la sentence au pied nombreux de la poésie ? Ceux qui ont paru croire que le goût rendait le talent timide, auraient dû se détromper en lisant Horace. La justesse et l'audace se réunissent dans son expression; et, quand l'oreille est remplie de son rhythme harmonieux, l'imagination ébranlée par ses figures hardies, la raison, en décomposant les beautés de ce poëte, prouve qu'elle en a toujours suivi les écarts et gouverné le délire : mais vous guide dans ce dédale d'aventures merveilleuses; arranger si bien cette foule d'événements qui naissent tous les uns des autres; introduire tant de personnages, les uns pour agir, les autres pour raconter; de manière que tout marche et se développe sans interruption, sans embarras, sans désordre, depuis la séparation des éléments qui remplace le chaos, jusqu'à l'apothéose d'Auguste? Ensuite, quelle flexibilité d'imagination et de style pour prendre successivement tous les tons, suivant tous les esprits n'aiment pas également la poésie | la nature des sujets, et pour diversifier par l'exlyrique; quelques-uns préfèrent l'élégante fami-pression tant de dénoûments dont le fond est liarité, les grâces faciles, et la philosophie consolante dont Horace a rempli ses belles épitres. toujours le même, c'est-à-dire, un changemer de forme! C'est là surtout le plus grand charm de cette lecture; c'est l'étonnante variété de cou leurs toujours adaptées à des tableaux toujours divers, tantôt nobles et imposants jusqu'à la sublimité, tantôt simples jusqu'à la familiarité; les uns horribles, les autres tendres; ceux-ci effrayants, ceux-là gais, riants et doux. Elles instruisent tous les états; elles hatent ❘ l'expérience de tous les âges: elles apprennent au jeune homme, au vieillard, à jouir sagement de la vie, à se consoler de la mort, à réunir la volupté avec la décence, la raison avec la gaieté. L'homme de lettres y trouve les préceptes du goût; l'homme de bien, ceux de la vertu. Elles font rire Toutes ces peintures sont riches, et aucune ne l'habitant de la ville des travers qu'il a sous les ❘ paraît lui coûter. Tour à tour il vous élève, vous yeux; elles retracent au solitaire le charme de sa retraite: dans la joie et dans la douleur, dans l'indigence et dans les richesses, elles donnent des plaisirs ou des leçons; elles tiennent lieu d'un ami; et, quand on a le bonheur d'en posséder un, elles font mieux sentir le charme de l'amitié. Montesquieu a dit que l'esprit de modération était celui de la monarchie : Horace semble l'avoir senti, et cherche à fixer le caractère inquiet et farouche des républicains dans les jouissances douces d'une vie toujours égale. Sa philosophie consiste à fuir tous les excès; principe également fécond pour le goût et pour le bonheur 1. OVIDE. LE MÊME. Ibid. Ovide a été un des génies les plus heureusement nés pour la poésie, et son poëme des Métamorphoses est un des plus beaux présents que nous ait faits l'antiquité. C'est dans ce seul ouvrage, il est vrai, qu'il s'est élevé fort au-dessus de toutes ses autres productions; mais aussi quelle espèce de mérite ne remarque-t-on pas dans les Métamorphoses? Et d'abord quel art prodigieux dans la texture du poëme ! Comment Ovide a-t-il pu, de tant d'histoires différentes, le plus souvent étrangères les unes aux autres, former un tout si bien suivi, si bien lié; tenir toujours dans la main le fil imperceptible qui, sans se rompre jamais, Voyez, en vers, Caractères ou Portraits. attendrit, vous effraye, soit qu'il ouvre le palais du Soleil, soit qu'il chante les plaisirs de l'amour, soit qu'il peigne les fureurs de la jalousie et les horreurs du crime. Il décrit aussi facilement les combats que les voluptés, les héros que les bergers, l'Olympe qu'un bocage, la caverne de l'Envie que la cabane de Philémon. Nous ne savons pas au juste ce que la mythologie lui avait fourni, et ce qu'il a pu y ajouter; mais combien d'histoires charmantes! Que n'a-t-on pas pris dans cette source qui n'est pas encore épuisée! Tous les théâtres ont mis Ovide à contribution. Je sais qu'on lui reproche, et avec raison, du luxe dans son style, c'est-à-dire, trop d'abondance et de parure; mais cette abondance n'est pas celle des mots, qui cache le vide