POÉSIE ÉPIQUE, LYRIQUE, DIDACTIQUE, FUGITIVE, ETC. Pendant les premières années du xvme siècle, la poésie proprement dite conserva religieusement l'esprit de l'àge qui venait de finir. Ceux qui s'y distinguèrent avaient vécu avec les illustres contemporains de Louis XIV. Ils appartiennent au xvne siècle par leurs habitudes de style comme par leurs opinions. vrage est l'ode sur la mort de son maître. Voltaire même lui a rendu justice. Les deux écrivains que nous venons de nommer se sont exercés aussi dans l'ode politique mais là ils ont été surpassés par Lebrun. Celui-ci était plus vraiment poëte que l'un et l'autre. On peut lui reprocher une surabondance, pour ainsi dire, de nerfs et de muscles, qui lui donne quelque chose de roide; mais souvent, dans son élévation, il s'élance jusqu'au sublime, et s'y maintient longtemps. Les grands mots de liberté, de patriotisme, de fierté républicaine, retentissent avec énergie au milieu de ses rimes et de ses métaphores éblouissantes; on sent que la fougue dithyrambique est en lui et qu'il ne s'enthou Louis Racine avait hérité du nom et non pas du génie du grand Racine, mais s'il manque de cette verve, de cette imagination, de cette profonde sensibilité qui est l'àme de la poésie, sa versification est toujours élégante et travaillée. Le poëme de la Grace est froid; saint Augustin seul | siasme pas à froid. La belle ode sur le naufrage par ses Bouquets à Chloris que par son poëme de la Religion vengée; enfin les deux premiers élégiaques de cette époque, Bertin, qui se rapprocha de Properce, et Parny, qui égala Tibulle, Parny d'une sensualité si tendre et si gracieuse dans ses Amours à Eléonore, et toujours poëte, même dans les coupables écarts où s'égara son imagination ardente et sa licencieuse incrédulité. ou Jean Gerson pouvaient animer un tel, sujet; celui de la Religion et quelques-unes des Epitres sont l'œuvre d'un homme de conscience et de talent. Les remarques de Racine fils sur le théâtre de son père, sans avoir une grande portée, sont pleines de sagesse et de goût. J.-B. Rousseau n'avait pas la conscience de Racine; les chansons ordurières qu'il appelait les Gloria Patri de ses psaumes, les odieux couplets dont on le supposa coupable et qui furent la première cause de son bannissement, suffisent pour le prouver; mais son talent poétique n'en est pas moins incontestable; sans doute le nom de grand qu'on lui donna nous semble une dérision, mais s'il a été exalté dans son siècle par delà ses mérites, peut-être a-t-il été beaucoup trop déprécié dans le nôtre. En avouant que le style de ses Allégories est aussi dur et aussi inintelligible que le sujet en est froid et ridicule, on doit reconnaître aussi qu'il excella dans l'épigramme, et que ses Odes et ses Cantates, sans le mettre au rang de Pindare, et encore moins d'Horace, ont de l'élévation, de la pompe, une harmonie savante et soutenue. Il ne possédait ni cette puissance d'émotion, ni cet intime enthousiasme qui caractérisent le poëte lyrique, sa richesse est dans la rime et l'expression bien plus que dans la pensée; mais, élève de Malherbe, il le surpassa dans la partie même où celui-ci avait été éminent. Depuis Rousseau, on a fait mieux que lui dans l'ode sacrée et profane; il avait mieux fait lui-même que tout ce qui existait déjà, et le cantique d'Ezechiel, l'Ode au comte du Luc, la Cantate de Circé, honoreront toujours la poésie française. Le Franc de Pompignan est un poëte de l'école de Rousseau. On ne parle plus de sa tragédie de Didon, imitation assez supportable d'un divin modèle. Ses Odes sacrées, en dépit du mot cruel de Voltaire et de leur emphase prosaïque, ont en quelques endroits de l'éclat et une certaine magnificence de versification; son meilleur ou victorieux du Vengeur est le chef-d'œuvre