mot, c'est qu'ici le désordre se montre dans toute sa difformité, le désordre dont le propre est donc, comme je l'ai fait remarquer, de comprimer, d'isoler tout ce qu'il touche, de bouleverser, de détruire toutes les harmonies, d'ôter aux principes des êtres leur expansion, et à la masse des effets, leur ensemble et leur unité. BERGASSE. Fragments sur la manière dont nous distinguons le bien et le mal. LES MONTAGNES DE LA SUISSE. Tantôt d'immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tête; tantôt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leurs épais brouillards; tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme dont les yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelquefois je me perdais dans l'obscurité d'un bois touffu; quelquefois, en sortant d'un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes, où l'on eût cru qu'ils n'avaient jamais pénétré. A côté d'une caverne, on trouvait des maisons; on voyait des pampres secs, où l'on n'eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d'excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices. bouleversement subit, les vents, précurseurs de | couleurs se heurtent ou se confondent; en un la tempête. Sous leur action impétueuse, les vapeurs répandues dans l'espace se condensent transformées tout à coup en nuages menaçants; l'astre du jour pålit; une obscurité soudaine envahit l'horizon, et, se déployant par degrés, ensevelit sous ses teintes noirâtres les forêts superbes, les paysages enchantés, les sites pittoresques, et ces collines parées d'une si douce verdure. Cependant la tempête éclate; d'horribles éclairs brillent d'une lumière effrayante dans la profondeur des cieux; le tonnerre retentit de toutes parts, rendu plus affreux par les échos de la contrée. Le lac, violemment agité, soulève en mugissant ses vagues écumantes; les vents soufflent avec fureur; le pin altier, le chêne orgueilleux, chancellent sur leurs troncs robustes, l'humble arbrisseau se tourmente sur sa tige flexible; au haut des airs, les nuages s'entrechoquent: de leurs flancs rompus par la foudre tombe à flots redoublés une pluie formidable; en un instant, toute la région en est inondée : les ruisseaux roulent, bondissent avec l'impétuosité des torrents; les cascades deviennent d'épouvantables chutes d'eau; et cette vallée, si riante et si belle, maintenant jonchée de débris, n'offre plus à l'œil consterné qu'une vaste scène de désolation et de ruines. Où fuyez-vous, bons et simples habitants de ces hameaux? où vont ces femmes éperdues, ces enfants en pleurs, ces vieillards soucieux? Je les vois qui cherchent un asile dans les roches caverneuses de la contrée, tandis qu'au fond de la vallée, luttant contre le débordement des eaux, et mêlant les sons aigus de leurs cors rustiques aux accents lugubres de la tempête, les bergers inquiets appellent les troupeaux que la crainte a dispersés, et les chassent devant eux vers les lieux plus tranquilles. Or, au point d'élévation où nous sommes, et sous cette voûte naturelle qui nous garantit, nous pouvons contempler à loisir les effets de l'orage, sans avoir à redouter ses fureurs... Et néanmoins d'où naît l'effroi qui vous saisit? d'où vient qu'à l'aspect de la scène terrible qui se développe sous vos yeux, vos humeurs, comme subitement empêchées dans leur cours, ne circulent plus qu'avec une pénible lenteur? Pourquoi la tristesse de vos pensées, le trouble de vos sens, la contrainte de toutes vos facultés ? C'est qu'il n'y a plus ici de mouvement, de vie; c'est qu'ici toutes les réalités souffrent, tous les développements sont arrêtés; c'est que, d'une réalité à une autre, il ne se transmet plus d'influence bienfaisante, d'émanation salutaire; c'est que chaque être ici est fatigué dans ses rapports, gêné, contrarié dans ses habitudes; c'est qu'ici toutes les analogies sont interrompues, toutes les consonnances disparaissent, toutes les Ce n'est pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays étranges si bizarrement contrastés; la nature semblait encore prendre plaisir à s'y mettre en opposition avec elle-même tant on la trouvait différente en un même lieu sous divers aspects! Au levant, les fleurs du printemps; au midi, les fruits de l'automne; au nord, les glaces de l'hiver. Elle réunissait toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu, des terrains contraires sur le même sol, et formait l'accord, inconnu partout ailleurs, des productions des plaines, et de celles des Alpes. J.