LETTRES EDIFIANTES ET CURIEUSES, ÉCRITES PAR DES MISSIONNAIRES DE LA COMPAGNIE DE JESUS. MÉMOIRES D'AMÉRIQUE. LETTR EAR Du Pere Fauque, de la Compagnie de Jefus, au Pere Allart, de la même Compagnie. A Cayenne, le 10 Mai 1751. MON RÉVÉREND PERE, La paix de Notre Seigneur. Le defir que vous paroiffez avoir d'apprendre de moi des nouvelles de ce Pays, lorfqu'elles auront quelque rapport au falut des ames, m'engage à vous envoyer aujourd'hui une relation fuccinte d'une entreprise de charité dont la Providence me fournit, il y a quelque-temps, l'occafion, & qui a tourné également à la gloire de Dieu & au bien de cette Colonie. Vous fçavez, mon Révérend Pere que les principales richeffes des habitans de l'Amérique méridionale, font les Negres efclaves, que les vaiffeaux de la Compagnie ou les Négocians françois vont chercher en Guinée, & qu'ils transportent enfuite dans nos ifles. Ce commerce eft, dit-on, fort lucratif, puisqu'un homme fait, qui coûtera 50 écus ou 200 livres dans le Sénégal, fe vend ici jufqu'à 12 ou 1500 livres. Il feroit inutile de vous dire comment fe fait la traite des Noirs dans leurs Pays; quelles font pour cela les marchandifes que l'on y porte, les précautions qu'on doit prendre pour éviter la mortalité & le libertinage, & les révoltes dans les vaiffeaux Négriens. Comment nous nous comportons, nous autres Miffionnaires, pour inftruire ces pauvres infideles, quand ils font arrivés dans nos Paroiffes. Sur tous ces points, & fur plufieurs autres de cette nature on a publié une infinité de relations, qui, fans doute, ne vous font pas inconnues; mais ce qui m'a toujours frappé, & à quoi je n'ai pu encore me faire, depuis 24 ans que je fuis dans le Pays, c'eft la maniere dont fe fait la vente de ces pauvres miférables. tant Auffi-tôt que le vaiffeau qui en est chargé eft arrivé au port, le Capitaine, après avoir fait les démarches prefcrites par les Ordonnances du Roi, auprès de l'Amirauté que de MM. les Gens de Juftice, loue un grand magasin où il defcend fon monde, & là, comme dans un marché, chacun va choifir les efclaves qui lui conviennent pour les emmener chez foi au prix convenil. Qu'il eft trifte pour un homme raisonnable & fufceptible de réflexions & de fentimens, de voir vendre ainsi son semblable comme une bête de charge! Qu'avons-nous fait à Dieu tous tant que nous fommes, ai-je dit plus d'une fois en moi-même, pour n'avoir pas le même fort que ces malheureux ? Cependant les Negres, accoutumés pour la plupart à jouir de leur liberté dans leur Patrie, fe font difficilement au joug de l'efclavage, quelquefois même on le leur rend tout-à-fait infupportable; car il fe trouve des maîtres (je le dis en rougiffant) qui n'ont pas pour eux, non-feulement les égards que la Religion prefcrit, mais les atTentions que la feule humanité exige. Auffi arrive-t-il que plufieurs s'enfuient, ce que nous appellons ici aller marron; & la chofe leur eft d'autant plus aifée à Cayenne, que le Pays eft, pour ainsi dire, fans bornes, extrêmement montagneux, & boifé de toutes parts. Ces fortes de désertions ( ou marronnages ne peuvent manquer d'entraîner après foi une infinité de défordres. Pour ý obvier, nos Rois, dans un code exprès qu'ils ont fait pour les efclaves, ont déterminé une peine particuliere pour ceux qui tombent dans cette faute. La premiere fois qu'un efclave s'enfuit, fi fon maître a eu la précaution de le dénoncer au Greffe, & qu'on le prenne un mois après le jour de la dénonciation, il a les oreilles coupées & on lui applique la fleur-de-lis fur le dos. S'il récidive, & qu'après avoir été déclaré en Juftice, il refte un mois abfent, il a le jarret coupé; & à la troifieme rechûte il eft pendu. On ne sçauroit douter que la févérité de ces loix |