5 glorieux de la vie de ce prince, et du triste regret de sa mort. On crie, on pleure: M. d'Hamilton fait cesser ce bruit, et ôter le petit d'Elbeuf qui s'était jeté sur ce corps, qui ne voulait pas le quitter, et Que de soupirs alors, que de plaintes, que de Jouanges retentissent dans les villes, dans la | qui se pâmait de crier. On couvre le corps d'un campagne! L'un, voyant croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l'espérance de sa récolte; l'autre, qui jouit encore en repos de l'héritage qu'il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l'a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre: ici, l'on offre le sacrifice adorable de J.-C. pour l'âme de celui quia sacrifié sa vie et son sang pour le bien public; là, on lui dresse une pompe funèbre, où l'on s'attendait de lui dresser un triomphe: chacun choisit l'endroit qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie; tous entreprennent son éloge; et chacun, s'interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent, et tremble pour l'avenir. Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur, et la perte d'un homme seul est une calamité publique. FLÉCHIER. Oraisons funèbres. MÊME SUJET. Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé: et, comme il y avait bien des gens avec lut, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulaitaller, et dit au petit d'Elbeuf: • Mon neveu, demeurez là; vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez recon◄ naître. » M. Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il allait, lui dit: Monsieur, venez • par ici, on tirera du côté où vous allez. • Monsieur, lui dit-il, vous avez raison: je ne manteau, on le porte dans une haie, on le garde à petit bruit. Un carrosse vient, on l'emporte dans sa tente: ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye, et beaucoup d'autres, pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu'on avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil : tous les officiers avaient pourtant des écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts; ils ne battaient qu'un coup, les piques traînantes et les mousquets renversés; mais ces cris de toute une armée ne peuvent pas se représenter sans que l'on en soit ému. Ses deux neveux étaient à cette pompe dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye, tout blessé, s'y fit porter; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier de Grignan était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, ç'a encore été une désolation, et partout où il a passé on n'entendait que des clameurs. Mais à Langres ils se sont surpassés; ils allèrent audevant de lui en habits de deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie. Il y eut un service solennel dans la ville; en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille franes, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques natu • veux point du tout être tué aujourd'hui; cela | relles d'une affection fondée sur un mérite ⚫ sera le mieux du monde. Il eut à peine tourné son cheval, qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit: Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens ⚫ de faire placer là. M. de Turenne revint, et dans l'instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassés du même coup qui emporta le bras et la main qui tenait le chapeau de SaintHilaire. Ce gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporte où il avait laissé le petit d'Elbeuf; il était penché le nez sur l'arçon. Dans ce moment le cheval s'arrête, le héros tombe entre les bras'de ses gens; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais. Songez qu'il était mort, et qu'il avait une partie du cœur emportée. 1 27 juillet 1675. Turenne, né en 1611, avait été nommé Qmaréchal de France le 17 novembre 1643, première année du règne de Louis XIV. (N. E.) extraordinaire? Il arriva à Saint-Denis ce soir; tous ses gens l'allèrent reprendre à deux lieues d'ici. Il sera dans une chapelle en dépôt; on lui fera un service à Saint-Denis, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel... Ne croyez point que son souvenir soit déjà fini dans ce pays-ci: ce fleuve qui entraîne tout n'entraîne pas sitôt une telle mémoire; elle est consacrée à l'immortalité. J'étais l'autre jour chez M. de La Rochefoucault, avec madame de Lavardin, madame de La Fayette, et M. de Marsillac. M. le prince y vint; la conversation dura deux heures sur les diverses qualités de ce véritable héros; tous les yeux étaient baignés de larmes, et vous ne sauriez croire combien la douleur de sa perte est profondément gravée dans les cœurs. Nous remarquions