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notre énergie morale manque de l'impulsion nécessaire. Certes la vie demeure, même en un tel monde, une véritable symphonie morale, mais celle-ci ne dépasse pas l'étendue d'une misérable couple d'octaves, et toute l'échelle infinie des valeurs lui fait défaut. Beaucoup d'entre nous, en effet, tels que sir James Stephen, dans ses éloquents Essais, riraient bien à la pensée que les prétendues aspirations d'une postérité lointaine dernier refuge de la religion de l'humanité puissent suffire à éveiller en nous le << tempérament courageux ». Nous n'aimons pas avec assez d'ardeur ces hommes de l'avenir, et nous nous intéressons peut-être d'autant moins à eux que nous avons une conscience plus nette de leur perfection toujours plus développée, de leur longévité moyenne toujours accrue, de leur éducation plus haute, de leur organisation qui ne connaîtra ni la guerre ni le crime, de leur immunité relative à l'égard de la douleur et de la maladie, et de toutes leurs autres supériorités négatives. Nous apercevons trop la limite qui borne toutes ces conceptions et le vide qui est au delà. Il y manque une note d'infini et de mystère, et l'attitude insouciante semble ici naturelle. De telles créatures justifieraient-elles nos tourments actuels ou les souffrances que nous pourrions infliger à nos semblables?

Que si cependant nous croyons à la présence d'un Dieu, dont la voix s'ajouterait à celles qui font appel à nous, une perspective infinie s'ouvre aussitôt. L'échelle de la symphonie se prolonge sur une étendue incalculable. Les idéals les plus impératifs acquièrent une objectivité et une signification nouvelles ils font entendre leur note pénétrante, aiguë, tragiquement obsédante. Ils retentissent comme le cri de l'aigle d'Hugo, « qui parle au précipice et que le gouffre entend ». Et alors le « tempérament courageux » se dresse en nous, éveillé par le son des trompettes, flairant la bataille, grisé par les acclamations.

Il s'enflamme, et le dédain qu'il affecte à l'égard des aspirations d'ordre inférieur, loin de constituer en lui un obstacle, ne fait qu'accroître sa joie austère lorsqu'il s'élance pour répondre aux revendications les plus hautes. Si nous consultons l'histoire, la lutte incessante des puritains montre l'antagonisme de leur tempérament courageux et fécond à l'égard du tempérament insouciant, et le contraste qui existe entre la morale fondée sur une obligation infinie et mystérieuse émanant d'en haut, et celle qui s'arrête à la prudence et à la satisfaction des besoins finis.

Cette disposition à l'énergie fait si profondément partie des possibilités de la nature humaine que, même si nous ne possédions aucune raison métaphysique ou traditionnelle de croire à l'existence d'un Dieu, nous en postulerions une, simplement pour nous donner le prétexte de vivre avec courage et d'écarter de l'existence tous les attraits qu'elle peut contenir. Notre attitude à l'égard des maux concrets est entièrement différente suivant que nous ne croyons percevoir dans le monde que l'appel de créatures finies ou que nous envisageons au contraire avec sérénité l'idée tragique d'avoir à répondre à un être infini. Toutes les formes de l'énergie et de l'endurance, de la bravoure et de l'aptitude à aborder les souffrances de la vie entrent librement en jeu chez ceux qui possèdent la foi religieuse. Voilà pourquoi, sur les champs de bataille de l'histoire de l'humanité, le caractère courageux dominera toujours le caractère insouciant et la religion écrasera l'irréligion.

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Il semble aussi et ce sera là ma conclusion que l'univers moral stable et systématique réclamé par les philosophes ne soit concevable que dans un monde habité par un penseur divin qui réunirait en lui toutes les demandes possibles. Il suffirait qu'un tel penseur réglât lui-même la hiérarchie des demandes