des idées, c'est le superflu d'une richesse réelle. Ses ornements, même quand il en a trop, ne laissent voir ni le travail, ni l'effort. Enfin l'esprit, la grâce et la facilité, trois choses qui ne l'abandonnent jamais, couvrent ses négligences, ses petites recherches, et l'on peut dire de lui, bien plus véritablement que de Sénèque, qu'il plaît méme dans ses défauts. LA HARPE. VIRGILE ET THEOCRITE. Virgile et Théocrite! quels noms pour tous ceux qui aiment la campagne, la poésie et les anciens! Despréaux a dit que c'étaient les Grâces qui avaient dicté les vers de Théocrite; c'est du moins la nature dans les pays où elle avait le plus de beautés et le plus de grâces; c'est elle qui avait placé ce génie aimable sous ce beau ciel de la | figures d'expression, et fond, dans le tissu du Sicile, sur cette terre féconde qui, prodiguant ses richesses à un travail facile, laissait aux hommes simples qui la cultivaient, le loisir de sentir les besoins du cœur et les goûts de l'imagination; où le repos et la félicité de la vie champêtre n'étaient point une chimère; où les combats du chant et de la flûte, les amours et les talents des bergers n'étaient point une fiction; où, sur les bords enchantés de l'Aréthuse, dans les champs fertiles de l'Enna, la nature, partout prodigue, n'offrait que des tableaux que le goût aurait choisis; où l'Etna, élevant sa cime et ses volcans au milieu de ces images si fraîches et si riantes, les embellissait encore par le contraste de ses effrayants phénomènes, et répandait, sur tout le tableau de cette île, je ne sais quoi de merveilleux qui devait en faire le séjour des Muses, et pouvait mériter à l'Etna même la gloire d'être, avec le Parnasse, le mont sacré des arts et du génie. Né dans cette île si poétique, pour ainsi dire au milieu de ces hommes qui, dans la rusticité même de leur état, n'avaient reçu que des sensations sublimes ou gracieuses, Théocrite n'avait pas vu un objet qui ne fût une image heureuse pour ses vers; il n'avait pas entendu un sentiment qui n'eût la naïveté ou le charme de l'idylle; aussi jamais ne découvre-t-on chez lui aucune trace de cette attention nécessaire pour écarter les objets et les sentiments peu agréables, mais qui réveille l'idée des défauts mêmes qu'elle évite, et laisse voir l'empreinte toujours un peu dure de la réflexion sur des vers qui devaient être, comme les fleurs, des productions spontanées de la nature. Il ne paraît rien choisir, et on trouve une grâce infinie à tout ce qu'il rencontre; il ne veut point ennoblir de sa poésie le langage de ses bergers, mais répandre sur ses vers la simplicité touchante de leurlangage; et de là, sans doute, cette naïveté si supérieure à toutes les richesses de l'élégance, qui fait tant aimer l'écrivain même qu'on oublie quelquefois d'admirer, qui fit invoquer à Virgile le nom de Théocrite, comme la muse de la Sicile et celle de l'églogue; à Virgile, qui semblait avoir si peu besoin d'invoquer autre chose que son génie; ce génie si facile, quoique très-scrupuleux, dont le goût n'est plus sévère que parce qu'il est plus délicat; qui, en faisant un choix dans les images que lui offrent les champs fortunés qu'il habite, ne paraît pas chercher celles qui feront le plus d'honneur à ses vers, mais celles qui touchent et attendrissent davantage son cœur; qui a autant d'abandon et de magnificence que s'il ne faisait aucun sacrifice; qui, avec la plus grande style le plus sage, les couleurs les plus brillantes et les plus riches de la nature; qui, lors même que son génie s'élève au-dessus de l'églogue, et chante les lois de l'univers ou la naissance d'un maître du monde, émeut, attendrit, par la grâce seule de ses vers, par leur mollesse; qui, n'ayant jamais écrit que dans la perfection de son talent, semble cependant avoir répandu plus particulièrement sur ses églogues la fleur naissante de son imagination, les soupirs de ses amours et les accents de sa jeunesse. GARAT. Éloge de Fontenelle, PLINE LE NATURALISTE. Pline a voulu tout embrasser, et il semble avoir mesuré la nature, et l'avoir trouvée trop petite encore pour l'étendue de son esprit. Son Histoire naturelle comprend, indépendamment de l'histoire des animaux, des