l'état du monde, à un moment donné, dépendent bien plus directement encore de la classification intellectuelle qui existe dans les esprits des hommes. Les choses qui sont chères aux hommes à une certaine heure le sont à cause des idées qui se sont levées autrefois à l'horizon de leur esprit et qui ont produit le présent ordre de choses comme un arbre porte ses fruits. Un nouveau degré de culture révolutionnerait aussitôt le système entier des désirs et des poursuites de l'homme. La conversation est un jeu circulaire. Dans la conversation nous brisons les limites qui nous enferment dans un cercle silencieux. Les personnes ne doivent pas être jugées par l'esprit auquel elles participent et même qu'elles expriment sous l'influence de cette pentecôte de la conversation; le lendemain nous les trouverons bien éloignées des improvisations de la veille, nous les trouverons chevauchant encore à pas lents sur leurs vieux bâts. Et pourtant, sachons jouir de cette flamme pendant qu'elle se suspend en brillant au-dessus de nous. Lorsque chaque nouveau causeur jetant sur nous de nouvelles lumières, nous émancipant de la tyrannie du dernier causeur, pour nous opprimer à son tour par la grandeur et la tyrannie exclusive de sa propre pensée, nous abandonne à un nouveau rédempteur, nous semblons recouvrer nos droits, devenir des hommes. O quelles vérités profondes et seulement exécutables dans les siècles futurs sont contenues dans la simple prédiction de chaque vérité! Dans les communes heures, la société reste froide et impassible comme une statue. Nous sommes là attendant avec frivolité quelque chose qui puisse nous remplir et n'ayant d'autre science que celle du peut-être, et ces puissants symboles qui nous entourent ne sont pas pour nous des symboles, mais des bagatelles prosaïques et triviales. Mais voici venir le dieu qui convertit les statues en hommes, qui par la flamme de ses regards va brûler le voile qui enveloppe toutes choses et rendre manifeste à tous les yeux le sens intime de chaque objet de l'ameublement, de la coupe, du vase, du fauteuil, de l'horloge, des draperies. Les faits qui, vus à travers les brouillards d'hier, nous semblaient si gigantesques, la propriété, le climat, l'éducation, la beauté personnelle et autres choses semblables ont singulièrement changé de proportions. Toutes ces choses que nous tenions pour bien assises craquent et remuent; les littératures, les cités, les climats, les religions tremblent sur leurs fondements et dansent devant nos yeux. Et cependant voyez comme promptement tous ces élans se circonscrivent. Le discours est bon, mais le silence est meilleur et le couvre de confusion. La longueur du discours indique la distance de pensée qui existe entre celui qui parle et celui qui écoute. S'ils étaient en parfait accord d'intelligence sur quelque point, les mots leur seraient inutiles. S'ils étaient parfaitement d'accord sur tous les points, les mots leur seraient insupportables. La littérature est un point extérieur du cercle de notre vie moderne, autour duquel un autre cercle peut être décrit. Le service que nous rend la littérature, c'est de nous fournir une plate-forme, grâce à laquelle nous pouvons observer de plus haut notre vie présente. Nous nous nourrissons de science ancienne, nous nous installons du mieux que nous pouvons dans les maisons grecques, puniques, romaines, afin de voir plus sagement et de mieux comprendre les demeures et les manières de vivre françaises, anglaises et américaines. De la même façon, nous voyons mieux la littérature du milieu de la nature sauvage, du milieu du tourbillon des affaires, du haut d'une grande religion. Le champ ne peut pas être bien vu si pour le voir on entre dans le champ même. L'astronome doit se servir du diamètre de l'or bite de la terre comme de base, pour trouver la parallaxe de chaque étoile. C'est pourquoi nous estimons le poëte. Tous les arguments et toute la sagesse ne sont pas dans les encyclopédies, dans les traités métaphysiques, dans les sources théologiques, mais sont aussi dans le sonnet ou la comédie. Dans mon travail journalier, je suis enclin à répéter mes anciens pas, je ne crois pas qu'il y ait de remède à cela, qu'il y ait aucune puissance capable de me changer et de me réformer. Mais quelque Pétrarque ou quelque Arioste, ivre du nouveau vin de son imagination, m'écrit une ode ou un vif roman pleins de pensées et d'actions audacieuses. Ses notes aiguës m'enthousiasment et m'enflamment, brisent la chaîne entière de mes habitudes et m'ouvrent les yeux sur ma propre puissance, et sur toutes les possibilités latentes qu'elle cache. I attache des ailes à tous les vieux et solides objets qui nous étaient