une chose, c'est que ce n'est pas depuis sa mort que l'on admire la grandeur de son cœur, l'étendue de ses lumières et l'élévation de son âme; tout le monde en était plein pendant sa vie, et vous pouvez penser ce qu'y ajoute sa perte. Pour son | jam amiseram quam tenebam, Je serrais ies pras, que les malheurs qui se déveľoppent par degrés. Il semble que la douleur s'use dans les détails. D'ailleurs, les hommes ordinaires n'ont point de trône à perdre; mais leur intérêt ajoute à la pitié, quand un exemple frappant les avertit que leur vie n'est rien. On dirait qu'ils apprennent cette vérité pour la première fois; car tout ce qu'on sent fortement est une espèce de découverte pour l'âme. âme, c'est encore un miracle qui vient de l'estime parfaite qu'on avait pour lui; il n'est pas tombé dans la tête d'aucun dévot qu'elle ne fût pas en bon état; on ne saurait comprendre que le mal et le péché pussent entrer dans son cœur ; sa conversion, si sincère, nous a paru comme un baptême; chacun conte l'innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, son humilité éloignée de toute sorte d'affectation, la solide gloire dont il était plein, sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour elle-même, sans se soucier de l'approbation des hommes, une charité généreuse et ehrétienne. Mime DE SÉVIGNÉ. Lellres. MORT DE HENRIETTE D'ANGLETERRE. Considérez ces grandes puissances que nous regardons de si bas: pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe, pour nous avertir. Leur élévation en est la cause, et il les épargne si peu qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. Chrétiens! ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction: il n'y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant; mais, s'il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. O nuit désastreuse! ô nuit effroyable! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: Madame se meurt! Madame est morte! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille? Au premier bruit d'un mal si étrange, on accourut à SaintCloud de toutes parts: on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse; partout on entend des cris; partout on voit la douleur et le désespoir, et l'image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré; et il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du prophète 1: Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et d'étonnement. › Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain; en vain Monsieur, en vain le roi même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements. Alors ils pouvaient dire l'un et l'autre, avec saint Ambroise : Stringebam brachia, sed 1 Rex lugebit, et princeps induetur mærore, et manus populi terræ conturbabuntur. EZECH., c. 7, v. 27. mais j'avais déjà perdu ce que je tenais. La princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante nous l'enlevait entre ces royales mains. Quoi donc! elle devait périr sitôt! Dans la plupart des des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup; Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs; le matin elle fleurissait, avec quelles grâces! vous le savez: le soir nous la vîmes séchée; et ces fortes expressions par lesquelles l'Écriture sainte exagère l'inconstance des choses humaines devaient être pour cette princesse si précises et si littérales!... La voilà, malgré son grand cœur, cette princesse si admirable et si chérie! la voilà telle que la mort nous l'a faite! encore ce reste tel quel va-t-il disparaître; cette ombre de gloire va s'évanouir, et nous l'allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir sous la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job, avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places! Mais ici notre imagination nous abuse encore; la mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure: notre chair change bientôt de nature, notre corps prend un autre nom; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu'il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps; il devient un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue : tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ces malheureux restes! BOSSUET. Oraisons funèbres. MODÈLE D'EXERCICE. L'éloge funèbre de Henriette d'Angleterre ne présente ni de si grands intérêts, ni un tableau si vaste. C'est un pathétique plus doux, mais qui n'en est pas moins touchant. Peut-être même que le sort d'une jeune princesse, fille, sœur, et belle-sœur de rois, jouissant de tous les avantages de la grandeur et de tous ceux de la beauté, morte en quelques heures, à l'âge de vingt-six ans, par un accident