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vanité de sa tentative, elle se replie à nouveau sur cette donnée même. Mais celle-ci n'est reliée au néant par rien, et la pensée oscille entre les deux, elle s'étonne de se heurter au néant, ou à telle donnée universelle plutôt qu'à telle autre; elle se perd en des dédales sans fin. Le raisonnement de Bain est en effet si inexact que, pour les esprits réfléchis, c'est au moment précis où la tentative de réduire la multiplicité à l'unité a donné les meilleurs résultats, au moment où la conception de l'univers comme un fait unique approche le plus de la perfection, que le désir d'une explication plus complète atteint à sa forme la plus aiguë. Comme le dit Schopenhauer, « l'inquiétude qui maintient en un perpétuel mouvement l'horloge de la métaphysique exprime la conviction que la non-existence du monde est aussi possible que son existence ».

La notion de néant peut ainsi être appelée la source du désir philosophique dans son sens le plus subtil et le plus profond. L'existence absolue est l'absolu mystère, car ses rapports avec le néant échappent à l'entendement. Un seul philosophe a prétendu jeter sur ce fossé un pont logique en s'attachant à démontrer qu'une série d'identités de nature synthétique relient le néant à l'être concret, Hegel rattache ensemble toutes les choses concevables, de manière que nulle notion extérieure ne vienne troubler le mouvement circulaire de l'esprit dans l'intérieur des limites qui lui sont assignées; du moment que ce mouvement sans arrêt réussit à produire le sentiment de rationalité, il doit être tenu pour éternel et pour avoir satisfait absolument à toutes les demandes rationnelles.

Mais ceux qui estiment que l'effort héroïque de Hegel a échoué devront confesser que, lorsque tout a été unifié au suprême degré, la notion d'un « autre possible» s'oppose encore dans notre imagination à l'unité actuelle et ruine notre système. Le fondement

de l'être nous demeure opaque, comme une de ces choses devant lesquelles le hasard nous conduit et qui ne méritent qu'un arrêt rapide et une contemplation passagère. La tranquillité logique du philosophe ne s'écarte pas dans son essence de celle du paysan; elles diffèrent seulement sur le point à partir duquel chacun d'eux refuse de poursuivre son raisonnement et de risquer de voir renverser la donnée qu'il admet comme absolue. Pour le paysan, ce point est très rapproché; aussi est-il sans cesse exposé aux ravages du doute. Le philosophe au contraire attend d'avoir atteint à l'unité, et se trouve ainsi préservé au moins pratiquement sinon essentiellement - contre le souffle destructeur du dernier « pourquoi ». S'il ne peut exorciser ce pourquoi, il doit l'ignorer ou l'esquiver, prendre les données premières de son système comme définitives et bâtir sur elles une existence de contemplation ou d'action. Il n'est pas douteux que cette action, qui se fonde sur une nécessité opaque, soit accompagnée d'un certain plaisir. Considérez la vénération de Carlyle à l'égard du fait brut :

Il y a, dit-il, une signification infinie dans le fait ». « La nécessité, dit d'autre part Duhring, et il entend la nécessité donnée et non pas la nécessité rationnelle, est le dernier point et le plus élevé que nous puissions atteindre... Il est de l'intérêt de la connaissance définitive comme aussi du sentiment, de trouver un ultime repos et un équilibre idéal dans une donnée extrême dont on exige seulement qu'elle ne puisse être autre qu'elle n'est ».

Telle est l'attitude du théisme ordinaire qui adopte le Fiat divin comme une donnée extrême. Telle est aussi l'attitude des analystes intellectuels rigoureux, des Verstandesmenschen. Lotze, Renouvier et Hodgson décident facilement que l'on ne peut rendre compte de l'expérience considérée comme un tout, mais aucun d'eux ne songe à adoucir la rudesse de

cet aveu ni à nous réconcilier avec notre impuis

sance.

