en guise de contraste pour rehausser ce que je crois être la vérité, se trouve contenue dans la philosophie d'Herbert Spencer et de ses disciples. Notre problème se pose ainsi quelles causes peuvent rendre compte des vicissitudes que subit, d'une génération à l'autre, une société ? Pourquoi l'Angleterre de la Reine Anne apparaît-elle si différente de l'Angleterre d'Elisabeth, l'université Harvard d'aujourd'hui de celle d'il y a trente ans? J'expliquerai ces différences par l'action accumulée des individus, de leurs exemples, de leurs initiatives et de leurs décisions. Suivant l'école spencérienne au contraire, ces changements seraient indépendants des personnes ainsi que de l'influence individuelle; ils seraient dus au milieu, aux circonstances, aux causes géographiques, à l'atavisme, au développement de l'expérience physique; à tout, en fait, excepté aux Grant, aux Bismarck, aux Jones et aux Smith. Je prétends donc que les partisans de cette théorie commettent précisément la même erreur que ceux qui attribuent la mort d'un ami à un dîner de treize personnes, ou la chute d'un moineau à la voie lactée. Comme le chien de la fable qui lâche la proie pour l'ombre, ils délaissent les causes véritables pour s'attacher à des raisons qui, du point de vue humain, sont inutilisables ou hors de notre atteinte. Leur erreur appartient à l'ordre pratique. Cherchons où elle peut résider. Bien que je croie personnellement au libre arbitre, j'écarterai cette croyance de la discussion et j'admettrai avec les spencériens la prédestination de toutes les actions humaines. Partant de cette affirmation, j'accorde avec plaisir que si le problème de la mort de l'homme ou du moineau se posait devant une intelligence omnisciente et omniprésente, susceptible d'embrasser d'un seul coup d'œil la totalité du temps. et de l'espace, je ne verrais aucune objection à invoquer, au nombre des causes du phénomène examiné, la voie lactée ou le diner fatal. Une intelligence divine de cette sorte apercevrait instantanément toutes les lignes infinies qui convergeraient vers un résultat donné, et de plus, elle les apercevrait avec impartialité; le dîner fatal apparaîtrait à ses yeux parmi les conditions de la mort du moineau comme parmi celles de la mort de l'homme; et le gamin qui a lancé la pierre ferait partie à son tour des conditions de la chute de l'homme comme de celles de la chute de l'oiseau. L'entendement humain, toutefois, se trouve construit sur un plan entièrement différent. Il ne possède point un tel pouvoir d'intuition universelle: son caractère fini l'astreint à n'apercevoir que deux ou trois objets à la fois. S'il désire embrasser une étendue plus vaste, il doit utiliser ce que l'on appelle les « idées générales », et, par là-même, laisser échapper toutes les vérités concrètes. C'est ainsi que, dans l'espèce qui nous occupe, si nous voulons concevoir les rapports de tous les termes du problème, de la voie lactée, du jeune gamin, du diner, du moineau et de la mort de l'homme, nous ne pouvons y arriver qu'en remontant à cette entité monumentale et vide que l'on nomme une proposition abstraite. Il nous faut proclamer que toutes choses en ce monde sont fatalement prédéterminées et se rattachent à un même système fixe et rigide de lois naturelles. Mais dans cette proposition vaste et vague, nous avons perdu de vue les faits concrets et leur enchaînement; et en matière pratique, les anneaux concrets d'une chaîne constituent la seule chose importante. L'esprit humain est essentiellement partial. Il n'entre en jeu qu'en triant les objets qui doivent fixer son attention et en ignorant tout le reste, en rétrécissant son point de vue. S'il agissait autrement, le peu de force dont il dispose serait dispersé et il s'égarerait. Il est nécessaire que la curiosité de l'homme se restreigne à la satisfaction d'un dessein particulier. Si dans l'exemple du moineau ce dessein doit se traduire par une punition, il serait insensé de délaisser les chats, les gamins, et tous les agents possibles du voisinage, pour aller scruter l'histoire des Celtes ou la voie lactée; car pendant ce temps le gamin s'échapperait. L'obligation de borner le champ de notre vision est donc inhérente à notre constitution humaine. Cette méthode qui consiste à ne considérer que les quantités comprises dans certaines limites a donné naissance, en mathématiques, au calcul différentiel. Le calculateur exclut des quantités qu'il examine toutes les <«< infinitésimales ». Il les traite (d'après certains principes) comme si elles n'existaient pas. Leur existence de fait ne saurait évidemment être révoquée en doute, mais pour les besoins du calcul, il est nécessaire de la négliger. De même un astronome qui étudie les marées de l'Océan ne tient compte ni des vagues produites par le vent, ni du déplacement occasionné par les milliers de