affreux, et avec toutes les marques d'un empoisonnement, devait faire sur les âmes une impression encore plus vive que la chute d'un trône et la révolution d'un État. On sait que les malheurs imprévus nous frappent plus On ne peut douter que Bossuet, en composant cet éloge funèbre, ne fût profondément affecté, tant il parle avec éloquence et de la misère et de la faiblesse de l'homme! Comme il s'indigne de prononcer encore les mots de grandeur et de gloire! Il peint la terre sous l'image d'un débris vaste et universel; il fait voir l'homme cherchant toujours à s'élever, et la puissance divine poussant l'orgueil de l'homme jusqu'au néant, et, pour égaler à jamais les conditions, ne faisant de tous qu'une même cendre: cependant Bossuet, à tra ce qu'on dit: je ne l'ai point vue; mais voici ce que je sais; Mademoiselle de Vertus était retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours. On est allé la querir avec M. Arnaud, pour dire cette terrible nouvelle. Mademoiselle de Vertus n'avait qu'à se montrer. Ce retour si précipité marquait bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu'elle parut: Ah! mademoiselle, comment se porte monsieur mon frère? Sa pensée n'osa aller plus loin: Madame, il se porte bien de sa blessure. Et mon fils? On ne lui répondit rien. Ah! mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort sur-le-champ? N'a-t-il pas eu un seul moment? Ah! mon Dieu, quel sacrifice! Et làdessus elle tombe sur son lit. Tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes vers ces idées générales, revient toujours à la ❘ amères, et par des élans vers le ciel, et par princesse; et tous ses retours sont des cris de douleur. On n'a point encore oublié, au bout de cent ans, l'impression terrible qu'il fit, lorsqu'après un morceau plus calme, il s'écria tout à coup: O nuit désastreuse! o nuit effroyable! où retentit, comme un éclat de tonnerre, cette • étonnante nouvelle: Madame se meurt! Ma◄ dame est morte! Et quelques moments après, ayant parlé de la grandeur d'âme de cette princesse, tout à coup il s'arrête, et, montrant la tombe où elle était enfermée : La voilà, mal‹ gré son grand cœur, cette princesse si admirée ⚫ et si chérie! la voilà telle que la mort nous l'a < faite, etc... Puis tout à coup il craint d'en avoir trop dit. Il remarque que la mort ne nous laisse pas même occuper une place, et que l'espace n'est occupé que par les tombeaux. Il suit les débris de l'homme jusque dans sa tombe. Là, il fait voir une nouvelle destruction au delà de la destruction: l'homme, dans cet état, devient un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue: tant il est vrai, s'écrie l'orateur, que ⚫ tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres ⚫ par lesquels on exprimait ses malheureux ◄ restes! Il est difficile, je crois, d'avoir une éloquence et plus forte, et plus abandonnée, et qui, avec je ne sais quelle familiarité noble, mêle autant de grandeur. THOMAS. Essai sur les Éloges. DOULEUR DE MT DE LONGUEVILLE EN APPRENANT LA MORT des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens; elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut; elle n'a aucun repos. Je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte. Mme DE SÉVIGNÉ. Lettres. BATAILLE DE ROCROI. A la nuit qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, le duc d'Enghien reposa le dernier; mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d'un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel; et on sait que le lendemain, à l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre 1. Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire ou à la mort? Aussitôt qu'il eut porté de rang en rang l'ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demivaincus, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de toutle reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants: trois fois il fut repoussé par Madame de Longueville fait fendre le cœur, à le valeureux comte de Fontaines, qu'on voyait • Parménion réveilla de même Alexandre le matin du jour de la bataille d'Arbelles. Parmenio intral tabernaculum, sæpiusque nomine compellatum, quum voce non posset, tactu excitavit. Q. Curce, livre 4, ch. 13. (Ν.