l'Ifle, les habitans de la ville de Laguna apperçurent nos navires du haut de leurs montagnes ; & nous prenant pour des Anglois, ils en donnerent avis au Capitaine général de SainteCroix & des Ifles Canaries. Quatre mille Canariens parurent armés de fufils; ils n'avoient pas encore vu de fi grands vaiffeaux dans leur baye. Mais leur frayeur fe diffipa auffi-tôt que nous les eûmes falués de onze coups de canon. Ils vinrent à bord de notre navire qui étoit la Capitaine, & nous appor terent divers rafraîchiffemens. Nous ne remîmes à la voile que le 21 Janvier vers les fept heures du matin, avec un bon vent froid nord-oueft. Nous n'étions pas encore tout-à-fait hors du détroit que forment la grande Canarie & l'lfle de Ténériffe, que les vents nous devinrent contraires. Il nous fallut louvoyer pendant deux jours entre ces Ifles; & ce n'étoit pas fans crainte que le fud-eft, qui fouffloit alors, ne nous jouât quelque mauvais tour. Enfin, le 24, les vents furent nord-eft, & nous commençâmes à faire bonne route; & il n'y a guere eu de plus heureufe navigation que la nôtre, puifque nous jettâmes l'ancre devant Buenos-Ayres trois mois après notre départ de Ténériffe. Si vous étiez un peu Pilote, je pourrois vous envoyer mon journal: car il eft bon de vous dire que je prenois hauteur tous les jours. Notre premier Pilote comptoit plus fur mon point pour affurer le fien, que fur celui du fecond Pilote; jufques-là qu'il ne vouloit pas pointer fa carte avant que j'euffe pointé la mienne ; & alors il pointoit' en ma présence. Comme nous donnions la route aux deux autres navires qui nous accompagnoient, le navire Saint-François vint un jour nous dire de prendre plus à Peft, & qu'il s'eftimoit par 359 degrés de longitude. Le premier Pilote me pria de faire la correction depuis notre départ de la pointe de la grande Canarie; je convins avec lui, à quelques minutes près, & nous nous eftimâmes par 357 degrés de longitude: c'eft pourquoi nous ne voulûmes pas changer de route, & les autres prirent le parti de nous fuivre. Le 26 de Janvier, nous arrivâmes au Tropique du Cancer, & nous commençâmes à entrer fous la Zone Torride; mais comme le foleil étoit dans la partie du fud, la chaleur fut fuppor table. Le 3 de Février, qu'il faifoit fans doute grand froid chez vous, nos Miffionnaires commencerent à fe plaindre du foleil; mais c'étoit s'en plaindre de bonne heure. Enfin, le 7 du même mois, je convins fans peine avec eux qu'il faifoit chaud. Nous étions alors par 4 degrés 6 minutes de latitude nord, c'eft-à-dire, prefqu'au milieu de la Zone Torride. 'Pour nous rafraîchir, nous fumes furpris, l'après-midi, d'un calme tout plat. Sur le foir, le Ciel s'obfcurcit & nous avertit d'être fur nos gardes. Un navire préfente alors un fpectacle fort ferieux vous en feriez certainement édifié, car il n'y a point de Maifon Religieufe où le filence foit mieux obfervé. Notre vaiffeau, qui portoit trois cens hommes d'équipage, paroiffoit une vraie Chartreufe. La mer étoit charmante & unie comme une glace, mais le Ciel devint affreux. On ne peut fe figurer de nuit plus terrible: d'épou vantables éclats de tonnerré fe faifoient entendre, & ne finiffoient point; le Ciel s'ouvroit à chaque inftant, & à peine pouvoit-on refpirer. L'air étoit embrafé, point de pluie, & pas le moindre fouffle de vent. C'eft ce qui fut notre falut: car fi la mer eût été d'auffi mauvaise humeur que le Ciel, ç'eut été fait de nous. Nous restâmes en calme le 8 & le 9, & nous continuâmes à beaucoup fouffrir de la chaleur. Il ne faut pas oublier de vous marquer de quelle maniere les matelots reçoivent ces feux follets, que les anciens appelloient Caftor & Pollux, lorfque l'on en voyoit deux; & Helena, quand il n'en paroiffoit qu'un. Je vous ai dit que tout notre bord gardoit un morne filence. Nos matelots le rompirent vers minuit, lorfqu'ils apperçurent Helena fur la dunette du grand mat. Ce feu eft femblable à la flamme d'une chandelle de groffeur médiocre, & de la couleur d'un bleu blanchâtre.. Ils commencent d'abord à entonner les Litanies de la fainte Vierge, & quand ils les ont achevées, fi le feu continue, comme il arrive fouvent, le Contremaître le falue à grand coups du fifflet dont il fe fert pour commander à l'équipage. Lorfqu'il difparoît, ils lui crient tous ensemble : Bon voyage. S'il paroît de nouveau, les coups de fifflet recommencent recommencent, & fe terminent par le même fouhait d'un heureux voyage. Ils font perfuadés que c'est S. Elme, protecteur des gens de mer, qui vient leur annoncer la fin de la tempête. Si le feu baiffe & defcend jufqu'à la pompe, ils fe croyent perdus fans reffource. Ils prétendent que, dans un certain navire, S. Elme ayant paru fur la girouette du grand mât, un Matelot y monta, & trouva plufieurs gouttes de cire vierge c'eft pourquoi ils repréfentent S. Elme, qui étoit de l'Ordre de S. Dominique, tenant à la main un cierge allumé. Ils font fi entêtés de cette idée, que le Chapelain du navire le S. François ayant voulu les défabufer, ils s'en offenferent extrêmement, & peu s'en fallut qu'ils ne le traitaffent d'hérétique. Un jour que je me trouvai fur le tillac avec le fecond Pilote & le Contremaître, ils me demanderent ce que je penfois de ce phénomene: je leur en dis mon fentiment, & je leur en expliquai la caufe; ce que je n'aurois eu garde de faire en présence des Matelots. Enfin, le 9 Février, le vent commença à fraîchir, & nous reçûmes un de ces coups terribles qu'on nomme Tome VIII, K |