du genre. Dans l'épigramme, il égala Rousseau. L'ode est du petit nombre des compositions littéraires que Voltaire essaya sans succès. Il n'en fut pas de même de l'épopée et de la poésie fugitive. Quoique le génie et le caractère de Voltaire ne fussent pas plus épiques que son siècle, quoique le merveilleux qu'il adopta ne soit pas exempt de la froideur inhérente à l'allégorie, la Henriade, quelques critiques qu'elle ait méritées, est cependant la seule épopée dont la France puisse se glorifier. Ce qu'il y faut louer surtout, c'est la beauté et la variété des descriptions et l'élégance soutenue du style narratif. La Pétréide de Thomas ne peut supporter la comparaison. Pourquoi Voltaire a-t-il prostitué ce beau ralent descriptif, en outrageant, dans une épopée héroï-comique supérieure au Lutrin comme à la Henriade, ce nom de Jeanne d'Arc, un des plus touchants et des plus nobles que l'histoire de la patrie pût offrir au génie du poëte! Pourquoi y a-t-il mêlé les couleurs repoussantes de la débauche aux images les plus gracieusement voluptueuses! Au moins, ses poésies légères sont irréprochables sous tous les rapports. La langue française, si féconde en ce genre, n'a rien qui les égale; et Voltaire, en nous peignant, dans une foule de vers animés par l'esprit le plus délicat, ses impressions personnelles et la succession mobile d'opinions où flotta sa longue vie, est resté le plus parfait modèle de la poésie fugitive. Son siècle produisit au reste beaucoup d'autres poëtes remarquables en ce genre. Parmi eux se distinguèrent Gresset, qui sut manier avec tant de bonheur le vers de dix syllabes, et dont la charmante allégorie de Vert-Vert est un chet d'œuvre de grâce, de finesse, et de gaieté décente; Pezay; le chevalier de Boufflers, si naturellement spirituel; le cardinal de Bernis, plus ma niéré, et qui pourtant réussit mieux, et commo poëte et comme aspirant aux dignités de l'Église, presque à l'abri de la contagion. L'un, suave, gracieux, plein de goût, s'était fait connaître par le poëme de Narcisse dans l'île de Vénus, et travaillait encore à son excellent livre du Genie de Virgile, quand la faim le mit au tombeau. L'autre, âpre, vigoureux, incorrect, avait écrit deux Satires qui promettaient un Juvénal à la France, quand il expira de misère sur un lit d'hôpital. Sans nous arrêter à Colardeau, assez heureux traducteur de la poésie de Pope et de la prose de Montesquieu, parlons du premier poëte didactique de cet age et du nôtre, de Delille. Une école nouvelle, justement fatiguée de l'intolérable abus que faisaient les imitateurs de Delille du genre, descriptif mis à la mode par son talent, et voulant ramener la poésie française au naturel et à la naïveté d'expression et de formes qu'elle semblait avoir oubliés, critiqua avec une excessive sévérité la facilité verbeuse, l'éternelle allégorie mythologique, la froideur, la monotonie, le vague de l'épithète, l'horreur du mot propre qu'on pouvait reprocher à Delille. Mais elle ne rendit pas assez justice à cette universelle flexibilité de talent, à cet art de féconder les sujets les plus ingrats, à cette richesse d'images, à cette correction toujours élégante, qui font de Delille un poëte réellement digne de ce nom. La traduction de l'Enéide et du Paradis perdu est bien inférieure au texte original, mais celle des Géorgiques est la meilleure traduction en vers que possède notre langue; Delille y est non-seulement pur et brillant, il est aussi éminemment fidèle, Le xıx siècle, dont le tiers est déjà écoulé, n'apdans la véritable acception du mot, c'est-à-dire ❘ partient pas encore à l'histoire, et, par conséquent, Un rang bien plus éminent entre les poëtes français était réservé à André Chénier, enlevé comme eux à la fleur de l'âge, mais par la hache