-J. ROUSSEAU. PAYSAGES DE LA SUISSE. La beauté des paysages de la Suisse est un sujet inépuisable pour le poëte et pour le peintre. Cependant, lorsqu'après avoir lu leurs descriptions et vu leurs tableaux, on voyage sur les Alpes, on sent vivement l'impuissance où est l'art de rendre sensibles les beautés sublimes de la nature. Ce calme et cette pureté de l'air qu'on y respire, l'aspect imposant de cent montagnes colossales enfoncées dans les nues et chargées de glaciers, la multitude de fleurs qui émaillent, au printemps, les pâturages des hauteurs, et contrastent par la vivacité des couleurs avec la sombre verdure des bois d'arbres résineux ; ces chalets solitaires adossés contre les rochers ou protégés par les tiges élancées des sapins; ces troupeaux qui animent les tapis de verdure, et que l'on voit paître jusqu'au bord des abimes; la fraîcheur des eaux vives qui jaillissent sur les flancs des montagnes et dans tous les vallons; ces nappes d'eau pleuâtre qui remplissent plusieurs bassins des vallées et brillent dans le lointain; la situation pittoresque de tant de hameaux et d'habitations isolées: tous ces objets divers font sur le voyageur une impression que ni le pinceau de l'artiste ni la plume du poëte ne peuvent se flatter d'égaler. L'imagination peut se la figurer; cependant la réalité est encore au-dessus des effets de l'imagination; elle y ajoute toujours des incidents dont on n'a guère d'idées dans les pays de plaine. Tantôt ce sont des vapeurs qui couronnent la cime du rocher d'où se précipite un torrent, en sorte que la masse d'eau paraît tomber des nues; tantôt ce sont des brouillards blanchâtres qui remplissent les vallées et toute la région inférieure, au point de faire croire au voyageur, arrivé au sommet d'une montagne, qu'il est entouré d'un vaste océan; tantôt c'est la foudre qui de toutes parts s'élance d'épais nuages d'une teinte de cuivre rouge, et sillonne les airs au-dessous du spectateur, autour duquel l'air conserve une sérénité parfaite; tantôt ce sont les derniers rayons du soleil qui éclairent les pyramides, plateaux et masses de glace au haut des Alpes, les transforment en objets fantastiques et leur prètent les couleurs les plus variées et les plus vives, les rapprochent de l'œil du spectateur, et leur laissent, en se retirant, une teinte pâle et grisâtre qui les a fait comparer à des fantômes gigantesques; quelquefois il semble que les arêtes et les brèches des rochers et des glaciers s'appuient sur des nuages et composent des citadelles aériennes ; d'autres fois les nuages paraissent s'étayer à leur tour sur deux montagnes opposées, et former, en se rejoignant, une arcade immense au-dessous de laquelle on aperçoit en perspective un paysage riant, éclairé par le plus beau soleil. En un mot, la nature réserve toujours à l'étranger qui voyage en Suisse, et même à l'indigène, des sujets de surprise, et il serait souvent tenté de croire qu'il est transporté dans un monde nouveau. DEPPING. La Suisse. COUP D'OEIL SUR L'ESPAGNE. Considérée géographiquement et physiquement, l'Espagne tient presque autant à l'Afrique qu'à l'Europe; on ne peut en douter, quand sur la carte de ia Méditerranée, à côté des péninsules de Grèce et d'Italie, on voit celle d'Espagne donner, pour ainsi dire, la main à la pointe d'Afrique, qui semble n'être que sa continuation, malgré le nom et le détroit qui les séparent... A travers les différences que la religion, le gouvernement et les lois ont établies dans les mœurs, dans le costume, dans le langage, on voit que les rapports matériels et terrestres, le sol, les eaux, la culture, se retrouvent encore les mêmes entre des pays voisins qu'une longue suite d'événements a rendus étrangers l'un à l'autre. Ainsi le même soleil brûlant dévore la Barbarie, et l'Andalousie ou les Algarves. Les montagnes, dépouillées de