Quelque petits que fussent ces objets, ils étaient dignes de mon attention, puisqu'ils avaient mérité celle de la nature. Je n'eusse pu leur refuser une place dans son histoire générale, lorsqu'elle leur en avait donné une dans l'univers. A plus forte raison, si j'eusse écrit l'histoire de mon fraisier, il eût fallu leur en tenir compte. Les plantes sont les habitations des insectes, et on ne fait point l'histoire d'une ville sans parler de ses habitants. D'ailleurs, mon fraisier n'était point dans son lieu naturel, en pleine campagne, sur la lisière d'un bois, ou sur le bord d'un ruisseau, où il eût été fréquenté par bien d'autres espèces d'animaux. Il était dans un pot de terre, au milieu des fumées de Paris. Je ne l'observais qu'à des moments perdus; je ne connaissais point les insectes qui le visitaient dans le cours de la journée, encore moins ceux qui n'y venaient que la canaux et parsemés de glandes. Ces compartiments m'ont paru semblables à de grands tapis de verdure, leurs poils à des végétaux d'un ordre particulier, parmi lesquels il y en avait de droits, d'inclinés, de fourchus, de creusés en tuyaux, de l'extrémité desquels sortaient des gouttes de liqueur; et leurs canaux, ainsi que leurs glandes, me paraissaient remplis d'un fluide brillant. Sur d'autres espèces de plantes, ces poils et ces canaux se présentent avec des formes, des cou leurs et des fluides différents. Il y a même des glandes qui ressemblent à des bassins ronds, carrés ou rayonnants. Or la nature n'a rien fait en vain. Quand elle dispose un lieu propre à être habité, elle y met des animaux. Elle n'est pas bornée par la petitesse de l'espace. Elle en a mis avec des nageoires dans de simples gouttes d'eau, et en si grand nombre, que le physicien Leuwen nuit, attirés par de simples émanations, ou peut-hoeck y en a compté des milliers. On peut donc être par des lumières phosphoriques qui nous échappent. J'ignorais quels étaient ceux qui le fréquentaient pendant les autres saisons de l'année, et le reste de ses relations avec les reptiles, les amphibies, les poissons, les oiseaux, les quadrupèdes, et les hommes surtout, qui compient pour rien tout ce qui n'est pas à leur usage. Mais il ne suffisait pas de l'observer, pour ainsi dire, du haut de ma grandeur; car, dans ce cas, ma science n'eût pas égalé celle d'une des mouches qui l'habitaient. Il n'y en avait pas une seule qui, le considérant avec ses petits yeux sphériques, n'y dût distinguer une infinité d'objets que je ne pouvais apercevoir qu'au microscope avec des recherches infinies. Leurs yeux même sont très-supérieurs à cet instrument qui ne nous montre que les objets qui sont à son foyer, c'est-àdire à quelques lignes de distance, tandis qu'ils aperçoivent, par un mécanisme qui est tout à fait inconnu, ceux qui sont auprès d'eux et au loin, Ce sont à la fois des microscopes et des télescopes. De plus, par leur disposition circulaire autour de la tête, ils voient en même temps toute la voûte du ciel, dont ceux d'un astronome n'embrassent tout au plus que la moitié. Ainsi mes mouches doivent voir d'un coup d'œil, dans mon fraisier, une distribution et un ensemble de parties que je ne pouvais observer au microscope que séparées les unes des autres, et successivement. En examinant les feuilles de ce végétal, au moyen d'une lentille de verre qui grossissait médiocrement, je les ai trouvées divisées par compartiments hérissés de poils, séparés par des croire, par analogie, qu'il y a des animaux qui paissent sur les feuilles des plantes comme les bestiaux dans nos prairies; qui se couchent à l'ombre de leurs poils imperceptibles, et qui boivent dans leurs glandes, façonnées en soleils, des liqueurs d'or et d'argent. Chaque partie des fleurs doit leur offrir des spectacles dont nous n'avong point d'idées. Les anthères jaunes des fleurs, suspendues sur des filets blancs, leur présentent de doubles solives d'or en équilibre sur des colonnes plus belles que l'ivoire; les corolles 1, dee voûtes de rubis et de topaze, d'une grandeur incommensurable; les nectaires 2, des fleuves de sucre, les autres parties de