révolutionnaire. Doué de la plus poétique orga❘nisation et d'un sentiment exquis des plus secrètes beautés de l'art, né sous le ciel de la Grèce, il raviva cette antique mythologie que le xviie siècle avait flétrie et énervée, il se créa un vers tout nouveau; dans ses Elégies, il épancha avec amour les intimes affections de sa vie d'homme et de poëte. Mais quand il vit la France déchirée par une démagogie délirante, alors l'agneau devint un lion terrible, et ce počte si voluptueux sut, dans ses Iambes, fouetter aussi d'un vers sanglant les bourreaux barbouilleurs de lois qui dévoraient sa patrie. André Chénier est, de tous les écrivains du xvme siècle, celui qui offre le plus de rapports avec les écrivains actuels. Placé sur les limites d'un âge qui finissait, il semble en détourner la vue, pour diriger ses regards vers l'âge qui s'approche, et lui tendre la main. ne peut faire partie de ce résumé. Il s'était annoncé sous un jour aussi brillant qu'aucun de ceux qui l'avaient précédé. Mme de Staël et Chateaubriand avaient marqué leur place parmi les premiers prosateurs français; Ducis, Chénier, Legouvé, Lemercier Andrieux, Picard, continuaient à enrichir la scène; Étienne, Duval, Arnault, Raynouard marchaient sur leurs pas; la fécondité de Delille n'était pas épuisée, Esménard et Fontanes lui promettaient des successeurs; plus savants que les Buffon et les d'Alembert, Lacépède, La Place, Thénard, Cuvier mettaient dans leur style presque autant d'élégance et de pompe; Garat, de Gérando, de qu'il reproduit complétement non pas les termes et les constructions, mais le sens et l'esprit de son auteur. Et qui n'applaudirait aux narrations pleines d'intérêt et de pathétique, à la magnificence des tableaux, quelquefois à l'énergie et même à la naïve simplicité de sentiment qui embellissent une grande partie des poëmes de la Pitié, de l'Homme des champs, des Jardins, des Trois règnes de la nature, de l' Imagination, etc.? Le genre descriptif, auquel Delille avait consacré sa plume, était alors cultivé avec non moins d'ardeur en Angleterre. C'est à l'imitation de Thompson que Saint-Lambert, homme juste et bon, philosophe sincère et bien intentionné, ❘ Bonald, de Maistre, La Romiguière, cultivaient avait écrit son poëme élégant des Saisons, que toute sa philanthropie ne put réchauffer. Après lui, Lemierre, Rosset, Roucher, et beaucoup d'autres entrèrent dans la même route. On vit paraître les Fastes, l'Agriculture, les Mois, etc., poëmes qui ne sont pas dépourvus de tout mérite, mais que leur ennuyeuse monotonie a fait proscrire sans pitié. Deux jeunes gens, de génie opposé, d'infortune pareille, Malfilâtre et Gilbert, étaient restés avec éclat, dans des routes diverses, le vaste champ de la philosophie. Quand le bruit des armes s'apaisa et qu'une long paix sembla promise à l'Europe, pour la consoler de vingt années de guerre, alors une nouvelle ardeur s'empara des esprits; on se précipita, avec un enthousiasme inouï, dans toutes les routes de l'intelligence; jamais plus de questions philosophiques, pol tiques, historiques, littéraires, n'avaient été soulevées et agitées. Thierry, de Barante, Thiers, Luizot, portèrent dans l'histoire une lumière nouvelle, et la présentèrent sous des faces jusqu'alors inaperçues; tandis que Royer-Collard et Cousin cherchaient à concilier, dans leur éclectisme, les doctrines philosophiques de l'Écosse et de l'Allemagne, Lamennais, dans un style digne de Bossuet, ranimait le catholicisme mourant ; Delavigne, Lamartine, Béranger, créaient une poésie lyrique inconnue; la prose de Courier, de Ballanche, de Nodier, rivalisait avec la poésie; le général Foy et d'autres défenseurs des libertés constitutionnelles rappelaient l'éloquence des premières assemblées délibératives, et la critique de