n'en retienne le plus grand nombre dans le devoir; mais il s'en trouve toujours quelques-uns de plus téméraires, qui ne font pas difficulté de rifquer leur vie pour vivre à leur liberté ; tant que le nombre des fugitifs, ou marrons, n'est pas confidérable, on ne s'en inquiéte guere; mais le mal eft quand ils viennent à s'attrouper, parce qu'il en peut réfulter les fuites les plus fâcheufes. C'est ce que nos voifins les Hollandois de Surinam ont fouvent expérimenté, & ce qu'ils éprouvent encore chaque jour, étant, à ce qu'on dit, habituellement menacés de quelque irruption funefte, tant ils ont de leurs efclaves errants dans les bois. Pour garantir Cayenne d'un femblable malheur, M. d'Orvilliers, Gouverneur de la Guiane Françoife, & M. le Moyne, notre Commiffaire Ordonnateur, n'eurent pas plutôt appris qu'il y avoit près de 70 de ces malheureux raffemblés à environ 10 ou 12 lieues d'ici, qu'ils envoyerent après eux un gros détachement compofé de troupes réglées & de milice. Ils combinerent fi bien toutes chofes, fuivant leur fageffe & leur prudence ordinaire', que le détachement, malgré les détours qu'il lui fallut faire parmi des montagnes inac ceffibles, arriva heureufement. Mais toutes les précautions & toutes les mefures que put prendre cette troupe, ne rendirent point fon expédition fort utile. Il n'y eut que trois ou quatre marrons d'arrêtés, dont un fut tué parce qu'après avoir été pris, il vouloit encore s'enfuir. Au retour de ce détachement, M. le Gouverneur, à qui les prifonniers avoient fait le détail du nombre des fugitifs, de leurs différens établiffemens, & de tous les mouvemens qu'ils fe donnoient pour augmenter leur nombre, fe difpofoit à envoyer un fecond détachement, lorfque nous crûmes qu'il étoit de notre miniftere de lui offrir d'aller nous-mêmes travailler à ramener dans le bercail ces brebis égarées. Plufieurs motifs nous portoient à entreprendre cette bonne œuvre. Nous fauvions d'abord la vie du corps & de l'ame à tous ceux qui auroient pu être tués dans le bois; car il n'y a guere d'efpérance pour le falut d'un Negre qui meurt dans fon marronnage. Nous évitions encore à la Colonie une dépenfe confidérable, & aux troupes une très-grande fatigue. Outre cela fi nous avions le bonheur de réuffir nous faifions rentrer dans les atteliersdes habitans, un bon nombre d'efclaves dont l'abfence faifoit languir les travaux. Cependant, quelques bonnes que nous paruffent ces raifons, elles ne furent pas d'abord goûtées : cette voie de médiation paroiffoit trop douce pour des miférables, dont plufieurs étoient fugitifs depuis plus de 20 ans, & accufés de grands crimes; & d'ailleurs ils pouvoient, difoit-on, s'imaginer que les François les craignoient, puifqu'ils envoyoient des Miffionnaires pour les chercher. Enfin, après deux ou trois jours de délibération, notre propofition fut acceptée, & la Providence permit que le choix de celui qui feroit ce voyage, tombât fur moi. . Quelques amis que j'ai ici & qui pefoient la chofe à un poids trop humain n'en eurent pas plutôt connoiffance qu'ils firent tous leurs efforts pour m'en détourner. Qu'allez-vous faire dans ces forêts, me difoient les uns, vous y périrez infailliblement de fatigue ou de mifere? Ces malheureux Negres difoient les autres, craignant que vous ne vouliez les tromper, vous feront un mauvais parti. On me représentoit encore que je pouvois donner dans quel me que piége; parce qu'en effet les Negres marrons ont coutume de creufer, au milieu des fentiers, des foffes profondes dont il couvrent enfuite adroitement la furface avec des feuilles, enforte qu'on ne s'apperçoit point du piége; & fi malheureusement on y tombe, on s'empale foi-même fur des chevilles dures & pointues dont ces foffes font hériffées vous perdrez votre temps & vos peines, difoient les moins prévevenus très-fûrement vous n'en ramenerez aucun; ils font trop accoutumés à vivre à leur liberté pour revenir jamais fe foumettre à l'efclavage. Vous comprenez aifément, mon Révérend Pere, que de femblables raifons ne devoient pas faire grande impreffion fur des perfonnes de notre état qui n'ont quitté biens, parens, amis, Patrie, & qui n'ont couru tous les dangers de la mer, que pour gagner des ames à Dieu: trop heureux s'ils pouvoient donner leur vie pour la gloire du Grand Maître qui, le premier, a facrifié lui-même la fienne pour nous. Je partis donc avec quatre des efclaves de la maison, & un Negre libre qui avoit été du détachement dont j'ai parlé plus haut, & qui devoit me fervir de guide. Il me falloit tout ce nombre pour porter ma chapelle & les vivres néceffaires pour le voyage. Nous allâmes d'abord par canot jufqu'au fault de Tonne-Grande; c'eft une des rivieres qui arrofent ce Pays. Nous y paffâmes la nuit. J'y dis la fainte Meffe de grand matin, pour implorer les fecours du Ciel fans lequel nous ne pouvons rien; enfuite nous nous enfonçâmes dans le bois. Malgré toute la diligence dont nous ufâmes, nous ne pûmes faire ce jour-là qu'environ les deux tiers du chemin. Il nous fallut donc camper à la maniere du Pays; c'est-à-dire, que nous fîmes à la hâte, avec des feuilles de palmier, dont il y a dont il y a plufieurs efpeces dans le Pays, un petit ajoupa (c'eft une efpece d'appentis, qui fert à fe mettre à couvert des injures du temps). Dès qu'il fut jour, nous nous remîmes en route; &, entre deux & trois heures après-midi, nous apperçûmes la premiere habitation de nos marrons, qu'ils ont nommée la Montagne de Plomb, parce qu'il s'y trouve en effet une grande quantité de petites pierres noirâtres & rondes, dont ces malheureux fe fervent en guife de plomb à giboyer. Comme je vis la fumée à travers le |