forêts, n'y amassent plus les nuages et les pluies. Les plaines et souvent les vallons sont en proie à la sécheresse. Partout, il est vrai, où l'art rencontre des eaux fertilisantes, il en profite avec un succès prodigieux pour demander des à récoltes la terre. Mais auprès de ces riches campagnes sont des déserts ou des despoblados 1 immenses, où l'œil se perd et la pensée s'attriste, en embrassant de toutes parts l'espace aride et solitaire. Quand on s'élève sur le sommet de quelques-unes des nombreuses montagnes qui traversent l'Espagne, on n'aperçoit sous un ciel presque toujours ardent que des plateaux incultes et des pentes nues, dont rien de vivant ne coupe l'uniformité. Seulement au fond des vallées serpente au loin une rivière ou un ruisseau, entouré d'une lisière de verdure, où l'on suit comme à la trace les moissons, les plantations et les habitations des hommes. Une carte enluminée, présentant la forme de tous les bassins, les eaux avec une teinte d'azur, et leurs bords avec une teinte verte plus ou moins large, serait un tableau fidèle, où l'on pourrait reconnaître l'état réel de ce territoire, qui, à peu près égal en surface à celui de la France, ne contient cependant et ne nourrit qu'une population à peine égale au tiers de la nôtre. On embrasserait d'un coup d'œil, comme par l'anatomie, les veines et les artères de ce grand corps, qui manque d'embonpoint, mais qui a encore des nerfs et des muscles si l'on ose employer une telle comparaison, et dont la structure présente une charpente taillée pour la grandeur et la force. Mémoires du maréchal SUCHET. LES FORÊTS ET LES HABITANTS DES RÉGIONS GLACIALES. Sous un ciel toujours couvert d'épais nuages, où la clarté du jour pénètre avec peine, s'élèvent de vastes et antiques forêts. L'horreur, le silence 1 Les endroits dépeuplés sont si communs en Espagne, qu'il y a un substantif particulier pour les désigner: on dit un despoblado. et la nuit les habitent; des arbres, presque aussi vieux que la terre qui les porte, s'y élèvent et s'y amoncellent, pour ainsi dire, sans ordre, les uns contre les autres. Leurs branches touffues et entrelacées n'offrent qu'avec peine des routes tortueuses, que des ronces embarrassent encore: là, des cimes énormes succombent sous le poids des années ou par la violence des vents; elles tombent avec effort sur des troncs antiques qui gisaient à leurs pieds, et recouvraient d'autres troncs à demi pourris. L'on n'entend, dans ces affreuses solitudes, dans ce séjour rude et sauvage, que les cris rauques et funèbres d'oiseaux voraces, les hurlements des ours qui cherchent une proie, le fracas d'un torrent qui se précipite d'une roche escarpée, rejaillit en vapeur, et fait gronder les échos de ces lieux bruts et incultes, ou le bruit des rochers que la main du temps fait rouler au milieu de ces forêts retentissantes. LES FORÊTS CONSACRÉES AU CULTE DES DRUIDES. Les forêts dont ils faisaient leurs temples n'étaient éclairées que par des rayons vacillants et presque éteints, par des reflets aussi pâles que les lueurs d'une lampe sépulcrale; les chênes, les sapins, les ormes que n'avaient jamais atteints la foudre ni la cognée, étendaient leurs branches touffues sur le sanctuaire, que remplissaient les simulacres des dieux, représentés par des pierres brutes et des troncs grossièrement façonnés. L'eau du ciel, filtrée à travers cent étages de rameaux, traçait d'humides couleurs sur ces images livides que la mousse et les lichens rongeaient comme une lèpre affreuse. C'est là que les druides, vêtus de la robe blanche des Platon et des Pythagore, armés de faucilles d'or et portant un sceptre surmonté du croissant des prêtres de l'antique Héliopolis; c'est là que ces terribles semnothées 1, le front ceint de feuilles de chêne, et de bandeaux étoilés, emblème de l'apothéose, viennent chercher, avec des cérémonies mystérieuses, le gui sacré, que nos ancêtres appelèrent longtemps le rameau des spectres, l'épouvantail de la mort, et le vainqueur des poisons. C'est là qu'attentif à leur signal, le sacrificateur immole les captifs en l'honneur d'Ésus et de Teutatès 2, c'est là qu'il brûle au milieu de la nuit les figures d'osier