Images de page
PDF
ePub

tance est l'homme auquel je n'ai jamais pensé; mais, au contraire, ceux-là peuplent nos solitudes, secourent notre génie et nous inspirent d'une manière merveilleuse. L'amour a le pouvoir de discerner la destinée d'un homme mieux que cet homme lui-même, et de l'attacher à son œuvre par d'héroïques encouragements. Quelle chose est plus éclatante dans l'amitié que cette sublime attraction vers toute vertu qui est en nous? Nous ne pensons plus médiocrement de nous-mêmes et de la vie. Nous sommes portés vers le même dessein que notre ami et le métier des pauvres gens qui piochent le long du chemin n'est plus une honte pour

nous.

C'est dans cette catégorie de faits que rentre l'hommage, très pur je pense, que les hommes de tous les rangs payent au héros du jour, depuis Coriolan et Gracchus, jusqu'à Pitt, Lafayette, Wellington, Webster. Entendez les applaudissements dans la rue! le peuple ne peut le contempler assez; ils se réjouissent dans la vue de cet homme : Quel front! quels yeux! quelles épaules d'Atlas et quel corps! Chariot héroïque ayant en lui une égale force intérieure pour guider cette grande machine! Le plaisir de rencontrer la plénitude de l'expression dans des choses qu'ils jugent embarrassantes et difficiles d'après leur expérience particulière, s'élève plus haut et constitue le secret de la joie qu'inspire aux lecteurs le génie littéraire. Rien n'est oublié avec ces vrais génics, et ils savent allumer assez de feu pour pouvoir fondre tous les minéraux de la montagne. Le principal mérite de Shakspeare c'est que, peut-être, de tous les hommes il est celui qui comprend le mieux le langage anglais et peut le mieux dire ce qu'il veut dire. Cependant, ces portes grandes ouvertes, ces canaux si désobstrués, du langage, ne nous apportent, après tout, que l'idée de richesses et d'une heureuse

constitution. Le nom de Shakspeare suggère de plus purs bienfaits intellectuels.

Leurs médailles, leurs épées, leurs habits armoriés, ne sont pas capables de faire aux sénateurs un compliment comparable à celui qui consiste à adresser à un être humain des pensées d'une certaine hauteur et qui présupposent une assez grande intelligence pour les saisir. Cet honneur, qu'il ne nous est possible d'obtenir à grand'peine qu'une ou deux fois pendant le cours de notre vie, le génie nous le fait perpétuellement, content si dans l'espace d'un siècle son hommage est accepté une fois ou deux. Ces grands génies, qui nous indiquent la valeur de la matière, descendent à une sorte de condition comparable à celle des cuisiniers et des confectionneurs lorsque apparaissent les grands génies indicateurs des idées. Le génie est le naturaliste ou le géographe des régions supersensibles, il domine leur mappemonde et refroidit notre affection pour les vieux champs de bataille de l'activité en nous en faisant connaître de nouveaux. Nous acceptons alors ces choses comme étant la réalité, dont le monde avec lequel nous avons conversé n'est que l'ombre sensible.

Nous allons au gymnase et à l'école de natation pour voir la puissance et la beauté du corps. Nous éprouvons le même plaisir et nous avons plus de profit à observer les faits intellectuels de tout genre, les faits de la mémoire, des combinaisons mathématiques, les changements de l'imagination, même la versatilité et la concentration de l'esprit, car ces actes exposent et laissent voir les organes invisibles et les membres de l'esprit qui correspondent membre pour membre aux organes du corps, Nous entrons ainsi dans un nouveau gymnase, nous apprenons à reconnaître les hommes d'après leurs véritables marques, nous apprenons, selon les paroles de Platon, à reconnaître ceux qui, sans l'aide des yeux ou d'aucun

autre sens, marchent vers la vérité et l'être. En première ligne parmi ces activités, se trouvent les soubresauts, les appels magiques, les résurrections opérées par l'imagination. Lorsque cette faculté est éveillée, il semble que la force de l'homme soit dix fois plus grande. Elle ouvre en nous le sentiment délicieux de la grandeur indéterminée et inspire d'audacieuses habitudes morales. Nous sommes élastiques comme un gaz. Une sentence lue dans un livre, un mot tombé de la conversation, délivre notre imagination et lui ouvre l'espace. Nos têtes touchent aussitôt aux astres et nos pieds foulent le sol de l'abime. Ce bienfait est réel, parce que nous avons droit à ces dilatations spirituelles, et qu'une fois que nous avons brisé nos liens, nous ne sommes plus les misérables pédants que nous étions jadis.