plantes et des minéraux, l'histoire du ciel et de la terre, la médecine, le commerce, la navigation, l'histoire des arts libéraux et mécaniques, l'origine des usages, enfin toutes les sciences naturelles et tous les arts humains; et, ce qu'il y a d'étonnant, c'est que dans chaque partie Pline est également grand. L'élévation des idées, la noblesse du style relèvent encore sa profonde érudition: non-seulement il savait tout ce qu'on pouvait savoir de son temps, mais il avait cette facilité de penser en grand qui multiplie la science: il avait cette finesse de réflexion de laquelle dépendent l'élégance et le goût, et il communique à ses lecteurs une certaine liberté d'esprit, une hardiesse de penser, qui est le germe de la philosophie. Son ouvrage, tout aussi varié que la nature, la peint toujours en beau: c'est, si l'on veut, une compilation de tout ce qui avait été fait d'excellent et d'utile à savoir; mais cette copie a de si grands traits, cette compilation contient des choses rassemblées d'une manière si neuve, qu'elle est préférable à la plupart des ouvrages originaux qui traitent des mêmes matières. TACITE. BUFFON (1). Pour peu qu'on soit sensible, au nom de Tacite l'imagination s'échauffe, et l'âme s'élève. Si on demande quel est l'homme qui a le mieux peint les vices et les crimes, et qui inspire mieux l'in réserve dans les détails, prodigue les images dans dignation et le mépris pour ceux qui ont fait le les descriptions, les varie à l'infini dans les comparaisons, les répand avec abondance dans La 1 Voyez, plus bas, Buffon, malheur des hommes, je répondrai : C'est Tacite; qui donne un plus saint respect pour la vertu malheureuse, et la représente d'une manière plus auguste, ou dans les fers, ou sous les coups d'un bourreau: C'est Tacite; qui a le mieux flétri les affranchis et les esclaves, et tous ceux qui rampaient, flattaient, pillaient et corrompaient à la cour des empereurs: C'est encore Tacite. Qu'on me cite un homme qui ait jamais donné un caractère plus imposant à l'histoire, un air plus terrible à la postérité. Philippe II, Henri VIII et Louis XI n'auraient jamais dû voir Tacite dans une bibliothèque, sans une espèce d'effroi. Si de la partie morale nous passons à celle du génie, quel homme a dessiné plus fortement les caractères? qui est descendu plus avant dans les profondeurs de la politique? a mieux tiré de grands résultats des plus petits événements? a mieux fait, à chaque ligne, dans l'histoire d'un homme, l'histoire de l'esprit humain et de tous les siècles? a mieux surpris la bassesse qui se cache et s'enveloppe? a mieux démêlé tous les genres de crainte, tous les genres de courage, tous les secrets des passions, tous les motifs des discours, tous les contrastes entre les sentiments et les actions, tous les mouvements que l'âme se dissimule? a mieux tracé le mélange bizarre des vertus et des vices, l'assemblage des qualités différentes et quelquefois contraires, la férocité froide et sombre dans Tibère, la férocité ardente dans Caligula, la férocité imbécile dans Claude, la férocité sans frein comme sans honte dans Néron, la férocité hypocrite et timide dans Domitien; les crimes de la domination et ceux de l'esclavage; la fierté qui sert d'un côté pour commander de l'autre, la corruption tranquille et lente, et la corruption impétueuse et hardie; le caractère et T'esprit des révolutions, les vues opposées des chefs, l'instinct féroce et avide du soldat, l'instinct tumultueux et faible de la multitude; et, dans Rome, la stupidité d'un grand peuple, à qui le vaincu, le vainqueur, sont également indifférents, et qui, sans choix, sans regret, sans désir, assis aux spectacles, attend froidement qu'on lui annonce son maître, prêt à battre des mains au hasard à celui qui viendra, et qu'il aurait foulé aux pieds, si un autre eût vaincu? Enfin, dix pages de Tacite apprennent plus à connaître les hommes, que les trois quarts des histoires modernes ensemble. C'est le livre des vieillards, des philosophes, des citoyens, des courtisans, des princes. Il console des hommes celui qui en est loin, il éclaire celui qui est forcé de vivre avec eux. Il est trop vrai qu'il n'apprend pas à les estimer; mais on serait