Mais des essais de conciliation peuvent tenter des esprits plus mystiques. Lorsque la logique fait défaut, le repos qui s'attache au sentiment de rationalité peut être cherché par la voie de l'extase. Chez les êtres religieux, quelle que soit leur doctrine, une heure arrive où le monde, tel qu'il se présente, semble si divinement ordonné et où le cœur l'accepte avec un ravissement si complet, que les problèmes intellectuels s'évanouissent. Bien plus, l'intelligence ellemême devient la proie du sommeil, et, suivant le mot de Wordsworth, « la pensée n'est plus, elle a expiré dans la joie ». L'émotion ontologique emplit l'âme à ce point que la spéculation ontologique ne peut plus la dominer ni entourer l'existence de points d'interrogation. L'homme le moins religieux n'a-t-il pas lui-même, au cours d'une de ces transparentes après-midi d'été où l'on aime à rêver sur le gazon, senti avec Walt Whitman, « s'élever et se répandre doucement autour de lui la paix et le savoir qui surpassent tous les arguments terrestres? » Dans ces moments de vie intense, on ne peut se défendre de trouver quelque chose de maladif et de méprisable (je dirais même de vil) dans l'effort laborieux de la spéculation pure. Au regard du vigoureux bon sens, le philosophe apparaît tout au plus comme un docte imbécile.

Si le cœur peut rejeter ainsi l'irrationalité dernière que le cerveau constate, ne pourrait-on ériger en méthode systématique les moyens qu'il emploie? Ce serait là une entreprise philosophique de la plus haute importance. Par malheur, pour être demeurée jusqu'ici le privilège de quelques mystiques, elle manque encore d'universalité; valable pour un petit nombre de personnes et à de rares moments, elle

laisse subsister chez ces personnes mêmes des minutes de réaction et de sécheresse; et si l'on s'accorde à décider que la méthode mystique est un subterfuge sans aucun fondement logique, un moyen de soulager mais non de guérir, et que l'idée de néant ne peut jamais être exorcisée, la philosophie dernière sera l'empirisme. L'existence deviendra alors un fait brut auquel se rattachera légitimement l'émotion du mystère ontologique, sans que cette émotion soit jamais satisfaite. Le prodige et le mystère seront des attributs essentiels de la nature des choses et l'activité philosophique aura pour principal objet de les faire ressortir et de les mettre en valeur. Chaque génération donnera naissance à un Job, un Hamlet, un Faust ou un Sartor Resartus.

Nous venons, semble-t-il, d'examiner en quoi la rationalité purement théorique est possible. Mais nous avons vu, dès le principe, que « rationalité » signifiait uniquement « fonction mentale non contrariée». Les obstacles qui surgissent dans le domaine théorique seraient peut-être évitables si le cours de l'action mentale savait abandonner à temps les sphères théoriques pour passer au domaine pratique. Essayons en conséquence de rechercher ce qui constitue le sentiment de rationalité dans son aspect pratique. Si la pensée peut se détacher des mystères de l'univers et des voies sans issue de la contemplation théorique, examinons quelle conception du monde pourrait naître d'une impulsion active assez forte pour opérer cette diversion. Une définition du monde qui restituerait à l'esprit la liberté de son cours, pourrait, dans cette mesure, donner à ce ́monde une apparence rationnelle.

Or, de deux conceptions également propres à satisfaire les besoins logiques, celle qui éveillera plus facilement les impulsions actives ou qui répondra

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mieux à une demande affective, sera considérée comme la plus rationnelle et prévaudra à juste titre.

On peut admettre en toute vraisemblance que l'analyse de l'univers se prête à de nombreuses formules différentes et qui toutes s'accordent néanmoins avec les faits. Dans la science physique, des formules dissemblables expliquent également bien un même phénomène telles sont, par exemple, dans le domaine de l'électricité, la théorie du fluide unique et celle des deux fluides. Pourquoi n'en serait-il pas de même ici? Pourquoi ne pourrait-on pas examiner l'univers à divers points de vue, tous cohérents, et entre lesquels l'observateur exercerait librement son choix, à moins qu'il ne préfère les adopter simultanément? Un quatuor à cordes de Beethoven se ramène en fait, ainsi qu'on l'a dit, à un bruit de boyaux de chat raclés par une queue de cheval; mais si complète et exacte que soit cette description, elle n'exclut en aucune manière une description tout autre. Et de même, une interprétation mécanique de l'univers n'est pas incompatible avec une interprétation téléologique, car le mécanisme lui-même peut impliquer la finalité.

Si donc nous imaginons plusieurs systèmes et que tous satisfassent également à nos besoins logiques purs, chacun d'eux doit encore être passé en revue, puis approuvé ou rejeté par notre nature affective ou pratique. Pouvons-nous définir le critérium de rationalité que ces parties de notre nature croiront devoir adopter?

Les philosophes ont remarqué à juste titre et depuis fort longtemps qu'une familiarité plus complète avec les choses est susceptible de nous en faire sentir la «< rationalité ». L'école empiriste a même été si frappée de cette observation qu'elle a posé en principe l'identité absolue du sentiment de rationalité et du sentiment de familiarité. La contemplation quoti

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