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mûr sous les coups de notre expérience et tomberont. Le vent les emportera on ne sait pas où. Le paysage, les figures, Boston, Londres sont des faits aussi fugitifs qu'aucune institution passée, que le brouillard et la fumée, et tels sont aussi la société et le monde. L'àme regarde droit devant elle, va toujours créant un monde devant elle et laissant les mondes derrière. Elle ne connaît ni les dates, ni les rites, ni les personnes, ni les spécialités, ni les hommes. L'âme ne connaît que l'àme. Toutes les autres choses ne sont pour elle que des plantes stériles.

C'est d'après ses propres lois et non d'après l'arithmétique que ses progrès doivent être calculés. Les progrès de l'âme ne s'accomplissent pas par une gradation qu'on pourrait figurer par le mouvement d'une ligne droite, mais bien plutôt par une série ascensionnelle d'états qu'on pourrait figurer par la métamorphose de l'œuf et du ver, du ver et de la mouche, par exemple. Les progrès du génie ont un certain caractère intégral qui ne place pas d'abord ses élus au-dessus de Jean, et puis d'Adam, et puis de Richard, et ne donne pas à chacun d'eux la douleur de reconnaître son infériorité; mais, au contraire, par chacun de ces progrès l'homme se répand là ou il travaille et dépasse à chaque impulsion toutes les classes et toutes les populations d'hommes. A chaque nouvelle impulsion l'esprit déchire les minces écorces du visible et du fini, entre dans l'éternité, aspire et respire son air. Il converse avec les vérités qui ont toujours été exprimées dans le monde, et acquiert la certitude qu'il y a une sympathic plus étroite entre lui et Zénon, et Arrien, qu'entre lui et les personnes de sa maison.

Telle est la loi du gain moral et mental. Les simples s'élèvent comme par légèreté spécifique, non vers une vertu particulière déterminée, mais vers la région de

toutes les vertus. Ils habitent avec l'esprit qui les contient tous. L'âme est supérieure à tous les mérites particuliers. L'âme requiert la pureté, mais la pureté n'est pas elle; elle requiert la justice et la bienfaisance, mais elle est supérieure à la justice et à la bienfaisance; si bien que nous sentons en nous comme une sorte d'abaissement et de transaction honteuse lorsque nous cessons de parler de la nature morale elle-même pour observer quelqu'une des vertus qu'elle nous enjoint de pratiquer. Car toutes les vertus sont naturelles à l'âme dans sa pure action, et non pas péniblement acquises. Parlez à son cœur, et l'homme devient soudainement vertueux.

Dans le même sentiment se trouve le germe du progrès intellectuel qui obéit aux mêmes lois. Les hommes qui sont capables d'humilité, de justice, d'amour et d'aspiration, sont déjà placés sur une plate-forme qui domine les sciences et les arts, l'éloquence et la poésie, l'action et la grâce. Car quiconque habite dans cette béatitude morale anticipe sur les pouvoirs spéciaux que les hommes estiment à un si haut prix, absolument de la même manière dont l'amour s'y prend pour rendre justice aux dons del'objet aimé. L'amant n'a pas de talent, pas d'habileté qui n'ait une grande importance aux yeux de son amoureuse fiancée, aussi peu qu'elle possède ces mêmes dons. Le cœur qui s'abandonne naïvement et de lui-même à l'esprit suprême se trouve en relation avec toutes les œuvres de cet esprit et parcourra une route divine, bien que parti de connaissances et de facultés particulières. Car en nous élevant à ce sentiment primaire et originel, nous sommes transportés instantanément, de la station éloignée où nous étions placés sur la circonférence, au centre même du monde, et là, comme dans le cabinet de Dieu, nous voyons les causes et nous sommes placés au-dessus de l'univers qui n'est qu'un faible et lent effet.

Un des modes de l'enseignement divin est l'incarnation de l'esprit dans la forme, dans des formes semblables à la mienne. Je vis en société, avec des personnes qui répondent aux pensées qui sont dans mon esprit ou qui m'expriment extérieurement une certaine obéissance envers les grands instincts par lesquels je vis. Je découvre en eux la présence de cette obéissance. Je suis assuré qu'ils ont la même origine que moi, et ainsi ces autres àmes, ces moi extérieurs m'attirent, comme ne le pourrait faire aucune autre chose. Ils réveillent en moi de nouvelles émotions que nous appelons passions; les émotions de l'amour, de la haine, de la crainte, de l'admiration, de la pitié; de ces émotions naissent la conversation, la concurrence, la persuasion, les cités et la guerre. Les personnes sont les exégèses supplémentaires de ce primordial enseignement de l'âme. Dans la jeunesse nous sommes de folles personnes. L'enfance et la jeunesse voient le monde entier en elles. Mais l'expérience plus large de l'homme découvre l'identité de la nature qui apparaît à travers tous les individus. Les personnes ellesmêmes apprennent à connaître l'impersonnel. Dans toute conversation entre deux personnes, il semble qu'un rapport tacite s'établit avec un tiers invisible qui est la commune nature. Cette tierce personne, cette commune nature n'est pas sociale, elle est impersonnelle, c'est Dieu dans les groupes où les débats sont ardents, et spécialement lorsqu'ils roulent sur les grandes questions de la pensée, la compagnie tout entière s'étonne de l'unité qui la relie, s'étonne de voir que la pensée s'élève à une égale hauteur dans tous les cœurs, et que tous les individus qui la composent aient sur le sujet débattu les mêmes droits de propriété spirituelle que le discoureur. Ils deviennent tous plus sages qu'ils n'étaient. Elle les entoure comme d'un temple, cette unité de la pensée, grâce à laquelle chaque cœur bat mù

