursuivre le cours de ses digressions (1), en achevant les Mémoires de sa vie. Quelle riche moisson de faits, d'idées, de portraits, d'anecdotes il eut recueillie dans les quarante années qu'il passa dans le monde. Cet ouvrage manque à sa gloire et à l'histoire des mœurs du dix-huitième siècle. Les Mémoires de. Marmontel sont peut-être son meilleur ouvrage; ceux de Duclos, écrits avec l'originalité, la franchise et l'indépendance de son esprit et de son caractère, auraient sans doute mérité le même éloge et la même faveur. Duclos toujours libertin, mais libertin aimable, fut reçu et recherché dans ce qu'on appelait alors la bonne compagnie. Sa fortune était assez bornée. Un homme en crédit lui proposa une place trèslucrative, mais qui lui aurait donné un maître; il la refusa. L'homme en crédit le pressa, et voyant que ses instances étaient inutiles, il lui ques autres gens de lettres : « Je viens, dit-il, me délasser avec vous des >> deux hommes que je quitte, Racine et Boileau, avec qui on ne peut parler » que de vers, et des leurs. » Boileau disait un jour à Fréret, croyant se donner un éloge: « Jeune >>> homme, il faut penser à la gloire ; je l'ai toujours eu en vue, et n'ai jamais >> entendu louer quelqu'un, fût-ce un cordonnier, que je n'aie ressenti un > peu de jalousie. >>> Jamais auteur n'eut moins d'amour-propre que La Fontaine. Il se mettait sincèrement au-dessous de tous ceux dont il avait emprunté des sujets ou de simples traits, d'Ésope, de Phèdre, de Bocace, etc.; ce qui lui fit dire un jour par Fontenelle, qui l'aimait et l'estimait beaucoup : « Tais-toi, tu n'es » qu'une bête qui as plus d'esprit qu'eux. >>> (1) On y trouve des réflexions curieuses sur la fatale influence du système de Law. On y apprend que M. de Caumartin, conseiller d'État, mort en 1720, est le premier homme de robe qui ait porté un habit de velours; que le président à mortier de Nesmond, fit le premier mettre sur sa porte le marbre d'hôtel; Duclos donne P'origine singulière des petites loges aux grands théâtres; l'origine des chaises de poste, qui remonte à Louvois; un assez grand nombre de portraits et d'anecdotes sur les premiers écrivains du XVII. siècle, et sur ceux qui fréquentaient, vers la fin de la régence, les cafés Procope et Gradot. Cette partie du travail de Duclos suffirait seule pour justifier le regret qu'il n'ait point peint les hommes célèbres du XVIII. siècle, avec lesquels il avait vécu. Après avoir fait cette réflexion : « Si Henri III disait > de Paris capo trop grosso, que dirait-il aujourd'hui, que cette capitale est >> le vampire du royaume ? » Duclos ajoute : « Je m'aperçois que ne m'étant >> proposé que d'écrire mes Mémoires, j'y joins beaucoup d'autres souvenirs. » Je pourrais donc bien, si je n'y prends garde, faire une suite des Consi» dérations où je suis naturellement porté. A la bonne heure! Il en arrivera >> ce qui pourra; je ne me contraindrai point. » Que n'a-t-il pu retracer les quarante ans de sa vie littéraire dans cet esprit philosophique d'indépendance et de liberté! Les Souvenirs de Duclos, recueillis par lui-même eussent été un des monumens les plus curieux d'un siècle qui a donné une si grande impulsion aux idées, et préparé au Monde de si grands événemens. dit en l'embrassant : « Je ne puis vous blâmer: quelque amitié que j'aie pour vous, nous ne pourrions exactement vivre ensemble comme nous vivons; je serai peut-être plus heureux dans une autre circonstance. » Cette anecdote peint le caractère de Duclos. Il eut dans la suite 30,000 livres de rentes, en places, en traitemens. Il laissa à sa mort une somme considérable, et néanmoins il ne fut jamais dépendant; aussi Louis XV disait-il de lui, dans une circonstance grave: Oh! pour Duclos, il a son franc parler. Livré à la dissipation et au plaisir, Duclos fut long-temps perdu pour les lettres. Ses premiers essais ne méritent d'être remarqués que pour leur singularité. Il se réunit au comte de Caylus, à Crébillon fils, Pont-de-Veyle, Collé, le comte de Tessin, ministre plénipotentiaire de Suède, Moncrif, l'abbé de Voisenon, de Maurepas, Surgères et plusieurs autres pour composer des couplets qu icouraient la cour et la ville; des parades qu'on jouait dans les salons; et pour publier quelques petits volumes plus libres que plaisans, qui parurent sous les titres bizarres d'Etrennes de la Saint-Jean, de Recueil de ces Messieurs, les Manteaux, les Ecosseuses ou les œufs de Pâques, et que d'Alembert appelait « une crapule plutôt qu'une débauche d'esprit. >>> La réputation de Duclos était déjà faite dans les cercles de la capitale, et parmi les savans et les littérateurs les plus distingués. Un jour qu'il venait d'étonner Fontenelle en discutant, avec lui, divers points de littérature, l'ingénieux vieillard l'invita à composer quelque ouvrage: Sur quoi? demanda Duclos. - Sur ce que vous venez de dire, reprit Fontenelle. Duclos fut reçu à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, en 1739, comme les grands seigneurs l'étaient alors à l'Académie Française, c'est-à-dire, sans avoir fondé sa réputation et ses droits sur aucun ouvrage. Cet abus, qui n'est pas détruit, introduisait dans les trois grandes Académies de la capitale, comme membres honoraires, des hommes puissans, dont le crédit pouvait, du moins à cette époque, rendre leur élection utile aux sciences et aux lettres, et c'était en quelque sorte la justifier. Mais cette faveur, réservée aux Grands, s'était rarement étendue aux hommes sans nom et sans éclat. Duclos sut mériter dans la suite cette rare distinction par les savans Mémoires qu'il a fournis à la vaste collection de l'Académie des Belles-Lettres. Son premier ouvrage fut l'Histoire de la baronne de Luz, anecdote du règne de Henri IV, publiée en 1741. Des situations extraordinaires, un intérêt soutenu, des réflexions ingénieuses, un style vif et facile, ont fait le succès de ce roman. La baronne de Luz est une femme vertueuse sans faste. Mariée à un vieillard, elle aime un jeune homme et lui résiste. Cependant, toujours innocente et pure, elle est tour à tour victime de la violence d'un libertin de qualité, de l'audace d'un jeune militaire, et de la noire hypocrisie d'un confesseur. Il y a tout lieu de croire que c'est le roman de Duclos qui a donné au comte de Sade la première idée de son infâme Justine ou les Malheurs de la vertu. Mais les tableaux tracés par Duclos ne font point rougir la |