Ces hautes fonctions de l'intelligence sont tellement unies entre elles, qu'un certain pouvoir imaginatif apparait ordinairement chez tous les esprits éminents, même chez les arithméticiens de première classe, mais spécialement chez les hommes méditatifs, d'une habitude de pensée intuitive. Cette classe d'hommes nous sert, parce qu'ils ont à la fois la perception de l'idéalité et la perception de la réaction. Les yeux de Platon, de Shakspeare, de Swedenborg, ne se ferment jamais sur aucune de ces deux lois. La perception de ces lois peut nous servir à mesurer la grandeur de l'esprit. Les petits esprits sont petits parce qu'ils ne peuvent pas les voir.

Mais les fêtes elles-mêmes ont leur dégoût. Notre amour de la raison dégénère en idolâtrie pour ceux qui en sont les hérauts. Les exemples de cette oppression se présentent surtout quand un esprit d'une puissante méthode a instruit les hommes. La domination d'Aristote, l'astronomie ptolémaïque, le crédit dont jouissent Luther, Bacon, Locke; en religion, l'histoire des hiérarchies et des saints, les sectes qui ont pris le nom de

leur fondateur sont de cet ordre. Hélas! chaque homme est une victime de ce genre. L'imbécillité des hommes amène toujours l'impudence du pouvoir. Le plaisir du talent vulgaire, c'est d'éblouir et d'enchaîner le spectateur. Mais le vrai génie cherche à nous défendre de luimême. Le vrai génie ne cherche pas à nous appauvrir, mais à nous délivrer et à nous douer de nouveaux sens. Si un homme sage apparaissait dans nos villages, il créerait pour ceux qui causeraient avec lui une nouvelle connaissance de la richesse, en leur faisant ouvrir les yeux sur des avantages qu'ils n'ont pas observés; il établirait une science d'immuable égalité, nous calmerait en nous donnant l'assurance que nous ne pouvons être trompés, et apprendrait à chacun de nous à discerner les échecs possibles et les garanties de sa condition. Les riches verraient leurs malheurs et leur pauvreté, les pauvres leurs ressources et les moyens qu'ils possèdent d'échapper au danger.

Mais la nature amène toutes les choses en temps convenable; la rotation est son remède. L'âme est impatiente de maîtres et passionnée de changements. Les chefs de maison disent d'un domestique précieux pour exprimer son mérite: Il a vécu longtemps avec moi. Nous sommes des tendances, ou pour mieux dire des symptômes; aucun de nous n'est complet. Nous allons, nous touchons et nous essuyons l'écume de bien des existences. La rotation est la loi de la nature. Lorsque la nature reprend un des grands hommes qu'elle avait envoyés, le peuple explore l'horizon, regardant s'il voit venir son successeur; mais personne ne vient, ni ne viendra. La classe à laquelle il appartient est éteinte avec lui. L'homme qui lui succédera apparaîtra dans des conditions et des lieux tout à fait différents. Ce n'est plus Franklin, ni Jefferson; c'est maintenant quelque grand négociant, c'est un constructeur de routes,

puis un pêcheur, puis un aventurier chasseur de buffles, ou un général à demi sauvage des États de l'ouest. Ainsi nous avons contre les plus grossiers de nos maitres l'avantage du changement. Nous pouvons nous arrêter et ne plus continuer à les suivre; mais nous avons un plus beau remède contre la domination de nos maîtres les meilleurs ; c'est que le pouvoir qu'ils manifestent ne leur appartient pas. Lorsque nous sommes exaltés par les idées, nous ne devons pas cet enthousiasme à Platon, mais à l'idée même dont Platon, lui aussi, est le débiteur.

Je ne dois pas oublier que nous avons tous une dette spéciale envers une chose particulière. La vie est une échelle de degrés. Il y a de larges intervalles entre les divers rangs de nos grands hommes. Dans tous les siècles, le genre humain s'est attaché à quelques personnes, qui, soit par la qualité de l'idée qui était incarnée en eux, soit par la réceptibilité plus grande de leur être, ont été destinées à la situation de chefs des hommes et de législateurs. Ceux-là nous enseignent les qualités de la nature primordiale, nous font connaître la constitution des choses. Jour après jour, nous nageons dans une rivière d'illusions trompées, nous nous amusons ardemment de maisons et de villes bâties en l'air, dont les hommes sont dupes. Mais la vie est une chose sincère. Dans nos intervalles lucides, nous disons : qu'une porte s'ouvre enfin pour me conduire vers les réalités; assez longtemps j'ai porté le bonnet du fou. Nous chercherons alors à connaître la pensée de notre économie et de notre politique. Mettez-nous en possession des divines sphères, et si les personnes et les choses sont privées de la musique céleste, faisons-leur entendre ses accords. Nous avons été privés de notre raison; mais il existait des hommes sains qui jouissaient d'une existence riche et de nombreuses relations avec les choses. Ce qu'ils

« PrécédentContinuer »