par un sentiment plus noble de sa puissance et de son devoir, pense et agit avec une solennité inaccoutumée. Tous ont conscience qu'ils atteindront à une plus haute possession d'eux-mêmes, car cette unité existe pour eux tous. Il y a une certaine sagesse humaine qui est commune aux plus grands hommes et aux plus humbles, et que notre éducation ordinaire empêche souvent et réduit au silence. L'esprit est un, et les meilleurs esprits qui aiment la vérité pour elle-même pensent peu au droit de propriété qu'ils ont sur elle. Ils l'acceptent et la reçoivent en tout lieu avec remerciements, ne l'étiquettent pas et ne la marquent pas avec le nom d'un homme, car elle est à eux depuis longtemps. Elle est leur depuis l'éternité. Les savants et ceux qui étudient les lois de la pensée n'ont pas le monopole de la sagesse. La violence de la direction qui leur est propre les empêche jusqu'à un certain point de parler véridiquement. Nous devons bien des observations importantes aux hommes qui ne sont ni pénétrants, ni profonds, qui disent sans efforts les choses qui nous manquaient et que nous avions longtemps poursuivies en vain. L'action de l'âme se rencontre plus souvent dans ce qui est senti et laissé sans être exprimé, que dans ce qui est exprimé par les conversations. Cette action plane sur chaque société, et les hommes la cherchent aveuglément les uns dans les autres. Nous comprenons mieux que nous n'agissons. Nous savons, au même instant que nous agissons, que nous valons mieux que nos actions. Combien de fois, dans mes triviales conversations avec mes voisins, je sens cette vérité; je sens que quelque chose de plus haut domine dans chacun de nous ce jeu vulgaire de la conversation, et que, par derrière, nos expressions et nos actions mutuelles, Jupiter salue Jupiter!

Les hommes s'abaissent en se fréquentant. Par les services habituels et mesquins qu'ils rendent au monde,

services pour lesquels ils oublient leur noblesse native, ils ressemblent à ces cheiks arabes qui habitent dans des maisons de chétive apparence et affectent une pauvreté extérieure, afin d'échapper à la rapacité du pacha, tandis qu'ils gardent tout leur luxe pour leurs appartements intérieurs et secrets.

De même que l'âme est présente au-dessus de toutes les personnes, ainsi elle accompagne chaque période de la vie. Elle fait pressentir déjà l'adulte dans l'enfant. Lorsque je joue avec mon enfant, mon grec et mon latin, mes dons et ma richesse ne me servent de rien. Toutes ces choses sont lettres mortes pour lui; mais si j'ai de l'âme, je puis m'en servir avec lui; si je ne suis que capricieux, il oppose sa volonté à la mienne et me laisse, si cela me fait plaisir, la dégradante puissance que j'ai de le battre, grâce à la supériorité de ma force. Mais si je renonce à ma volonté, si j'agis d'après les injonctions de l'âme, et si je la prends pour arbitre entre nous deux, la même âme regarde par ses yeux, il la respecte et il l'aime avec moi.

L'âme perçoit et révèle la vérité. Que le sceptique et le railleur disent ce qu'ils voudront, mais il est certain que nous connaissons la vérité aussitôt que nous la voyons. Les folles gens vous demandent, lorsque vous leur avez exprimé ce qu'ils ne souhaitaient pas entendre : « Comment savez-vous que c'est la vérité et si ce n'est pas une erreur qui vous est propre. » Nous connaissons la vérité lorsque nous la voyons, absolument comme nous savons que nous sommes éveillés lorsque nous sommes éveillés. Il y a une sentence d'Emmanuel Swedenborg qui suffirait seule à indiquer la grandeur des perceptions de cet homme: « Ce n'est pas une preuve de l'intelligence d'un homme qu'il soit capable d'affirmer ce qu'il lui plaît d'affirmer, mais bien d'être capable de discerner que ce qui est vrai est vrai et que ce qui est faux est faux ; voilà

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