renfermant des victimes Là habitent, dans des cavernes, des hommes durs, féroces, indomptables, ne vivant que de leur chasse, ne se nourrissant que de sang, et ne désirant que de boire dans le crâne de leurs ennemis. Lorsque l'hiver vient étendre ses glaces sur ces âpres contrées, qu'il répand à grands flots la neige, que les eaux cessent de couler, se glacent et durcissent; que les fleuves sont changés en masse solide, capable de soutenir les plus lourds tardeaux, et que la mer ne présente plus qu'une plaine rigide de glace dure et compacte, cent hommes féroces sortent de leurs tanières. | humaines; le sang rougit tous les autels et arrose Tout va leur servir de chemin; ils trouveront même, sur la mer et sur les fleuves, des routes plus sûres, plus courtes et moins embarrassées que celles qui traversent leurs forêts. La massue d'une main et la hache de l'autre, ils partent pour aller au loin surprendre les animaux dont ils se nourrissent, et enlever des bourgades entières | afin de s'humilier encore plus devant ces divinités; pour servir à leurs repas inhumains. Ils vont donner la mort ou peut-être la recevoir. Pressés par la faim, agités par la férocité, pleins de courage, de cruauté et de force, s'animant par le souvenir de leurs victoires passées, cherchant à s'étourdir sur le danger qui les menace, ils profèrent à haute voix l'expression de leurs sensations profondes et horribles; ils crient; ils élèvent leurs voix avec effort, et tâchent d'en remplir tous les lieux qu'ils parcourent: un enthousiasme atroce s'empare de leur âme; une espèce de chant sauvage, une chanson barbare sort de leur bouche avec leurs paroles de mort et de carnage. le sol sur lequel les racines tortueuses des vieux arbres représentent d'énormes serpents. Le Gaulois, soumis par la terreur à ce culte formidable, craint de rencontrer les dieux qu'il vient adorer dans ces vastes solitudes; il y pénètre les bras chargés de chaînes comme un esclave, il s'avance en tremblant, il frémit au seul bruit de ses pas. Effrayé de ce silence menaçant, son cœur bat avec force, sa vue se trouble, une sueur froide coule de tous ses membres; s'il tombe, ses dieux lui défendent de se relever; il se traîne hors de l'enceinte, il rampe comme un reptile parmi les bruyères sanglantes et les ossements des victimes. Souvent, du milieu de ces forêts lugubres, où l'on n'entendit jamais nile vol des oiseaux, ni le souffle des vents, de ces forêts muettes et dévorantes, où coulait sans murmure une onde infecte, sortaient tout à coup des hurlements affreux, des cris perçants, des voix inconnues; et soudain, à l'horreur du tumulte, succédait l'horreur du silence. LACÉPÈDE. Poélique de la musique. 1 Prêtres: de semnos, vénérable, et theos, Dieu. (N. Ε.) 2 Deux divinités gauloises. Teutatès était le dieu principal. It correspond à peu près au Mercure des Grecs, inventeur des arts, protecteur du commerce, etc. Ésus était le dieu de la guerre. (N. Ε.) D'autres fois, de ces solitudes impénètrables, la nuit fuyait tout à coup, et, sans se consumer, les arbres devenaient autant de flambeaux dont les lueurs laissaient apercevoir des dragons ailés, de hideux scorpions, des cérastes 1 impurs s'entrelacer, se suspendre aux rameaux éblouissants; des larves, des fantômes montraient leurs ombres sur un fond de lumière, comme des taches sur le soleil; mais bientôt tout s'éteignait, et une obscurité plus terrible ressaisissait la forêt mystérieuse. LACÉPÈDE. Poétique de la musique. LE SPECTACLE D'UNE BELLE NUIT DANS LES DÉSERTS DU NOUVEAU MONDE. La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain, dans nos champs cultivés, l'imagination cherche à s'étendre; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes; mais, dans ces pays déserts, l'âme se plaît à s'enfoncer dans un océan de forêts, à errer aux bords des lacs immenses, à planer sur le gouffre des cataractes, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu. Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres; à l'horizon opposé, une brise embaumée qu'elle amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder, comme sa fraîche haleine, dans les forêts. La reine des nuits monta peu à peu dans le ciel: tantôt elle suivait paisiblement sa course azurée, tantôt reposait sur des groupes de nues, qui ressemblaient à la cime des hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'œil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène, sur la terre, n'était pas moins ravissante; le jour bleuatre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds, tour à tour se perdait dans les bois, tour à tour reparaissait toute bril CHATEAUBRIAND. Génie du Christianis LES NUAGES. Lorsque j'étais en pleine mer, et que je n'avais d'autre spectacle que le ciel et l'eau, je m'amusais quelquefois à dessiner les beaux nuages blancs et gris, semblables à des groupes de montagnes, qui voguaient à la suite les uns des autres, sur l'azur des cieux. C'était surtout vers la fin du jour qu'ils développaient toute leur beauté en se réunissant au couchant, où ils se revêtaient des plus riches couleurs, et se combinaient sous les formes les plus magnifiques. Un soir, environ une demi-heure avant le cou. cher du soleil, le vent alizé du sud-est se ralentit, comme il arrive d'ordinaire vers ce temps. Les nuages, qu'il voiture dans le ciel à des distances égales comme son souffle, devinrent plus rares, et ceux de la partie de l'ouest s'arrêtèrent et se groupèrent entre eux sous les formes d'un paysage. Ils représentaient une grande terre formée de hautes montagnes, séparées par des vallées profondes, et surmontées de rochers pyramidaux. Sur leurs sommets et leurs flancs, apparaissaient des brouillards détachés, semblables à ceux qui s'élèvent des terres véritables. Un long fleuve semblait lante des constellations de la nuit, qu'elle répé- ❘ circuler dans les vallons, et tomber çà et là en tait dans son sein. Dans une vaste prairie, de l'autre côté de cette rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons. Des bouleaux agités par les brises, et dispersés çà et là dans la savane, formaient des fles d'ombres flottantes, sur une mer immobile de lumière. Auprès, tout était silence et repos, hors la chute de quelques feuilles, le passage brusque d'un vent subit, les gémissementsrares et interrompus de la hulotte2; mais au loin, par intervalles, on entendait les roulements solennels de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires. 1 Serpents des déserts de l'Afrique septentrionale qui se distinguent par deux petites cornes pointues au-dessus des yeux. Les charlatans des Gaules faisalent un céraste d'un cataractes; il était traversé par un grand pont, appuyé sur des arcades à demi ruinées. Des bos quets de cocotiers, au centre desquels on entrevoyait des habitations, s'élevaient sur les croupes et les profils de cette île aérienne. Tous ces objets n'étaient point revêtus de ces riches teintes de pourpre, de jaune doré, de nacarat, d'émeraude, si communes le soir dans les couchants de ces parages; ce paysage n'était point un tableau colorié: c'était une simple estampe, où se réunissaient tous les accords de la lumière et des ombres. Il représentait une contrée éclairée, non en face des rayons du soleil, mais par derrière, de leurs simples reflets. En effet, dès que l'astre du jour se fut caché derrière lui, quelques-uns de ces rayons décomposés éclairèrent les arcades demitransparentes du pont, d'une couleur ponceau, se reflétèrent dans les vallons et au sommet des rochers, tandis que des torrents de lumière couvraient ses contours de l'or le plus pur, et divergeaient vers les cieux comme les rayons d'une gloire; mais la masse entière resta dans sa demiteinte obscure, et on voyait, autour des nuages qui s'elevaient de ses flancs, les lueurs des tonnerres dont on entendait les roulements lointains. On aurait juré que c'était une terre véritable, située environ à une lieue et demie de nous. Peut-être était-ce une de ces réverbérations célestes de quelque île très-éloignée, dont les nuages nous répétaient la forme par leurs échos. Plus d'une fois des marins expérimentés ont été trompés par de semblables aspects. Quoi qu'il en soit, tout cet appareil fantastique de magnificence et de terreur, ces montagnes surmontées de palmiers, ces orages qui grondaient sur leurs sommets, cefleuve, ce