familiers, et une fois de plus je suis capable de choisir un droit chemin dans la théorie et dans la pratique. La même nécessité nous impose le devoir de choisir un point d'où nous puissions observer la religion. Nous ne pouvons pas toujours voir le christianisme d'après le catéchisme; mais peut-être pouvons-nous l'observer du milieu des pâturages, d'un bateau voguant sur le lac, et écouter sa voix au milieu des chants des oiseaux des bois. Purifiés par la lumière élémentaire et le vent, baignés dans la mer de belles formes que nous offrent les champs, peut-être nous pourrons jeter sur la vie un regard juste et droit. Le christianisme est cher à juste titre aux meilleurs des individus qui composent le genre humain ; cependant il n'y a pas un jeune philosophe élevé dans une école chrétienne qui n'ait spécialement admiré ce courageux passage de saint Paul : « Et alors le Fils aussi sera soumis à celui qui tient toutes choses sous sa domination, afin que Dieu puisse être tout entier dans tous. » Les vertus et les mérites des personnes ont beau être grands et reconnus; l'instinct de l'homme n'en tend pas moins passionnément à l'impersonnel et à l'illimitable, et s'arme joyeusement de cette parole contre le dogmatisme des bigots. Le monde naturel peut être conçu comme un système de cercles concentriques; par moments nous découvrons dans la nature de légères dislocations qui nous apprennent que cette surface sur laquelle nous marchons n'est pas ferme, mais glissante. Ces qualités tenaces et multiples, cette végétation et ces affinités chimiques, ces métaux et ces animaux qui semblent exister pour eux-mêmes, ne sont que des moyens et des méthodes, que des mots employés par Dieu, et aussi fugitifs que les autres mots. A-t-il appris son métier le naturaliste ou le chimiste qui a étudié la gravitation des atomes et leurs affinités électives, mais qui n'a pas encore découvert la loi plus profonde dont les affinités ne sont qu'une application partielle et extérieure, cette loi qui enseigne que le même attire le même, que les biens qui vous appartiennent gravitent autour de vous, et n'ont besoin pour être atteints ni de dépenses, ni de peines? Cependant cette loi, elle aussi, n'est qu'une application plus directe et plus voisine de la fin, mais n'est pas la fin elle-même. L'omniprésence est un fait encore plus haut. Ce n'est pas à travers des routes subtiles et souterraines que l'ami est amené à son ami, que les faits vont trouver les faits qui leur servent de contrepartie; en bien considérant, on voit que toutes ces choses sortent de l'éternelle génération de l'âme. La cause et l'effet ne sont que les deux côtés d'un même fait. La même loi d'éternelle progression assigne leur place à tout ce que nous appelons vertus, et les éteint dans la lumière du mieux. Le grand homme ne sera pas prudent dans le sens populaire, mais c'est de sa grandeur elle-même qu'il déduira toute sa prudence. Mais il est nécessaire lorsqu'on sacrifie sa prudence de savoir à quel dieu on la voue; si on la sacrifie à l'aisance ou au plaisir, il serait meilleur de continuer à être prudent; si c'est à un grand élan de confiance et de foi, on peut l'abandonner sans peine; car il peut bien mettre de côté sa mule et ses paniers, celui qui, pour les remplacer, possède un char ailé. Geoffroy met ses bottes pour aller dans les bois, afin de préserver ses pieds de la morsure des serpents; Aaron ne pense pas un instant à un semblable péril. Pendant bien des années, ni l'un ni l'autre n'ont à souffrir de pareils accidents. Cependant il me semble qu'à chaque précaution que vous prenez contre le mal, vous vous placez sous la puissance du mal. Je pense que la plus haute prudence est aussi la plus basse. N'est-ce pas un retour trop soudain et trop précipité du centre à l'extrémité de notre orbite? Pensez combien de fois vous êtes tombés dans des calculs mesquins avant de trouver votre repos dans les grands sentiments et de pouvoir faire du point d'aujourd'hui un nouveau centre. En outre, vos sentiments les plus courageux sont familiers aux hommes les plus humbles. Les pauvres et les humbles ont leur manière d'exprmer aussi bien que vous les faits les plus récents de la philosophie. «Bienheureux ceux qui ne sont rien, » et « pires sont les choses mieux elles valent,» sont des proverbes qui expriment le transcendentalisme de la vie ordinaire. La justice d'un homme est l'injustice d'un autre; la beauté d'un homme, la laideur d'un autre; la sagesse d'un homme, la folie d'un autre, selon que nous contemplons les mêmes objets d'un plus haut point de vue. Un homme pense que la justice consiste à payer ses dettes, et il ne met pas de mesure dans son horreur de |