ainfi qu'il arrive en pareille occafion, me faifoit faire, comme malgré moi, de fombres réflexions; mais j'avois grand foin d'étouffer ces fentimens involontaires, & je n'avois garde d'en rien laider paroître, de peur de troubler davantage ceux qui m'accompagnoient. Ainfi après leur avoir fait prendre quelques rafraî chiffemens, nous entrâmes encore dans le bois, fans fçavoir ni les uns ni les autres où aboutiffoit le petit chemin que nous tenions. La divine Providence qui nous guidoit & qui veilloit fur nous, permit qu'après avoir franchi bien des montagnes & des vallons nous arrivâmes enfin à notre but, n'ayant guères marché qu'environ deux heures. Je n'en fus pas plus avancé, car je ne trouvai qu'un abattis nouvellement fait, comme celui que je venois de quitter, mais fans que perfonne daignât fe faire voir à nous. On avoit cependant arraché des racines bonnes à manger, & cueilli des fruits le jour même dans cet endroit, comme il nous parut par les traces toutes fraîches que nous reconnûmes. Ce qui me fit le plus de peine, c'est que les Marrons s'imaginant peut-être qu'il y avoit toujours un détachement à leurs trouffes, avoient eux-mêmes mis le feu aux cafes depuis peu de jours, afin fans doute que ceux qui les pourfuivroient ne puffent s'y loger. Je ne pouvois pas douter que de la lifiere du bois ils ne me viffent & qu'ils ne m'entendiffent. Auffi je criois de toutes mes forces, qu'ils pouvoient fe rendre à moi en toute fûreté, que j'avois obtenu leur grace entiere; que mon état me défendant de contribuer à la mort de qui que ce foit, ni directement ni indirectement, je n'avois garde de les venir chercher pour les livrer à la Juftice; que du refte ils étoient maîtres de moi & de mes gens, puifque nous n'étions que fix en tout & fans armes, au lieu qu'eux étoient en grand nombre & armés : « Souvenez» vous, mes chers enfans, leur difois-je, » que, quoique vous foyez efclaves, vous » êtes cependant Chrétiens comme vos » Maîtres; que vous faites profeffion depuis votre baptême de la même >> religion qu'eux, laquelle vous apprend » que ceux qui ne vivent pas chrétien» nement tombent après leur mort dans » les enfers; quel malheur pour vous fi, » après avoir été les efclaves des hommes » en ce monde & dans le temps, vous » deveniez les efclaves du démon pen dant toute l'éternité. Ce malheur pour» tant vous arrivera infailliblement, fi » vous ne vous rangez pas à votre de»voir, puifque vous êtes dans un état » habituel de damnation, car, fans parler » du tort que vous faites à vos maîtres » en les privant de votre travail, vous » n'entendez point la Meffe les jours >> faints; vous n'approchez point des » Sacremens ; vous vivez dans le concu» binage, n'étant pas mariés devant vos légitimes Pafteurs. Venez donc à moi, » mes chers amis venez hardiment » ayez pitié de votre ame qui a coûté fi » cher à Jefus-Chrift.... Donnez-moi la » fatisfaction de vous ramener tous à Cayenne; dédommagez-moi par-là des » peines que je prends à votre occafion: >> approchez-vous de moi pour me par» ler, & fi vous n'êtes pas contens des » affurances de pardon que je vous donvous refterez dans vos de» meures, puifque je ne fçaurois vous > emmener par force ». >>nerai Enfin après avoir épuifé tout ce què le zèle & la charité infpirent en femblable occafion, aucun de ces miférables ne paroiffant, nous vinmes coucher aux cafes que nous avions laiffées dans l'autre abattis, foit pour éviter la peine de faire Jà un logement, foit parce que les traces fraîches que nous y avions vues nous donnerent lieu de croire que quelqu'un pourroit y venir pendant la nuit. Mais perfonne ne se montra, de forte qu'indignés de leur opiniâtreté, nous reprîmes le lendemain vers les quatre heures le chemin de la montagne de plomb. Nous y féjournâmès tout le Samedi, j'y dis la fainte Meffe le Dimanche, & comme j'étois preffé de m'en retourner, parce que les vivres commençoient à nous manquer, je voulus, avant que de partir, y laiffer un monument non équivoque de mon voyage, en y faifant planter une croix d'un bois fort dur, & qui subsiste encore. Cette croix, comme je le dirai plus bas, fervit à me faire réuffir dans mon entreprise car d'abord que les Negres Marrons l'eurent apperçue, ils y vinrent faire leur priere, ayant la coutume malgré leur libertinage (ce qu'on auroit de la peine à croire) de prier Dieu foir & matin. Ils baptifent même les enfans qui naiffent parmi eux, & ont grand foin de les inftruire des principes de la foi autant qu'ils en fçavent eux-mêmes. D'abord que je fus rendu à TonneGrande, où j'avois laiffé mon canot, je fis fçavoir à M's d'Orvilliers & Lemoine le peu de réuffite qu'avoit eu mon projet. Je leur mandai que je devois refter quelque temps dans ce quartier-là pour faire faire les Pâques aux Negres; j'ajoutai que m'étant mis, au commencement de mon voyage, fous la protection des Anges-Gardiens, j'avois un fecret preffentiment qu'ils ne me laifferoient point retourner à Cayenne fans avoir quelque connoiffance des enfans prodigues qui en étoient l'objet. Enfin je priai ces Meffieurs de vouloir prolonger encore de quelques jours l'amniftie qu'ils m'avoient d'abord accordée pour eux; & ils eurent la bonté de l'étendre jufqu'à un mois entier. Après cette réponse, je commençai ce qu'on appelle ici les Pâques des efclaves du quartier; c'est-à-dire, que je parcourus les différentes habitations pour confeffer ceux qui font déja baptifés, & pour inftruire ceux qui font encore infideles. C'est notre coutume d'aller ainfi, au moins une fois l'an chez tous les Colons nos Paroiffiens quelques éloignés qu'ils foient, car il y a ici des Paroiffes qui ont quinze & vingt lieues d'étendue; & vous ne fçauriez croire mon Révérend Pere, le ? |