ans. Je l'embraffai avec amitié, & je tâchai de le retirer des mains de ces barbares; mais je ne pus rien gagner fur fon efprit. Ils n'ont aucune demeure fixe; leurs maifons font faites de nattes; & quand ils s'ennuyent dans un lieu, ils plient bagage, & portent leurs maisons dans un autre. Je reviens à la maniere dont je fis mon voyage, car je ne veux vous rien laiffer ignorer de ce qui me regarde. Il n'étoit point queftion de prendre des charrettes, parce que ceux qui emploient cette voiture tombent d'ordinaire entre les mains des Charuas. Je pouvois remonter la riviere Parana, mais on ne le jugea pas à propos; car, outre qu'il eût fallu y employer plus de deux mois, j'avois tout à craindre des infideles Payaguas, qui rôdent continuellement fur ce grand fleuve. On détermina qu'étant d'un tempérament robufte, je pourrois faire le voyage à cheval. Ce fut donc le 18 d'Août que je partis de Santafé, accompagné de trois Indiens & de trois Mulatres, avec quelques chevaux & quatre mules. Je portois avec moi mon crucifix, mon bréviaire, un peu de pain & de biscuit, avec une vache coupée par longues tranches, qu'on avoit fait fécher au foleil, J'avois de plus mon lit, & une petite tente en forme de pavillon. Quand on fe trouve à dix lieues de Santafé, ce n'eft plus qu'un vafte défert plein de forêts, par où il faut paffer pour se rendre à Sainte-Lucie, qui est une peuplade Chrétienne, éloignée de plus de cent lieues. Ces forêts font remplies de tigres & de couleuvres, & l'on ne peut s'écarter de fa troupe, même à la portée du pistolet, fans courir de grands rifques. Les gens de ma fuite allumoient de grands feux pendant la nuit, & repofoient autour de ma tente. C'eft la coutume des Charuas de fe retirer dans leurs maifons de nattes, au coucher du foleil, & de n'en point fortir durant la nuit, quand même ils entendroient le mouvement des voyageurs. C'est ce qui nous donnoit plus de facilité à éviter leur rencontre. Vers le midi nous nous arrêtions dans quelque coin de la forêt à l'abri du foleil, mais fans ceffer d'être à la merci des tigres & des couleuvres. Une heure avant le coucher du foleil, nous remontions à cheval, & le lendemain matin nous nous trouvions à dix ou douze lieues des Charuas. Nous prenions alors trois. ou quatre heures de fommeil; mais de crainte qu'il ne prît fantaisie à ces bar bares de fuivre la pifte de nos chevaux, & de courir après nous au galop, nous nous remettions en route jufqu'à la nuit. C'est ainsi qu'en treize jours j'arrivai à la ville de Las Corrientes. Nous pouvions faire ce voyage en dix jours, fi nous euffions eu de meilleurs chevaux, quoique néanmoins on ne marche pas ici comme on voudroit; l'eau regle les journées, felon qu'elle eft plus ou moins éloignée. Ce qui m'a le plus fatigué dans ce voyage, ce font les chaleurs brûlantes du climat. Un jour nous fumes contraints pour nous en garantir, de nous enfoncer dans l'endroit le plus épais de la forêt. Je vous avoue que je n'ai jamais rien vu de plus agréable; j'étois environné de jafmins d'une odeur charmante. Outre les ardeurs infupportables du foleil, les barbares avoient mis le feu dans le bois, pour en faire fortir les tigres, dont ils se nourriffent. Quelquefois nous avions le feu à notre gauche, & il nous falloit marcher fur la terre encore fumante. D'autre fois, il falloit nous arrêter pour n'être pas coupés par les flammes. C'est ce qui arriva un jour où le feu gagna l'autre côté d'un ruiffeau affez large, où nous nous croyions en fûreté Nous nous fauvâmes à la hâte; mais comme le vent nous portoit au vifage, il fembloit que nous fuffions à la bouche d'un four. Enfin, j'arrivai ici en parfaite fanté. Je n'ai plus que foixante-dix lieues à faire pour me rendre à mon terme. Il me fau dra traverser un marais pendant quatre lieues, & l'on m'affure que ce fera bien marcher fi je fais ces quatre lieues en deux jours. Je pourrai dans la fuite vous mander 'des chofes plus intéreffantes. Deux nou veaux Miffionnaires viennent d'entrer dans le pays des Guananas, pour tra vailler à la converfion des infidèles qui l'habitent. Ces Indiens font, dit-on, d'un excellent naturel. Comme cette nouvelle Miffion n'eft pas éloignée de celle de Parana, fi j'y refte, je ferai à portée d'être informé des bénédictions que Dieu répandra fur leurs travaux, & je ne manquerai pas de vous en faire part. Il ne faut pas juger de ce pays par comparaison avec celui d'Europe. Les fatigues qu'on a à effuyer, fur-tout dans les voyages, font inconcevables. On paffe tout-à-coup des chaleurs les plus ardentes à un froid glaçant, Cependant, malgré ces fatigues, il y a peu de Milionnaires qui n'aillent audelà de foixante ans. La plupart de ceux que nous avons trouvés, étoient fi infirmes & fi caffés de vieilleffe, qu'il falloit les porter en chaife à l'Eglife pour y remplir les fonctions de leur miniftere. Il femble que Dieu ait différé à les récompenfer de leurs travaux, qu'ils euffent des fucceffeurs de leur zèle. Peu de temps après notre arrivée, ils acheverent leur carriere les uns après les autres. Je recommande à vos prieres la converfion de tant de barbares, & fuis avec ref pect, &c. |