trop heureux que leur commerce à cet égard ne fût pas plus dangereux que Tacite même. J'ai parlé de son éloquence, elle est connue. En général, ce n'est pas une éloquence de mots et d'harmonie, c'est une éloquence d'idées qui se succèdent et se heurtent. Il semble partout que la pensée se resserre pour occuper moins d'espace. On ne la prévient jamais, on ne fait que la suivre. Souvent elle ne se déploie pas tout entière, et elle ne se montre, pour ainsi dire, qu'en se cachant. Qu'on imagine une langue rapide comme les mouvements de l'âme; une langue qui, pour rendre un sentiment, ne le décomposerait jamais en plusieurs mots; une langue dont chaque son exprimerait une collection d'idées: telle est presque la perfection de la langue romaine dans Tacite. Point de signe superflu, point de cortége inutile. Les pensées se pressent et entrent en foule dans l'imagination; mais elles la remplissent sans la fatiguer jamais. A l'égard du style, il est hardi, précipité, souvent brusque, toujours plein de vigueur; il peint d'un trait. La liaison est plus entre les idées qu'entre les mots. Les muscles et les nerfs y dominent plus que la grace. C'est le Michel-Ange des écrivains. Il a sa profondeur, sa force, et peut-être un peu de sa rudesse. On ne peut pas dire de Tacite comme de Salluste, que ce n'est qu'un parleur de vertu; il la fait respecter à ses lecteurs, parce que lui-même paraît la sentir. Sa diction est forte comme son âme, singulièrement pittoresque, sans jamais être trop figurée, précise sans être obscure, nerveuse sans être tendue. Il parle à la fois à l'âme, à l'imagination, à l'esprit. On pourrait juger des lecteurs de Tacite par le mérite qu'ils lui trouvent, parce que sa pensée est d'une telle étendue que chacun y pénètre plus ou moins, selon le degré de ses forces. Il creuse à une profondeur immense, et creuse sans effort. Il a l'air bien moins travaillé que Salluste, quoiqu'il soit, sans comparaison, plus plein et plus fini. Le secret de son style, qu'on n'égalera peut-être jamais, tient non-seulement à son génie, mais aux circonstances où il s'est trouvé. Cet homme vertueux, dont les premiers regards, au sortir de l'enfance, se fixèrent sur les horreurs de la cour de Néron, qui vit ensuite les ignominies de Galba, la crapule de Vitellius et les brigandages d'Othon, qui respira ensuite un air plus pur sous Vespasien et sous Titus, fut obligé, dans sa maturité, de supporter la tyrannie ombrageuse et hypocrite de Domitien. Obscur Į par sa naissance, élevé à la questure par Vespasien, et se voyant dans la route des honneurs, il craignit pour sa famille d'arrêter les progrès d'une illustration dont il était le premier auteur, et dont tous les siens devaient partager les avantages. II fut contraint de plier la hauteur de son âme et la sévérité de ses principes, non pas jusqu'aux bassesses d'un courtisan, mais du moins jusqu'aux complaisances, aux assiduités d'un sujet qui espère, et qui ne doit rien condamner, sous peine de ne rien obtenir. Incapable de mériter l'amitié de Domitien, il fallut ne pas mériter sa haine; étouffer une partie des talents et du mérite du sujet, pour ne pas effaroucher la jalousie du maître; faire taire à tout moment son cœur indigné, ne pleurer qu'en secret les blessures de la patrie et le sang des bons citoyens, et s'abstenir même de cet extérieur de tristesse qu'une longue contrainte répand sur le visage d'un honnête homme, et toujours suspect à un mauvais prince, qui sait trop que, dans sa cour, il ne doit y avoir de triste que la vertu. Dans cette douloureuse oppression, Tacite, obligé de se replier sur lui-même, jeta sur le papier tout cet amas de plaintes, et ce poids d'indignation dont il ne pouvait autrement se soulager: voilà ce qui rend son style si intéressant et si animé. Il n'invective point en déclamateur : un homme profondément affecté ne peut pas l'être; mais il peint avec des couleurs si vraies tout ce que la bassesse et l'esclavage ont de plus dégoûtant; tout ce que le despotisme et la cruauté ont de plus horrible, les espérances et les succès du crime, la pâleur de l'innocence et l'abattement de la vertu; il peint tellement tout ce qu'il a vu et souffert, que l'on voit