Ε.) porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu'une âme guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime; mais enfin il faut céder. C'est en vain qu'à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraiche, Beek précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés; le prince l'a prévenu, les bataillons enfoncés demandent quartier; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d'Enghien que le combat. Pendant qu'avec un air assuré il s'avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque; leur effroyable décharge met les nôtres en furie. On ne voit plus que carnage; le sang enivre le soldat, jusqu'à ce que ce grand prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l'étonnement de ces vieilles troupes, et de leurs braves officiers, lorsqu'ils virent qu'il n'y avait plus de salut pour eux que dans les bras du vainqueur! De quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces! Qu'il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines! Mais il se trouva par terre, parmi ces milliers de morts dont l'Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroi, en devait achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d'autres. Le prince fléchit le genou; et, dans le champ de bataille, il rend au Dieu des armées la gloire qu'il lui envoyait. Là, on célébra Rocroi délivré, les menaces d'un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage. BOSSUET, Oraisons funèbres. COMBAT NAVAL DE DUGUAY-TROUIN, Duguay-Trouin s'avance, la victoire le suit. La ruse et l'audace, l'impétuosité de l'attaque et l'habileté de la manœuvre, l'ont rendu maître du vaisseau commandant. Cependant, l'on combat de tous côtés; sur une vaste étendue de mer règne le carnage. On se mêle: les proues heurtent contre les proues; les manœuvres sont entrelacées dans les manœuvres; les foudres se choquent et retentissent. Duguay-Trouin observe d'un œil tranquille la face du combat, pour porter des secours, réparer des défaites, ou achever des victoires. Il aperçoit un vaisseau armé de cent canons défendu par une armée entière. C'est là qu'il porte ses coups; il préfère à un triomphe facile l'honneur d'un combat dangereux. Deux fois il ose l'aborder, deux fois l'incendie qui s'allume dans le vaisseau ennemi l'oblige de s'écarter. Le Devonshire, semblable à un volcan allumé, tandis qu'il est consumé au dedans, vomit au dehors des feux encore plus terribles. Les Anglais, d'une main lancent des flammes, de l'autre tâchent d'éteindre celles qui les environnent. Duguay-Trouin n'eût désiré les vaincre que pour les sauver. Ce fut un terrible spectacle pour un cœur tel que le sien, de voir ce vaisseau immense brûlé en pleme mer, la lueur de l'embrasement réfléchie au loin sur les flots, tant d'infortunés errants en furieux, ou palpitants immobiles au milieu des flammes, s'embrassant les uns les autres, ou se déchirant eux-mêmes, levant vers le ciel des bras consumés, ou précipitant leurs corps fumants dans la mer; d'entendre le bruit de l'incendie, les hurlements des mourants, les vœux de la religion mêlés aux cris du désespoir et aux imprécations de la rage, jusqu'au moment terrible où le vaisseau s'enfonce, l'abime se referme, et tout disparaît. Puisse le génie de l'humanité mettre souvent de pareils tableaux devant les yeux des rois qui ordonnent les guerres! Cependant Duguay-Trouin poursuit la flotte épouvantée. Tout fuit, tout se disperse. La mer est couverte de débris; nos ports se remplissent de dépouilles; et tel fut l'événement de ce combat, qu'aucun des vaisseaux qui portaient du secours ne passa chez les ennemis. Les fruits de la bataille d'Almanza furent assurés; l'archiduc vit échouer ses espérances, et Philippe V put se flatter que son trône serait un jour affermi. THOMAS. Eloge de Duguay-Trouin. INCENDIE DE LA FLOTTE TURQUE A TCHESMÉ. Les vaisseaux turcs, en suivant la côté, rencontrèrent le petit golfe de Tchesmé, et y entrèrent comme dans un asile. L'armée russe jeta l'ancre à la même place que l'armée turque venait d'abandonner; et, apercevant les vaisseaux ennemis amoncelés dans une baie étroite, et dont l'entrée se trouvait encore resserrée par un rocher qui s'élevait au milieu des eaux, on conçut l'espérance d'y incendier toute cette flotte. Quatre vaisseaux russes furent aussitôt détachés pour fermer la sortie de cette baie. Mais les courants firent tomber ces quatre vaisseaux sous le vent, sans que de tout le jour aucune manœuvre pût les rapprocher. Chacune des deux escadres demeurait ainsi dans un extrême péril: l'une, malgré sa force, amoncelée entre des rochers, où il était facile de la détruire; l'autre, malgré sa faiblesse, séparée -en deux divisions, hors de portée de se secourir mutuellement. Hassan, qui s'était fait porter au lieu du danger, représenta au capitan-pacha combien la flotte ottomane était exposée dans cette anse. Mais celui-ci, de plus en plus attaché à sa résolution de ne point combattre, se croyait sous la protection de la petite forteresse de Tchesmé et des batteries qu'il faisait établir sur les côtes. Il défendit