pour que l'échelle « casuiste » définitive fût établie du même coup. Ses désirs seraient les plus impérieux, son univers idéal constituerait le Tout le plus compréhensif qui puisse être. Si ce Dieu existe actuellement, l'éthique modèle à laquelle nous aspirons à conformer la nôtre serait dès maintenant réalisée dans sa pensée1. Dans l'intérêt de notre idéal de vérité morale systématique et unifiée, nous devons donc, si nous nous posons en philosophes, postuler un penseur divin et prier pour la victoire de la cause religieuse. La nature exacte de cet être infini nous demeure cachée de toutes manières; notre hypothèse ne sert donc qu'à donner libre cours à notre tempérament courageux. Mais ce résultat, elle y atteint également chez tous les hommes. Aussi lorsque le philosophe s'avise de décider quelle conduite est la meilleure, ses affirmations ne possèdent guère par essence plus d'autorité que celles du commun des mortels. « J'ai placé devant toi la Vie et le Bien, d'une part, la Mort et le Mal, de l'autre c'est pourquoi tu choisiras le Bien, pour que vous viviez, toi et ta race. » Lorsque cet appel nous est adressé, notre caractère et notre personne entrent seuls en jeu, et si nous invoquons une prétendue philosophie, le choix et l'usage que nous en faisons ne révèlent que nos aptitudes personnelles ou au contraire notre incapacité en matière de vie morale. Tous les étalages d'ouvrages techniques, tous les traités ne sauraient nous épargner cette épreuve. Le mot de l'énigme, pour les savants comme pour les ignorants, réside en dernier ressort dans le consentement muet ou dans la résistance intérieure de leur âme. Il n'est nulle part ailleurs, ni dans les cieux, ni au delà des mers; le verbe est tout près de toi, sur tes lèvres et dans ton cœur, afin que tu puisses l'accomplir.

1. Tout ceci est exposé avec beaucoup de force dans l'ouvrage de mon collègue, professeur Josiah Royce, intitulé l'Aspect religieux de la philosophie (The religious aspect of philosophy, Boston, 1885).

CHAPITRE VII

Les grands hommes et leur milieu.

L'évolution sociale, d'une part, et l'évolution zoologique telle que la conçoit le Darwinisme, d'autre part, suivent une marche parallèle digne de remarque et qui ne paraît pas avoir été mise en lumière jusqu'à présent.

Quelques remarques préliminaires très générales sur la manière d'atteindre à la vérité scientifique faciliteront ma démonstration. On affirme assez communément que la connaissance complète d'un objet, même infime, exige la connaissance de l'univers tout entier. Un moineau ne saurait tomber sans que l'on découvre les conditions lointaines de sa chute dans la voie lactée, dans notre constitution fédérale ou dans l'histoire ancienne de l'Europe. En d'autres termes, modifiez la voie lactée, modifiez notre constitution fédérale, modifiez les événements des temps barbares, et l'univers différera d'autant de ce qu'il est actuellement. Il se pourrait en effet que le gamin dont la pierre a occasionné la chute du moineau ne se trouvât plus à la minute voulue en face de l'oiseau, ou qu'il échappât à l'action de cette humeur sereine et dégagée qui s'était traduite par son geste. Mais si exacte que soit cette considération, il serait insensé de prétendre expliquer l'accident en faisant abstrac

tion du jeune gamin sous prétexte qu'une telle cause serait trop personnelle, trop rapprochée, qu'elle revêtirait un caractère anthropomorphique, et de n'admettre d'autres raisons que la constitution fédérale, les migrations de la race celtique vers l'Ouest ou la structure de la voie lactée. Si nous adoptions une telle méthode, rien ne nous empêcherait d'affirmer légitimement que la mort d'un de nos amis, qui s'est brisé le crâne sur la glace plusieurs mois après avoir pris part à un dîner de treize convives, est imputable à cette fête de mauvais augure. Je connais en fait un exemple de cette sorte et je pourrais, s'il me plaisait, soutenir avec une parfaite logique que le faux pas de mon ami n'était pas un accident réel. « La science, pourrais-je dire, ne reconnaît aucun accident. et toute l'histoire du monde a convergé vers la production de ce faux pas; si un seul élément de l'histoire avait fait défaut, ce phénomène n'aurait pas apparu en son lieu et en son temps. Prétendre le contraire équivaudrait à nier les relations de cause à effet dans tout l'univers. La cause de la mort ne doit pas être cherchée dans le faux pas lui-même, mais dans les conditions qui l'ont engendré, et parmi celles-ci figure le fait d'avoir pris part, six mois auparavant, à un diner de treize convives. Là gît la raison véritable de cette mort survenue dans le cours de l'année. »>

On reconnaîtra facilement l'auteur des arguments que j'expose ici dans les règles. Et certes j'aimerais volontiers les considérer comme indiscutables et au-dessus de toute critique. Par malheur, nous ne saisissons jamais la pleine signification d'une proposition vraie tant que nous n'avons pas analysé clairement toute la portée de la proposition contraire. L'erreur est nécessaire pour faire ressortir la vérité, de même qu'un fond noir fait mieux apparaître l'éclat d'un tableau. Et l'erreur que je me propose d'utiliser

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