la floraison, des coupes, des urnes, des pavillons, des dômes que l'architecture et l'orfévrerie des hommes n'ont pas encore imités. Je ne dis point ceci par conjecture; car un jour, ayant examiné au microscope des fleurs de thym, j'y distinguai, avec la plus grande surprise, de superbes amphores à long col, d'une matière semblable à l'améthyste, du goulot desquelles semblaient sortir des lingots d'or fondu. Je n'ai jamais observé la simple corolle de la plus petite fleur, que je ne l'aie vue composée d'une manière admirable, demi-transparente, parsemée de brillants, et teinte des plus vives couleurs. Les êtres qui vivent sous leurs riches reflets, doivent avoir d'autres idées que nous de la lumière et des autres phénomènes de la nature. Une goutte de rosée qui filtre dans les tuyaux capillaires et diaphanes d'une plante leur présente des milliers de jets d'eau; fixée en boule à l'extrémité d'un de ses ont leurs besoins, leurs intérêts, leur instinct, leurs mœurs, leurs amours, leurs guerres; ils s'agitent, ils se nourrissent, ils se conservent, ils se reproduisent. C'est un monde aussi réel que le nôtre, aussi ancien que le nôtre; un monde qui a peut-être au-dessous de lui d'autres mondes qui lui sont ce qu'il est pour nous. 4 On nomme corolle l'enveloppe ordinairement colorée qui entoure les organes sexuels de la fleur; par exemple, la corolle d'une rose se compose de ce qu'on appelle vulgairement les feuilles de ta rose. Le nectaire est un organe de forme variable qui accompagne les fleurs de certaines plantes, et qui contient un sug mielleux. (N. Ε.) poils, un océan sans rivage; évaporée dans l'air, | que chez les animaux gigantesques: car enfin ils une mer aérienne. Ils doivent donc voir les fluides monter, au lieu de descendre; se mettre en rond, au lieu de se mettre de niveau; s'élever en l'air, au lieu de tomber. Leur ignorance doit être aussi merveilleuse que leur science. Comme ils ne connaissent à fond que l'harmonie des plus petits objets, celle des grands doit leur échapper. Ils ignorent, sans doute, qu'il y a des hommes, et, parmi les hommes, des savants qui connaissent tout, qui expliquent tout, qui, passagers comme eux, s'élancent dans un infini en grand où ils ne peuvent atteindre, tandis qu'eux, à la faveur de leur petitesse, en connaissent un autre dans les dernières divisions de la matière et du temps. Parmı ces êtres éphé- BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. Études de Oserez-vous croire, après cela, que la nature néglige quelque chose? Non, elle est la même en tout; et un tourbillon d'atomes confusément agités au gré du moindre souffle n'est pas plus indifférent pour la puissance qui les régit, que tout un tourbillon solaire; un grain de poussière est pesé aussi rigoureusement dans le devis de la création, que l'astre qui roule dans les cieux; il presse, il cède, il résiste, il influe sur ce qui l'entoure; il exerce, en raison de sa masse, tous les attributs qui appartiennent à la masse totale de la matière; la nature ne l'abandonnera pas plus au hasard que le globe de Jupiter ou de Saturne. En effet, supposez-le, ce grain, de plus ou de moins dans la somme totale des choses, tout s'en ressent, tout est changé, et l'univers cesse d'être ce qu'il est. BOUFFLERS. Le libre arbitre. MERVEILLES DE LA NATURE, MÊME DANS LES PLUS PETITS OBJETS. Prenez une loupe, et voyez la nature redoubler, pour ainsi dire, de soins à mesure que ses ouvrages diminuent de volume. Voyez l'or, la pourpre, l'azur, la nacre et tous les émaux dont elle embellit quelquefois la cuirasse du plus vil insecte. Voyez le réseau chatoyant dont elle tapisse l'aile dų ciron. Voyez cette multitude d'yeux, ce diadème clairvoyant dont elle s'est plu à ceindre la tête de la mouche. Il semble, à qui contemple la création sous tous les rapports, que la délicatesse essaye partout de l'emporter sur la magnificence. L'œil de la baleine ou de l'éléphant présente à l'examen des détails que leur petitesse dérobe à l'œil de l'observateur; et ces détails ne sont pas, à beaucoup près, les derniers où le travail s'arrête; et ces mêmes parties, et