pont, tout se fondit et disparut à l'arrivée de la nuit, comme les illusions du monde aux approches de la mort. L'astre des nuits, la triple Hécate, qui répète par des harmonies plus douces celles de l'astre du jour, en se levant sur l'horizon, dissipa l'empire de la lumière, et fit régner celui des ombres. Bientôt des étoiles innombrables et d'un éclat éternel brillèrent au sein des ténèbres. Oh! si le jour n'est lui-même qu'une image de la vie, si les heures rapides de l'aube, du matin, du midi et du soir, représentent les âges si fugitifs de l'enfance, de la jeunesse, de la virilité et de la vieillesse, la mort, comme la nuit, doit nous découvrir aussi de nouveaux cieux et de nouveaux mondes! BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. Harmonies de la nature. BIENFAITS DES VENTS. Ici, comme dans toutes ses œuvres, le Créateur manifeste sa sagesse et sa bonté. Il règle le mouvement, la force et la durée des vents, et il leur prescrit la carrière qu'ils doivent parcourir. Lorsqu'une longue sécheresse fait languir les animaux ces variations continuelles, la fertilité et la santé sont maintenues sur la terre. Du sein de l'Océan s'élèvent dans l'atmosphère des fleuves qui vont couler dans les deux mondes. Dieu ordonne aux vents de les distribuer et sur les îles et sur les continents : ces invisibles enfants de l'air les transportent sous mille formes diverses ; tantôt ils les étendent dans le ciel comme des voiles d'or et des pavillons de soie; tantôt ils les roulent en forme d'horribles dragons et de lions rugissants qui vomissent les feux du tonnerre; ils les versent sur les montagnes, en rosées, en pluies. en grêle, en neige, en torrents impétueux. Quelque bizarres que paraissent leurs services, chaque partie de la terre en reçoit tous les ans sa portion d'eau, et en éprouve l'influence. Chemin faisant, ils déploient sur les plaines liquides de la mer la variété de leurs caractères : les uns rident à peine la surface de ses flots; les autres les roulent en ondes d'azur; ceux-ci les bouleversent en mugissant, et couvrent d'écume les plus hauts promontoires. COUSIN-DESPRÉAUX. Leçons de la nature. DE LA NATURE DANS L'AMÉRIQUE MÉRIDIONALE. Dans ces contrées de l'Amérique méridionale, où la nature plus active fait descendre à grands flots, du sommet des hautes Cordilières, des fleuves immenses, dont les eaux, s'étendant en liberté, inondent au loin des campagnes nouvelles, elles, et où la main de l'homme n'a jamais opposé aucun obstacle à leur cours; sur les rives limoneuses de ces fleuves rapides, s'élèvent de vastes et antiques forêts. L'humidité chaude et vivifiante qui les abreuve devient la source intarissable d'une verdure toujours nouvelle pour ces bois touffus, image sans cesse renaissante d'une fécondité sans bornes, et où il semble que la nature, dans toute la vigueur de la jeunesse, se plaît à entasser les germes productifs. Les végétaux ne croissent pas seuls au milieu de ces vastes solitudes; la nature a jeté sur ces grandes productions la variété, le mouvement et la vie. En attendant que l'homme vienne régner au milieu de ces forêts, elles sont le domaine de plusieurs animaux qui, les uns par la beauté de et dessécher les plantes, un vent qui vient du ❘ leurs écailles, l'éclat de leurs couleurs, la viva côté de la mer, où il s'est chargé de vapeurs bienfaisantes, abreuve les prairies et ranime toute la nature. Cet objet est-il rempli, un vent sec accourt de l'orient, rend à l'air sa sérénité, et ramène le beau temps. Le vent du nord emporte et précipite toutes les vapeurs nuisibles de l'air d'automne. A l'âpre vent du septentrion succède le vent du sud, qui, naissant des contrées méridionales, remplit tout de sa chaleur vivifiante. Ainsi, par , cité de leurs mouvements, l'agilité de leuz course, les autres par la fraîcheur de leur plumage, l'agrément de leur parure, la rapidité de leur vol, tous par la diversité de leurs formes font, des vastes contrées du nouveau monde, un grand et magnifique tableau, une scène animée, aussi variée qu'immense. D'un côté, des ondes majestueuses roulent avec bruit; de l'autre, des flots écumants se précipitent avec fracas des ro |