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peut-être par cet aveu d'humilité qu'une telle philosophie nous semble si près de nous. Mais elle nous attire surtout parce qu'elle constitue une philosophie de la vie; elle met en lumière cette activité volontaire qui forme le lien de tous les êtres, qui apparaît dans la nature inorganique, prend conscience d'elle-même chez l'animal et atteint chez l'homme à sa forme la plus parfaite, parce qu'elle donne alors à l'existence sa véritable signification. Ce n'est pas le moindre mérite de William James que d'avoir attaché son nom à une philosophie qui fût vraiment humaine.

L. M.

PRÉFACE DE L'AUTEUR

Je me suis attaché, dans les essais que je réunis ici, à exprimer de la manière la moins technique une attitude philosophique. S'il me fallait donner un nom à cette attitude, je choisirais celui d'empirisme radical, bien que des appellations aussi brèves ne provoquent nulle part autant de malentendus que dans le domaine philosophique. J'emploie l'expression « empirisme» pour indiquer que les conclusions les plus certaines touchant les matières de fait ne sauraient être considérées autrement que comme des hypothèses sujettes à être modifiées au cours de l'expérience future. J'ai ajouté « radical » parce que mon empirisme traite la doctrine du monisme ellemême comme une hypothèse et que, contrairement au demi-empirisme qui a cours sous les noms de positivisme, d'agnosticisme ou de naturalisme scientifique, il ne pose point dogmatiquement le monisme comme une réalité avec laquelle toute expérience doive compter.

La différence qui sépare le monisme du pluralisme est peut-être la plus féconde de toute la philosophie. Prima facie le monde se présente comme un pluralisme; tel qu'il nous apparaît, son unité est celle d'une collection; et nos efforts les plus élevés visent principalement à le dégager de cette forme primitive et imparfaite. Nous découvrons, à mesure que nous

la cherchons, une unité plus complète que n'en apporte notre expérience première; mais l'unité absolue, en dépit de l'impétuosité brillante que nous déployons pour l'atteindre, continue à nous échapper et demeure une « limite conceptuelle ».

<< Jamais complètement », tel est, à cet égard, l'aveu final du philosophe rationaliste. Lorsque la raison a épuisé son pouvoir, les faits opaques et finis restent donnés avec leurs particularités qui, pour la plupart, ne s'expliquent ni par elles-mêmes, ni l'une par l'autre. En dernier ressort, il faut encore tenir compte des << points de vue » variés que comporte toute discussion relative à l'univers; tel objet qui d'ici nous semble clair et entièrement connu, apparaît de là-bas comme une donnée dont on n'aperçoit que la façade extérieure. La négation, l'absence de logique, ne sont jamais entièrement bannies. Fussiez-vous le plus grand parmi les philosophes, il est encore une chose

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appelez-la destin, hasard, liberté, spontanéité, démon, ce que vous voudrez - qui, de votre point de vue sera fausse, différente, extérieure, rebelle à toute classification. Quelque chose demeurera toujours un simple fait, une simple donnée; et peut-être ne subsiste-t-il pas dans tout l'univers un seul point de vue qui échappe à cette règle. « La raison, dit un excellent auteur, n'est qu'un des éléments du mystère; et au sein de la conscience la plus altière qui ait régné ici-bas, la raison et le miracle ont rougi face à face; l'inévitable s'écoule tandis que le doute et l'espoir fraternisent. L'univers garde heureusement son aspect sauvage, cette odeur de gibier qui accompagne le vol du faucon. La nature entière n'est que prodige. La répétition du même phénomène n'est pas suivie des mêmes effets. Lorsque la pièce fixée sur le tour a accompli son mouvement de rotation, le ciseau du graveur ne vient point frapper rigoureusement au même point que précédemment; il s'en faut de la

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largeur d'un cheveu; mais cet intervalle est réparti sur toute la courbe antérieure qui ne se trouve donc jamais parfaite, jamais complètement 1. »>

Ceci est du pluralisme exprimé dans un langage imagé. J'appelle empiriste radical celui qui veut voir dans ce pluralisme la forme permanente du monde et qui admet comme élément éternel l'expérience dans toute sa crudité. Quel que soit le point de vue où il se place, le monde ne lui apparaîtra jamais comme un fait absolument un. Des possibilités réelles, des indéterminations réelles, des commencements réels, des fins réelles, un mal réel, des crises, des catastrophes, des affranchissements réels, un Dieu réel et une vie morale réelle, toutes ces notions peuvent subsister dans l'empirisme tel que le sens commun les conçoit et sans que cette philosophie puisse songer à les « dépasser » ou à les réinterpréter sous la forme moniste.

Beaucoup de mes confrères professionnels souriront à mes conclusions irrationnelles, comme à ces essais dont la forme technique est dépourvue de tout artifice. Sans exclure à l'occasion toute la rigueur désirable, je voudrais qu'on les considérât comme un commentaire de l'attitude empirique radicale plutôt que comme une démonstration de sa validité; j'aimerais que cette attitude fût mise en valeur avec une certaine réalité dramatique, qu'elle apparût en pleine lumière entre ces dogmatismes supérieurs et inférieurs qui, dans l'histoire de la philosophie, l'ont généralement éclipsée.

Mes quatre premiers essais ont pour objet général de défendre la légitimité de la foi religieuse. Quelques lecteurs rationalistes estimeront que choisir une telle cause, c'est abuser fàcheusement d'une influence professionnelle. L'humanité, diront-ils, n'est que

1. B. P. BLOOD. The flaw in supremacy, chez l'auteur, Amsterdam (NewYork), 1895.

trop disposée à embrasser la foi sans raisonner, et elle n'a que faire des sermons et des encouragements dans cet ordre d'idées.

J'accorde absolument que ce qui manque le plus à l'humanité, ce n'est point la foi, mais l'esprit critique et la circonspection. Sa faiblesse cardinale est de laisser la foi poursuivre témérairement une conception vivante, surtout lorsque cette conception possède des attaches instinctives. J'admets donc que si je m'adressais à l'Armée du Salut ou à une foule populaire mêlée, je ferais fausse route en prêchant la liberté de croire ainsi que je l'ai fait dans ces pages. Il est nécessaire à de tels auditoires que leurs croyances soient analysées et discutées, que le vent septentrional de la science emporte par son souffle ce qui subsiste en elles de maladif et de barbare. Mais des auditoires académiques déjà nourris dans la science ont des besoins très différents. Leur faiblesse mentale revêt une forme particulière qui se traduit par une sorte de paralysie de la faculté de croire, par une aboulie timorée dans le domaine religieux; et cette faiblesse est déterminée par l'idée, soigneusement entretenue, d'une prétendue évidence scientifique dont la possession écarterait tout danger de naufrage dans la recherche de la vérité.

Mais, en réalité, il n'existe pas de méthode scientifique ou autre qui permette à l'homme de voguer en sûreté entre les deux périls opposés de croire trop peu ou de trop croire. Regarder ces périls en face est apparemment notre devoir, et savoir nous diriger à travers leurs écueils est la mesure de notre sagesse. Il ne suit pas de là, sous prétexte que la témérité est un vice chez les soldats, qu'il ne faille jamais les exhorter au courage. Ce que l'on devrait prêcher, c'est le courage qui s'appuie sur la responsabilité ce courage qui n'a jamais fait défaut aux Nelson et aux Washington une fois qu'ils avaient tenu compte

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