celles dont elles se composent, se retrouvent dans la rétine, dans la cornée du moucheron, que dis-je? de l'animalcule dont, avant les inventions de l'optique, on n'avait pas soupçonné l'existence ! A mesure que le microscope s'est perfectionné, on a vu la vie poindre de toutes parts. Les moindres atomes sont devenus des mondes habités, et les moindres gouttes de liqueur, des mers poissonneuses; et tous ces êtres imprévus ont des organes dont les moindres pièces sont à leurs masses totales dans les mêmes proportions L'APOLLON DU BELVÉDÈRE, OU LE GÉNIE DANS L'ART STATUAIRE. Le génie, dans l'art statuaire en particulier, choisit de nobles sujets, agrandit, élève, anime tous ceux qu'il traite; il distingue dans une action le moment, les pensées, les mouvements de l'âme,, les plus capables de produire de grands effets; il exprime beaucoup avec peu de figures; il apprécie toutes les convenances; il allie la richesse avec la simplicité, l'énergie de l'expression avec la beauté des formes. Ce n'est pas tout: le génie saisit avec la plus exacte justesse la forme des corps telle qu'elle est; il sent vivement tous les contours, tous les reliefs, toutes les demi-teintes, et reporte le tout sur son ouvrage aussi vivement qu'il l'a saisi. Il peut choisir avec sûreté, parce qu'il voit tout; il voit tout, parce qu'un amour toujours renaissant attache ses yeux sur son modèle. Ni la fatigue, ni même ses erreurs, ne le rebutent dans l'exécution. Sa passion va redoublant depuis le commencement de l'ouvrage jusqu'au poli. Honteux de se trouver inférieur à la nature, il brise sa figure et la recommence, et, forcé enfin de la laisser échapper de ses mains, il lui dit encore: Tu n'es qu'une méprisable argile. Représentons-nous l'âme, le feu du poëte sublime qui a modelé l'Apollon. Élévation de 1 pensées, égale à la hauteur de son sujet; chaleur | veloppent partout des beautés nouvelles. L'artiste la plus soutenue, la plus active qui puisse embraser un artiste; amour passionné du beau qui cherchait sans cesse la perfection, et qui dirigeait dans chaque mouvement une main obéissante et réfléchie; goût épuré qui, parmi des formes parfaites, savait choisir les plus convenables au dieu toujours jeune, toujours radieux, dont l'artiste formait l'image : telles étaient les facultés, les lumières de cet homme divin. Nous n'avons rien à lui pardonner, parce que sa propre critique ne lui pardonnait rien. Il s'est montré l'égal de lui-même dans les détails élégants et dans le noble ensemble de sa statue. D'après des modèles humains, il ne pouvait représenter qu'un homme; mais cet homme est si beau, qu'il paraît une divinité. Par un effet de sa pose majestueuse, et par l'opposition de son léger manteau, le dieu est resplendissant de lumière. Il est nu, et n'inspire que le respect. Il marche sur la terre, et semble pouvoir la quitter. On voit à son mouvement ce qu'il vient de faire; on reconnaît la pensée qui roule dans son esprit. L'ignorant qui le regarde s'émeut, trouve en soi, pour l'admirer, un sens qu'il ne se connaissait point. L'homme savant dans les arts, chaque fois qu'il le considère, reconnaît avec étonnement qu'il n'en avait point encore senti toute la perfection; plus il a de connaissances, plus il y découvre de vérité, de finesse, de grandeur, de beautés toujours nouvelles. Prodigieux effet, et de la sublimité de la pensée, et de la fidélité de l'imitation dans l'art statuaire: voilà le génie ! ÉMERIC DAVID. Recherches sur l'art statuaire, ouvrage couronné par l'Institut en 1822. LE LAOCOON. Saisi par d'énormes serpents qui l'enchaînent, qui l'oppressent, qui sont prêts à l'étouffer; plein d'une vigueur que la force des serpents surmonte, et qui doit bientôt défaillir, Laocoon, dans cette lutte mortelle, fait voir, par des mouvements énergiques, mais décents et retenus, la grandeur de son âme et son respect pour les dieux. Les nœuds que forment les serpents autour de ses fils, les soulèvent et les attachent contre lui: il ressent leurs souffrances. Ses yeux cherchent le ciel, sa douleur est profonde; elle est noble. Il se plaint, il ne crie pas. Dans