et que que l'on souffre avec lui. Chaque ligne porte un sentiment dans l'âme; il demande pardon au lecteur des horreurs dont il l'entretient, et ces horreurs mêmes attachent au point qu'on serait fàché qu'il ne les eût pas tracées. Les tyrans nous semblent punis quand il les peint. Il représente la postérité et la vengeance, et je ne connais point de lecture plus terrible pour la conscience des méchants. LA HARPE. Cours de litterature. LE DANTE. Dans la poésie, le Dante s'élève tout à coup comme un géant parmi des pygmées. Non-seulement il efface tout ce qui l'avait précédé, mais il se fait une place qu'aucun de ceux qui lui succèdent ne peut lui ôter. Pétrarquę lui-même ne le surpasse point dans le genre gracieux, et n'a rien qui en approche dans le grand et dans le terrible. Sans doute, l'apreté de son style blesse souvent cet organe superbe 1 que Pétrarque flatte toujours. Mais, dans ses tableaux énergiques où il prend son style de maître, il ne conserve de cette âpreté que ce qui est imitatif, et, dans les pein-tures plus douces, elle fait place à tout ce que la grâce et la fraîcheur du coloris ont de plus suave et de plus délicieux. Le peintre terrible d'Ugolin, est aussi le peintre touchant de Françoise de Rimini. Mais, de plus, combien dans toutes les parties de son poëme n'admire-t-on pas de comparaisons, d'images, de représentations naïves des objets les plus familiers, et surtout des objets champêtres, où la douceur, l'harmonie, le charme poétique sont au-dessus de tout ce qu'on peut se figurer, si on ne le lit pas dans la langue originale! Et ce qui lui donne encore dans ce genre un grand et précieux avantage, c'est qu'il est toujours simple et vrai; jamais un trait d'esprit ne vient refroidir une expression de sentiment, ou un tableau de nature... Pendant un ou deux siècles sa gloire parut s'obscurcir dans sa patrie; on cessa de le tant admirer, de l'étudier, même de le lire. Aussi la langue s'affaiblit, la poésie perdit sa force et sa grandeur. On est revenu au grand padre Alighieri; et les Alfieri, les Parini ont fait vibrer avec une force nouvelle les cordes longtemps amollies et détendues de la lyre toscane 2. GINGUENÉ. Histoire littéraire d'Ilalie. MONTAIGNE. Dans tous les siècles où l'esprit humain se perfectionne par la culture des arts, on voit naître des hommes supérieurs qui reçoivent la lumière et la répandent, et vont plus loin que leurs contemporains, en suivant les mêmes traces. Quelque chose de plus rare, c'est un génie qui ne doive rien à son siècle, ou plutôt qui, malgré son siècle, par la seule force de sa pensée, se place de luimême à côté des écrivains les plus parfaits, nés dans les temps les plus polis: tel est Montaigne. Penseur profond sous le règne du pédantisme, auteur brillant et ingénieux dans une langue in forme et grossière, il écrit avec le secours de sa raison et des anciens. Son ouvrage reste, et fait seul toute la gloire littéraire d'une nation; et lorsque, après de longues années, sous les auspices de quelques génies sublimes qui s'élancent à la fois, arrive enfin l'âge du bon goût et du talent, cet ouvrage, longtemps unique, demeure toujours original, et la France, enrichie tout à coup de tant de brillantes merveilles, ne sent pas efroidir son admiration pour ces antiques et naïves beautés. Un siècle nouveau succède, aussi dameux que le précédent, plus éclairé peut-être, plus exercé à juger, plus difficile à satisfaire, parce qu'il peut comparer davantage; cette seconde épreuve n'est pas moins favorable à la gloire de Montaigne: on l'entend mieux, on l'imite plus hardiment; il sert à rajeunir la littérature, qui commençait à s'épuiser, il inspire nos plus illustres écrivains; et ce philosophe du siècle de Charles IX semble fait pour instruire le dixhuitième siècle. 1 Superbissimum est aurium judicium. Cic. (N. E.) 2 Le Dante, auteur de la Divina Commedia qui comprend l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis, naquit à Florence en 1265, et mourut en 1321. 