à tout vaisseau de prendre le large, et envoya par terre aux Dardanelles, pour en faire venir quelques vaisseaux. Il employa toute la journée suivante à établir des batteries sur le rivage. Une fut placée sur le rocher qui rétrécissait l'entrée du golfe. Quatre vaisseaux, placés en travers dans l'intérieur du golfe, couvraient toute la flotte et défendaient le passage. Mais pendant cette même journée l'escadre russe, parvenue à se réunir, préparait des brûlots pour une expédition plus terrible qu'un combat. Au milieu de la nuit ces brûlots s'avancent, soutenus par trois vaisseaux de ligne, une frégate et une bombarde. Un de ces vaisseaux, monté par Gregg, arriva le premier à l'entrée du port, et y resta longtemps exposé au feu de la batterie et des quatre vaisseaux ennemis, faisant de son côté un feu terrible et continuel, avec des grenades, des boulets rouges, des carcasses, des fusées, de la mitraille. Les deux autres vaisseaux arrivèrent enfin à la même portée, et commencèrent un feu semblable, tandis que la bombarde, placée à leur tête, envoyait au loin ses bombes dans l'intérieur du golfe. Pendant ce temps, les deux brûlots approchent, conduits l'un et l'autre par des officiers anglais. L'un, dont le commandant ne put bien faire comprendre ses ordres par les Esclavons et les Grecs, qui formaient son équipage, prit feu trop tôt et brûla inutilement; l'autre s'en éloigna et gagna le centre del'ennemi. Le crampon s'accrocha à quelques grillages d'un des plus gros vaisseaux turcs. Cinq minutes après, le vaisseau turc fut enflammé, et le feu gagna aussitôt les trois autres vaisseaux qui fermaient l'entrée du port. Les vaisseaux russes, auxquels on avait envoyé toutes les chaloupes, se retirèrent pour n'être pas exposés quand les vaisseaux ennemis sauteraient en l'air. ne paraissait qu'un immense golfe de feu. De lamentables cris sortaient de cette mer enflammée. La plus grande partie des équipages turcsétait descendue à terre dans la journée précédente. Ce qui restait dans les navires se précipite dans la mer et cherche à fuir au rivage. Mais les canons de ces vaisseaux étant chargés, à mesure que la flamme les échauffait, les batteries faisaient feu et foudroyaient la côte. Quand l'embrasement eut gagné les soutes à poudre, d'affreux éclats retentissaient du sein de cet horrible incendie, et dispersaient au loin des débris, des corps expirants, des troncs mutilés. Les habitants de Scio accourus au rivage, et tremblants de voir leur ville pillée par les vainqueurs, voyaient distinctement à la lucur de l'incendie, et sur toute la surface de la mer, différentes scènes de cette horrible catastrophe; les eaux couvertes de malheureux nageant à travers les débris enflammés; la forteresse de Tchesmé, la ville et une mosquée bâties en amphithéâtre sur une colline, abîmées de fond en comble, et tous les habitants de cette côte fuyant sur les hauteurs éloignées. On entendait mugir dans l'enfoncement des terres les montagnes et les rochers. Au moment de cette destruction, il y eut un si horrible fracas, que Smyrne, distant de dix lieues, sentit la terre trembler. Athènes, à plus de cinquante licues d'une mer coupée d'iles, prétend en avoir entendu le bruit. Les vaisseaux russes, quoique assez éloignés, étaient agités comme par les secousses d'une violente tempête. Cet affreux spectacle dura depuis une heure après-midi, jusqu'à six heures du matin. RULHIÈRE. Histoire de Pologne, liv. xi. MALDONATA, OU LA LIONNE RECONNAISSANTE. Les Espagnols avaient fondé Buénos-Ayres en 1535. La nouvelle colonie manqua bientôt de vivres: tous ceux qui se permettaient d'en aller chercher étaient massacrés par les sauvages, et l'on se vit réduit à défendre, sous peine de la vie, de sortir de l'enceinte du nouvel établissement. Une femme, à qui la faim sans doute avait donné le courage de braver la mort, trompa la vigilance des gardes qu'on avait établis autour de la colonie pour la garantir des dangers où elle se trouvait par la famine. Maldonata (c'était le nom de la transfuge), après avoir erré quelque temps dans des routes inconnues et désertes, entra dans une caverne pour s'y reposer de ses fatigues. Quelle fut sa terreur d'y rencontrer une lionne, et sa surprise quand elle vit cette bête formidable s'approcher d'elle d'un air à demi tremblant. L'escadre turque était si resserrée, que les vaisseaux se touchaient presque les uns lesautres. En peu d'instants, les flammes, poussées par le vent, s'élevèrent, s'étendirent, et offrirent aux yeux des Russes le spectacle de la flotte ennemie embrasée tout entière. Le golfe de Tchesmé | la caresser et lui lécher les mains avec des cris de |