le soulèvement et la contraction de tous ses muscles, la vérité, la beauté des formes n'ont été altérées en rien. La vie et la douleur circulent dans tous ses membres, et tous présentent l'image de la beauté. Les sentiments différents qui agitent les enfants et le père produisent des mouvements variés, qui dé est arrivé, par conséquent, au sommet de l'art, puisqu'il a excité la pitié, l'amour et l'admiration par la représentation fidèle de la vie, de la beauté, de la douleur et de la vertu 4. LE MÊME. L'ÉSOPE DE LA VILLA ALBANI. Habiles à tout embellir, les Grecs ne eraignaient pas de tout entreprendre. Les extrêmes n'intimidaient pas leurs mains savantes. La nature peut jusque dans ses écarts offrir de la grandeur. Le corps d'Ésope était contrefait, son génie était divin. Le statuaire qui a modelé l'Ésope de la villa Albani s'est principalement attaché à exprimer la physionomie, l'esprit, l'âme du poëte. L'entreprise était difficile. Celui qui n'eût pas été nourri de la théorie du beau, n'eût imité que la maigreur et la difformité de son modèle. Les vices du squelette ne sont pas déguisés, le rachitisme se voit jusque sur le visage. L'orbite des yeux est plus ouverte et moins profonde que dans les têtes du haut style. On voit les prunelles; une lèvre se porte légèrement à droite, et l'autre vers le côté opposé; le menton vient en avant; la barbe, courte et pointue, présente peu de masses; elle annonce un homme faible; mais les muscles sourciliers sont forts, le front est soutenu; l'enfoncement des tempes le fait paraître plus grand, les cheveux crépus et groupés an haut de la tête en augmentent l'élévation. Се mouvement des cheveux, laissant les oreilles à découvert, agrandit les plans des joues; la barbe et les cheveux sont d'un beau travail; la bouche est fine et gracieuse; le regard animé se tourne vers le ciel; l'ensemble de la figure a une vérité, une douceur, une noblesse inexprimables. LE MÊME. LES ARBRES ET LES PLANTES FUNÉRAIRES. La nature a planté dans tous les sites du globe des végétaux propres à changer en parfum le méphitisme de l'air, et à servir de décoration aux tombeaux par leurs formes mélancoliques et religieuses. Parmi les plantes, la mauve rampante avec ses fleurs rayées de pourpre, et l'asphodèle avec sa longue tige garnie de belles fleurs blanches ou jaunes, se plaisent à croître sur les tertres funèbres. C'est ce que prouve cette inscription gravée sur un tombeau antique : « Au ⚫ dehors je suis entouré de mauve et d'aspho<dèle, et au dedans je ne suis qu'un cadavre.» Les fleurs de l'asphodèle produisent des graines dont les anciens croyaient que les morts faisaient leur nourriture, et dont les vivants tirent quelquefois parti. Suivant Homère, après avoir passé | le Styx, les ombres traversaient une longue plaine d'asphodèles. 1 Voyez Leçons françaises, 2e partie. Quant aux arbres funéraires, j'en trouve de deux genres, répandus dans les divers climats : tous deux ont des caractères opposés. Ceux du premier laissent pendre jusqu'à terre leurs branches longues et menues, et on les voit flotter au gré des vents. Ces arbres paraissent comme échevelés, et déplorant quelque infortune : tel est le cazarina des îles de la mer du Sud, que les naturels ont grand soin de planter auprès des tombeaux de leurs ancêtres. Nous avons chez nous le saule pleureur ou de Babylone : c'était à ses rameaux que les Hébreux captifs suspendaient leurs lyres. Notre saule commun, lorsqu'il n'est pas étêté, laisse pendre aussi l'extrémité de ses branches, et prend alors un caractère mélancolique. Shakspeare l'a fort bien senti et exprimé dans la chanson du Saule, qu'il met dans la bouche de Desdemona, prête à terminer ses malheureux jours. Il y a aussi, dans plusieurs autres genres d'arbres, des espèces à longue chevelure : tels sont certains frênes, un figuier de l'Ile-deFrance, dont les fruits traînent jusqu'à terre, et les bouleaux du Nord. Le second genre des arbres funèbres renferme ceux qui s'élèvent en obélisque ou en pyramide. Si les arbres à chevelure semblent porter nos regrets vers la terre, ceux-ci semblent diriger avec