11 est regardé comme le créateur de la langue italienne. (N. E.) Quel est ce prodigieux mérite qui survit aux variations du langage, au changement des mœurs? C'est le naturel et la vérité. Voilà le charme qui ne peut vieillir. Qui pourrait se lasser d'un livre de bonne foi, écrit par un homme de génie? Ces épanchements familiers de l'auteur, ces révélations inattendues sur de grands objets et sur des bagatelles, en donnant à ses écrits la forme d'une longue confidence, font disparaître la peine légère que l'on éprouve à lire un ouvrage de morale. On croit converser; et, comme la conversation est piquante et variée, que souvent nous y venons à notre tour, que celui qui nous instruit a soin de nous répéter: Ce n'est pas ici ma doctrine, c'est mon étude, nous avoue ses faiblesses pour nous convaincre des nôtres, et nous corrige sans nous humilier, jamais on ne se lasse de l'entretien. L'ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs et de réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa disposition tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son goût, son instinct, son caprice même lui fournissent aisément des pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu'il sait, et, ce qui vaut mieux, il finit par dire ce qu'il croit. Cet homme qui, dans la discussion, cite toutes les autorités, écoute tous les partis, accueille toutes les opinions, lorsqu'enfin il vient à décider, ne consulte plus que lui seul, et donne son avis, non comme bon, mais comme sien: une telle marche est longue, mais elle est pour ainsi dire, leur marque, paraisse, du moins pour le style, écrit sous leur dictée? Souvent il change, modifie, corrige leurs idées. Son esprit, impatient du joug, avait besoin de penser par lui-même, mais il conserve les richesses de leur langage, et les formes de leur diction. L'heu-' reux instinct qui le guidait lui faisait sentir que, pour donner à ses écrits le caractère de durée qui manquait à sa langue, trop imparfaite pour être déjà fixée, il fallait y transporter, y naturaliser en quelque sorte les beautés d'une autre langue qui, par sa perfection, fût assurée d'être immortelle; ou plutôt, l'habitude d'étudier les chefs-d'œuvre de la langue latine le conduisait à les imiter. Il en prenait à son insu toutes les formes, et se faisait Romain sans le vouloir. Quelquefois, réglant sa marche irrégulière, il semble imiter Cicéron même. Sa phrase se développe lentement, et se remplit de mots choisis qui se fortifient ou se soutiennent l'un l'autre dans un enchaînement harmonieux. Plus souvent, comme Tacite, il enfonce profondément la signification des mots, met une idée neuve sous un terme familier, et, dans une diction fortement travaillée laisse quelque chose d'inculte et de sauvage. Il a le trait énergique, les sons heurtés, les tournures vives et hasardées de Salluste, l'expression rapide et profonde, la force et l'éclat de Pline l'ancien. Souvent aussi, donnant à sa prose toutes les richesses de la poésie, il s'épanche, il s'abandonne avec l'inépuisable facilité d'Ovide, ou respire la verve et l'âpreté de Lucrèce. Voilà les diverses couleurs qu'il emprunte de toutes parts pour tracer des tableaux qui ne sont qu'à lui 1. VILLEMAIN. Discours couronné à l'Academie française, 1812. MILTON. Ainsi se préparait l'Homère des croyances chrétiennes; ainsi, nourrie dans les factions, exercée par tous les fanatismes de la religion, de la liberté, de la poésie, cette âme orageuse et sublime, en perdant le spectacle du monde, devait un jour retrouver dans ses souvenirs le mo agréable, elle est instructive, elle apprend à dou- | dèle des passions de l'enfer, et produire du fond ter; et ce commencement de la sagesse en est quelquefois le dernier terme. de sa rêverie, que la réalité n'interrompait plus, deux créations également idéales, également On sait avec quelle constance il avait étudié | inattendues dans ce siècle farouche, la félicité du les grands génies de l'ancienne Rome, combien il avait vécu dans leur commerce et dans leur intimité. Doit-on s'étonner que son ouvrage porte, ciel et l'innocence de la terre. Mais, avant que Milton ait couvert des rayons d'une gloire si pure la triste célébrité qu'avaient encourue ses pre 1 Montaigne, le plus ancien et l'un des premiers prosateurs français dont la langue soit encore intelligible, na quit à Montaigne en Périgord, en 1533, et mourut en 1592. (Ν. Ε.) |