navires qui sillonnent nuit et jour la surface de l'eau. De même encore le tireur qui ajuste son fusil apprécie le mouvement du vent, mais non point le mouvement tout aussi réel de la terre et du système solaire. Enfin l'exactitude de l'homme d'affaires peut s'accommoder d'une erreur de quelques minutes tandis qu'un physicien qui mesure la vitesse de la lumière doit calculer chaque millième de seconde. La nature comporte en résumé différents champs d'action, différents cycles relativement indépendants, de telle sorte que l'événement qui se déroule dans l'un d'eux à un moment donné est rarement incompatible avec les phénomènes qui apparaissent au même instant dans le cycle voisin. Les moisissures qui recouvrent le biscuit dans la soute d'un bateau de guerre végètent indifférentes à la nationalité du pavillon, à la direction du voyage, à l'atmosphère, ainsi D qu'aux drames humains qui se passent à bord; et le mycologue qui les étudie peut faire abstraction complète de toutes ces particularités; c'est même la seule chance qu'il possède de concentrer suffisamment les forces de son esprit et d'aboutir à une expérience féconde. Et, d'autre part, le commandant qui, en manœuvrant son navire pendant un combat naval, croirait devoir faire intervenir dans ses calculs le mauvais état du biscuit, perdrait très probablement la bataille, et cela pour avoir dispersé son activité mentale sur un trop grand nombre d'objets. Les causes qui agissent à l'intérieur de chacun de ces cycles incommensurables ne sont reliées entre elles que si l'on tient compte de l'univers total. Si l'on se place à un point de vue moins général, il est légitime, — il est même nécessaire à la sagesse humaine - de les considérer comme indépendantes, comme étrangères l'une à l'autre. Et ceci nous rapproche de notre sujet. Examinez un animal ou un être humain qui apporte en naissant un caractère particulier et extraordinaire par lequel il se distingue de sa race: nous ne saurions confondre les causes qui ont produit cette particularité à l'origine avec celles qui ont contribué à la maintenir; ce sont là deux séries de causes qui appartiennent à deux cycles indépendants. C'est à Darwin que remonte la gloire de cette découverte originale et de ses conséquences. Sous le nom de « tendances aux variations spontanées », l'auteur rattache à un cycle physiologique spécial et laisse volontairement de côté les causes qui rendent compte de la « création » d'un caractère1; celles au contraire qui en expliquent la 1. La théorie de la pangénèse chez Darwin constitue par certains côtés, il est vrai, une tentative d'explication des variations. Mais elle occupe une place à part dans l'œuvre de l'auteur, et celui-ci n'invoque pas plus l'influence du milieu lorsqu'il traite des propriétés des gemmules, qu'il n'invoque ces propriétés lorsqu'il étudie les rapports de l'animal avec son milieu. Divide et impera! «< préservation » retiennent toute son attention: sous les noms de sélection naturelle et sélection sexuelle, elles apparaissent comme les agents actifs d'un autre cycle que l'on peut appeler le cycle du milieu ambiant. Des philosophes prédarwinistes avaient déjà tenté d'établir une théorie de la descendance qui tenait compte des modifications de l'espèce. Mais ils ont tous commis la faute de réunir en une seule les deux séries de causes distinguées par Darwin. D'une part, ils avaient aperçu que la conservation d'un caractère particulier utile à l'animal s'expliquait par le milieu auquel ce caractère était adapté; que la girafe au long cou devait la permanence de son type aux arbres élevés qui croissaient dans son voisinage et dont elle pouvait digérer les feuilles. Mais ces philosophes allèrent plus loin encore et soutinrent que la présence des grands arbres n'avait pas pour seul effet de préserver les espèces au long cou, mais encore de les produire. L'arbre créait, disaient-ils, la longueur de l'organe en raison de l'effort constant fourni par l'animal pour atteindre aux branches trop hautes. Le milieu environnant, en résumé, façonnait l'animal par une sorte d'impression directe, assez analogue à l'impression par laquelle le cachet modèle la cire à son image. Et l'on citait au soutien de cette thèse de nombreux exemples empruntés à la vie courante : le maniement du marteau n'explique-t-il pas chez le forgeron la vigueur du bras droit? la peau ne devientelle pas calleuse à force de ramer? l'air des montagnes n'élargit-il point la poitrine? le renard que l'on chasse n'acquiert-il pas la ruse comme l'oiseau la crainte? le froid des régions polaires n'active-t-il pas la combustion? Ces modifications prennent aujourd'hui le nom d'adaptations; elles veulent que toute propriété du milieu environnant à laquelle s'ajuste la nature de l'animal soit considérée comme la cause même de cet ajustement. La « relation intérieure », |