leurs rameaux nos espérances vers le ciel : tels sont, entre autres, les cyprès des montagnes, le peuplier d'Italie, et les sapins du Nord. Le cyprès, avec son feuillage flottant et tourné en spirale, ne ressemble pas mal à une longue quenouille chargée de laine, telle que les poëtes en imaginaient entre les mains des Parques qui filaient nos destinées. Les peupliers d'Italie ne sont autre chose, suivant l'ingénieux Ovide, que les sœurs de Phaéton qui déplorent le sort de leur frère, en élevant leurs bras vers les cieux. Quant au sapin, je n'en connais point de plus propre à décorer les tombeaux : c'est un usage auquel l'emploient fréquemment les Chinois et les Japonais. Ils le regardent comme un symbole de l'immortalité. En effet, son odeur aromatique, sa verdure sombre et perpétuelle, sa forme pyramidale qui semble fuir jusque dans les nues, et ce je ne sais quoi de gémissant que ses rameaux font entendre quand les vents les agitent, semblent faits pour accompagner magnifiquement un mausolée, et pour entretenir en nous le sentiment de notre immortalité. Plantons donc ces arbres pleins d'expressions mélancoliques sur les sépultures de nos amis. Les végétaux sont les caractères du livre de la nature, et un cimetière doit être une école de morale. C'est là qu'à la vue des puissants, des riches et des méchants réduits en poudre, disparaissent toutes les passions humaines : l'orgueil, la cupi dité, l'avarice, l'envie; c'est là que se réveillent les sentiments les plus doux de l'humanité, au souvenir des enfants, des époux, des pères, des amis; c'est sur leurs tombeaux que les peuples les plus sauvages viennent apporter des mets, et que les peuples de l'Orient distribuent des vivres aux malheureux. Plantons-y au moins des végétaux qui nous en conservent la mémoire. Quelquefois nous nous élevons des urnes, des statues; mais le temps détruit bientôt les monuments des arts, tandis qu'il fortifie chaque année ceux de la nature. Les vieux ifs de nos cimetières ont plus d'une fois survécu aux églises qu'ils y ont vu bâtir. Ombrageons ceux de la patrie de végétaux qui caractérisent les diverses tribus des citoyens qui y reposent; qu'on voie croître sur les fosses de leurs familles ceux qui les ont fait vivre pendant leur vie, l'osier des vanniers, le chêne des charpentiers, le cep des vignerons; mettons-y surtout des végétaux toujours verts, qui rappellent des vertus immortelles, plus utiles encore à la patrie que des métiers et des talents; que les pâles violettes et les douces primevères fleurissent chaque printemps sur les tertres des enfants qui ont aimé leurs pères; que la pervenche de JeanJacques, plus chère aux amants que le myrte amoureux, étale ses fleurs azurées sur le tombeau de là beauté toujours fidèle; que le lierre embrasse le cyprès sur celui des époux unis jusqu'à la mort; que le laurier y caractérise les vertus des guerriers; l'olivier, celles des négociateurs; enfin, que les pierres, gravées d'inscriptions à la louange de tous ceux qui ont bien mérité des hommes, y soient ombragées de troënes, de thuyas, de buis, de genièvre, de buissons ardents, de houx aux graines sombres, de chèvrefeuilles odorants, de majestueux sapins. Puissé-je me promener un jour dans cet Élysée, éclairé des rayons de l'aurore, ou des feux du soleil couchant, ou des pâles clartés de la lune, et consacré en tout temps par les cendres d'hommes vertueux! Puissé-je moimême être digne d'y avoir un jour mon tertre entouré de ceux de mes enfants, surmonté d'une tuile couverte de mousse ! C'est par ces décorations végétales que des nations entières ont rendu les tombeaux de leurs ancêtres si respectables à leur postérité. Dans ce jardin de la mort et de la vie, du temps et de l'éternité, se formeront un jour des philosophes sensibles et sublimes, des Confucius, des Fénélon, des Addison, des Young. La main du temps, et plus encore celle des hommes, qui ont ravagé tous les monuments de l'antiquité, n'ont rien pu jusqu'ici contre les pyramides. La solidité de leur construction, et l'énormité de leur masse, les ont garanties de toute atteinte, et semblent leur