Villemain et des rédacteurs du Globe éclipsait celle de Marmontel et de La Harpe. Il faut l'avouer cependant, tant d'espérances qui promettaient au xixe siècle une pensée vaste et unique, capable de l'animer et de le diriger tout entier avec autant d'ensemble que d'énergie, n'ont pas encore été réalisées. Notre âge est resté jusqu'à présent une époque critique semblable à celles qui suivirent en Grèce l'âge de Périclès, à Rome l'age d'Auguste, et qui, en France, préparèrent l'âge de Louis XIV. Mais elle ne voit encore rien à édifier. Elle entre dans toutes les routes, elle essaye tous les chemins, elle les prend et les quitte tour à tour. Les arts, qui demandent un but plus vivement encore que la littérature, se tourmentent en vain du sentiment de leur nullité. Au milieu du chaos, les uns cherchent à remonter le courant à force de rames, ils se rattachent avec une ardeur désespérée à une foi qui meurt, à des croyances qui s'éteignent dans la plupart des cœurs; mais, par une singulière bizarrerie, plusieurs d'entre eux, tout en s'appuyant sur l'autorité en religion, réclament la plus extrême liberté en politique. Les autres poursuivent l'œuvre, achevée peut-être, du siècle passé; ils veulent l'indépendance en toutes choses, en religion comme en politique; la patrie et la liberté, voilà encore leur idole et la Muse qui les inspire; leur style, comme leur pensée, moins brillant, moins original que celui de leurs adversaires, est plus correct, plus classique, plus positif, en quelque sorte. Enfin il en est qui flottent continuellement dans un vague insaisissable, qui, blasés sur tout ce qui existe, ne pouvant se rattacher à aucun des liens sociaux, parce Pour ceux qui étudient même superficiellement | que l'analyse les a tous dépouillés de leur do la littérature française, il est aisé de s'apercevoir qu'elle obéit, dès le principe, aux influences indiquées au commencement de cet essai; mais que, sans oublier jamais ce bon sens national, toujours éminent depuis le Roman de la Rose jusqu'à Voltaire, chaque siècle eut un caractère qui lui fut propre. Le xve paraît généralement éruditet jovial; le xvie théologien et novateur; le xvne religieux et monarchique; le xvm philosophe et révolutionnaire. Mais quant à la littérature française, actuelle, surtout depuis les événements de juillet 1830, elle ne ressemble complétement à aucune de ces époques, et il est bien difficile d'établir nettement le caractère spécial qui la distinguera. Nulle pensée homogène ne l'inspire; elle n'appelle d'une manière absolue ni le maintien quand même, comme le xvn siècle, ni la destruction, comme le xvn. Elle s'ignore elle-même. Quelque chose aui dit qu'il y a déjà assez de ruines, trop peutêtre, rure et de leurs illusions, se concentrent dans leur individualisme, s'abandonnent à tous les rêves de leur pensée vagabonde, se créent des monstres et se plaisent à décrire minutieusement leurs actions ou leurs jeux. Toutes les misères sociales, toutes les folies, toutes les imaginations romanesques, grotesques, burlesques, se donnent rendez-vous dans leurs livres. Les héros de leurs romans et de leurs drames sont des galériens, des insensés, des mendiants, des bourreaux, d'atroces scélérats, l'horreur et la honte de l'humanité; le lieu de leurs scènes, les bagnes, les cachots, les places des exécutions ! Espérons que l'ordre sortira enfin de ce pénible désordre, qu'un réveil heureux et brillant terminera ce cauchemar littéraire, qu'il apparaîtra quelque sublime Démogorgon, à la pensée généreuse et féconde, pour harmoniser tant d'éléments opposés. Mais cet espoir sera-t-il exqucé? Sommes-nous à la veille d'un bouleversement universel, ou au premier matin d'un monde nouveau? Quel esprit serait assez pénétrant ou assez hardi pour le décider ? |