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à quel point notre régime de prétendue égalité et d'industrialisme à outrance, avec ses commis voyageurs et ses garçons de magasin, nous prive de tant d'agréments et de tant de talents qui pouvaient fleurir dans le monde féodal. Contemplez notre bienveillance à l'égard des humbles et des proscrits, et voyez comme elle jure avec ce besoin d'épuration rigoureuse qui jusqu'ici paraissait être la condition de la perfection de la race. La lutte et l'oppression règnent partout, et le moyen de diminuer leurs ravages demeure le problème éternel. Les anarchistes, les nihilistes, les partisans de l'amour libre; les socialistes, les adeptes de l'impôt unique ou de la libre frappe de l'argent; les libre-échangistes et les réformateurs des fonctions publiques; les prohibitionnistes et les antivivisectionnistes; les darwinistes radicaux qui prétendent supprimer les faibles: tous ces novateurs, comme tous ceux qui représentent les sentiments conservateurs de la société, ne font que décider par une expérience actuelle quelle est l'attitude qui apportera au monde la plus grande somme de biens.

Ces expériences ne sauraient être jugées a priori mais au contraire d'après les cris de révolte ou l'impression d'apaisement que suscitera leur mise en pratique. Lorsqu'une épreuve est organisée sur une aussi vaste échelle, une solution éclose dans l'ombre d'un cabinet peut-elle en anticiper les résultats? Que vaut le jugement superficiel d'un théoricien dans un monde où les idéals sont innombrables et où chacun d'eux a donné naissance à un champion particulier destiné à le défendre jusqu'à la mort? Le philosophe pur ne peut que suivre les péripéties du spectacle, persuadé que la voie du moindre effort aboutira toujours au système le plus riche et le plus compréhensif, et que chaque bordée permet au navire d'approcher du royaume céleste.

IV

De tout ce qui précède il faut inférer que, dans toute l'étendue de la question de casuistique, la science éthique est semblable à la science physique, et que, loin de pouvoir être déduite tout entière de principes abstraits, elle doit simplement attendre le moment voulu et se trouver prête à reviser ses conclusions de jour en jour. Dans ces deux sciences, assurément, il y a toujours présomption de vérité en faveur des opinions vulgairement acceptées et de l'ordre de choses admis par le public; et pour beaucoup d'entre nous, il serait également insensé, dans le domaine moral comme dans le domaine physique, de faire acte d'indépendance et de viser à l'originalité. De temps à autre, cependant, la nature donne naissance à un individu qui a le droit d'être original, et dont la pensée ou l'action révolutionnaires peuvent être fertiles. Celui-là peut remplacer de vieilles «<lois naturelles » par des lois meilleures; il peut, en corrigeant par certains côtés d'anciennes règles morales, apporter à l'organisation générale du monde une plus grande somme d'idéal que ne l'eût comporté l'application stricte des règles établies.

D'une façon générale, nous pouvons donc conclure qu'aucune éthique n'est possible au sens absolu et démodé de ce mot. Partout le philosophe doit observer les faits. I ignore d'où viennent les penseurs qui créent les idéals, ou comment se développe leur sensibilité; et la question de savoir lequel de deux idéals en conflit peut produire actuellement le meilleur univers, ne peut être résolue que par l'expérience des autres hommes. J'ai dit plus haut que les moralistes intuitionnistes méritaient créance parce qu'ils s'attachaient nettement aux faits psychologiques; ils gatent cependant cette qualité par leur

tempérament dogmatique, par ces distinctions absolues et ces << tu ne dois pas » inconditionnels, qui ransforment une vie mouvante, souple, continue, en un système inanimé de superstitions et de reliques. En fait, il n'existe pas de maux absolus, non plus que de biens amoraux; et la vie morale la plus élevée bien que peu de créatures soient appelées à en supporter le fardeau consiste, en tout temps,

à briser avec les règles établies lorsqu'elles sont devenues trop étroites pour les besoins présents. Il n'y a qu'un commandement qui soit inconditionnel : c'est celui qui nous incite à diriger en tremblant nos paroles comme nos actes vers la production d'un univers qui contienne la plus grande somme de biens.