assurer une durée éternelle. Les voyageurs en parlent tous avec enthousiasme, et cet enthousiasme n'est point exagéré. LE SAVANT, L'ARTISTE ET LE POËTE SUR LES RUINES Pour nous représenter à nous-mêmes ce spectacle, tâchons de devenir à notre tour spectateurs, en nous réunissant par la pensée au docte cortége qui vient s'offrir à nos regards. C'est le même sentiment qui attire et précipite sur les pas de notre jeune voyageur 1 ces zélés missionnaires de L'on commence à voir ces montagnes factices, ❘ la science... Partez pour cette croisade poétique, dix-huit lieues avant d'y arriver. Elles semblent s'éloigner à mesure qu'on s'en approche; on en est encore à une lieue, et déjà elles dominent tellement sur la tête, qu'on croit être à leur pied; enfin, l'on y touche, et rien ne peut exprimer la variété des sensations qu'on y éprouve; la hauteur de leur sommet, la rapidité de leur pente, l'ampleur de leur surface, le poids de leur assiette, la mémoire des temps qu'elles rappellent, le calcul du travail qu'elles ont coûté, l'idée que ces immenses rochers sont l'ouvrage de l'homme, si petit et si faible, qui rampe à leur pied, tout saisit à la fois le cœur et l'esprit d'étonnement, de terreur, d'humiliation, d'admiration, de respect. Mais, il faut l'avouer, un autre sentiment artistes renommés, savants illustres, immortels poëtes! Allez reconnaître cette Grèce souterraine, où dorment les héros d'Homère. Que la tombe interrogée vous réponde, et que, réveillés au son de votre parole, ses pâles habitants se lèvent, pour témoigner que le chantre divin qui sauva leurs noms de l'oubli n'a pas immortalisé des exploits imaginaires. Donnez à ses fictions une base aussi durable que ses vers. Prouvez par vos recherches que le premier des poëtes est aussi le premier des historiens; que, vrai dans ses sentiments, il est vrai dans ses récits; qu'il a pu agrandir ses héros, qu'il ne les a point créés; décorer le théâtre de leur gloire, qu'il ne l'a point construit. Dans vos peintures, rendez vivantes et succède à ce premier transport; après avoir pris ❘ parlantes ces grandes figures des temps reculés. une si grande opinion de la puissance de l'homme, quand on vient à méditer l'objet de son emploi, on ne jette plus qu'un œil de regret sur son ouvrage; on s'afflige de penser que, pour construire un vain tombeau, il a fallu tourmenter vingt ans une nation entière; on gémit sur la foule d'injustices et de vexations qu'ont dû coûter les corvées onéreuses et du transport, et de la coupe, et de l'entassement de tant de matériaux. On s'indigne contre l'extravagance des despotes qui ont commandé ces barbares ouvrages; ce sentiment revient plus d'une fois en parcourant les monuments de l'Égypte : ceslabyrinthes, ces temples, ces pyramides, dans leur massive structure, attestent bien moins le génie d'un peuple opulent et ami des arts, que la servitude, d'une nation tourmentée par le caprice de ses maîtres. Alors on pardonne à l'avarice qui, violant leurs tombeaux, a frustré leur espoir: on accorde moins de pitié à ces ruines; et, tandis que l'amateur des arts s'indigne, dans Alexandrie, de voir scier les colonnes des palais pour en faire des meules de moulin, le Ne vois-je pas à votre tête l'homme inspiré qui peut opérer ce prodige? Delille, autre Amphion, marche à côté de Choiseul. Aux premiers accents de sa lyre, cette Grèce ensevelie sous ses ruines va se relever; ce grand corps sans vie va se ranimer, comme, au souffle de la parole d'un prophète, vous voyez, dans un admirable emblème, se réveiller et se dresser le squelette du genre humain 2. Sous leurs évocations puissantes, les sites désenchantés retrouvent leur fraîcheur et leur éclat. Les monts, les rochers, les antres verts, vont revoir leurs demi-dieux; les palais, les gymnases, vont sortir de leurs décombres; le précieux marbre de Paros, qui pave aujourd'hui la demeure d'un pacha stupide, va être rendu aux parvis des temples que les prêtres de Minerve, de Diane, de Bacchus, d'Apollon, fouleront encore 4 M. de Choiseul-Gouffier. 2 Prophétie d'Ezechiel, ch. 37, tableau de la résurrection des morts. |