Certes les règles abstraites peuvent avoir leur utilité; mais elles servent d'autant moins que nos intuitions sont plus pénétrantes, et plus forte notre vocation pour la vie morale. Car, strictement, un dilemme véritable traduit toujours une situation unique; et la combinaison nouvelle d'idéals que crée chacune de nos décisions, en réalisant les uns et en contrariant les autres, constitue toujours un univers sans précédent à l'égard duquel aucune règle adéquate n'existe a priori. Le philosophe, en tant que tel, ne se trouve donc pas plus qualifié que les autres hommes pour déterminer, dans telle circonstance concrète, quel serait le meilleur univers. Il aperçoit en effet un peu mieux que beaucoup d'autres comment la question se pose; il sait qu'il ne s'agit pas de tel ou tel bien simplement donné, mais de deux univers totaux auxquels ces biens se rapportent respectivement; il sait qu'il doit toujours choisir l'univers le plus riche, le bien le plus susceptible de figurer utilement dans un système organisé, d'entrer dans des combinaisons complexes, d'être membre d'un Tout plus compréhensif. Mais il ne peut connaître à l'avance avec certitude quel univers particulier réalisera ces conditions: il

sent seulement que s'il succombe à une erreur fatale, les cris des blessés lui annonceront le fait accompli.

Dans tout cela, le philosophe ressemble à nous autres mortels, avec nos sympathies et notre justice instinctives, et notre nature accessible aux accents de la douleur. Sa fonction peut se comparer en fait à celle de l'homme d'Etat supérieur tel que nous le concevons aujourd'hui. C'est pourquoi ses ouvrages d'éthique, dans la mesure où ils intéressent réellement la vie morale, doivent s'allier de plus en plus à une littérature qui cherche volontairement à être expérimentale et féconde plutôt qu'à demeurer dogmatique, j'entends parler des romans et des drames appartenant à la forme la plus profonde, des sermons, des écrits touchant la politique, la philanthropie, les réformes sociales et économiques. Ainsi conçus, rien n'empêche que les traités d'éthique soient volumineux et lumineux; mais ils ne peuvent jamais se poser comme définitifs, si ce n'est dans leurs lignes les plus abstraites et les plus vagues; et ils doivent abandonner de plus en plus cette forme démodée, aux divisions nettes, que l'on a prétendu appeler « scientifique ».

V

La raison capitale pour laquelle une morale concrète ne saurait être définitive, c'est qu'elle est liée à des croyances métaphysiques et théologiques. J'ai dit précédemment que de véritables rapports éthiques existaient dans un univers purement humain. Ils existeraient même dans ce que nous avons dénommé une solitude morale, si le sujet pensant était successivement en proie à plusieurs idéals. Son moi d'aujourd'hui élèverait des revendications à l'encontre de son moi d'hier, et certaines d'entre elles se montreraient urgentes et tyranniques, tandis que d'autres seraient

facilement tenues à l'écart. Nous appelons impératives les revendications tyranniques. Si nous les repoussons, les biens auxquels nous avons porté atteinte viennent nous accabler de nouveau et nous apporter sans répit une moisson de dommages, de remords et de regrets. L'obligation peut exister ainsi dans la conscience d'un seul sujet pensant, mais la paix absolue ne peut habiter en lui que dans la mesure où il conforme sa vie à une échelle de casuistique au sommet de laquelle il a placé ses biens les plus impératifs. Ces biens sont par nature très exclusifs, et rien ne saurait être mis en balance avec eux. Ils font appel à toute l'inflexibilité de notre caractère, et ils ne nous pardonnent pas aisément notre faiblesse si nous hésitons à sacrifier à leurs exigences.

Pratiquement, la différence la plus profonde que recèle la vie morale de l'homme est celle qui sépare le tempérament qui aime ses aises d'avec le tempérament courageux. Le premier nous fixe pour règle d'éviter le mal présent. Le second, au contraire, nous rend indifférents au mal présent et ne nous laisse sensibles qu'à un idéal plus haut. Le tempérament courageux semble sommeiller en chaque homme, mais il ne s'éveille pas toujours avec la même facilité; il lui faut l'aiguillon d'une passion violente, d'une grande frayeur, de l'amour, de l'indignation, ou l'appel profond et pénétrant d'un sentiment élevé, tel que la justice, la vérité. Sa vision ne s'accommode que d'un relief vigoureux, et un monde sans montagnes et sans vallées ne saurait lui fournir un abri convenable. On conçoit fort bien que chez un penseur solitaire ce tempérament sommeille toujours, sans jamais s'éveiller. Ici, en effet, le sujet pensant considère ses différents idéals comme de simples préférences personnelles, et leur accorde sensiblement la même valeur; il en dispose à volonté. C'est pourquoi, dans un univers purement humain et dépourvu de Dieu, un appel à

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