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LIVRE DOUZIÈME.

LE courage du chef des Natchez avoit exalté la fureur des Illinois. Ils s'écrioient pleins de rage: "Si nous n'avons pu tirer un mugisse"ment de ce vieux buffle, voici un jeune cerf

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qui nous dédommagera de nos peines." Femmes, enfans, Sachems, tous s'empressent au nouveau sacrifice: le Génie des vengeances sourit aux tourmens et aux larmes qu'il prépare.

Sur une habitation américaine que gouverne un maître humain et généreux, de nombreux esclaves s'empressent à recueillir la cerise du café: les enfans la précipitent dans des bassins d'une eau pure; les jeunes Africaines l'agitent avec un râteau pour détacher la pulpe vermeille du noyau précieux,

ou étendent sur des claies, la récolte opulente. Cependant le maître se promène sous des orangers, promettant des amours et du repos à ses esclaves qui font retentir l'air des chansons de leur pays: ainsi les Illinois s'empressent, sous les regards d'Athaënsic, à recueillir une nouvelle moisson de douleurs. En peu de temps l'ouvrage se consomme, et le frère d'Amélie, dépouillé par les sacrificateurs, est attaché au pilier du sacrifice.

Au moment où le flambeau abaissoit sa chevelure de feu pour la répandre sur les écorces, des tourbillons de fumée s'élèvent des cabanes voisines: parmi des clameurs confuses on entend retentir le Cri des Natchez; un parti de cette nation portoit la flamme chez les Illinois. L'épouvante et la confusion se met dans la foule assemblée autour du frère d'Amélie : les jongleurs prennent la fuite; les femmes et les enfans les suivent; on se disperse sans écouter la voix des chefs, sans se réunir pour se défendre. Dans la terreur dont les esprits sont frappés,

la petite troupe des Natchez pénètre jusqu'au lieu du sang. Un jeune chef, la hache à la main, devance ses compagnons. Qui déjà ne l'a nommé ? C'est Outougamiz: Il est au bûcher : il a coupé les liens funestes !

Toutes les paroles de tendresse et de pitié prêtes à s'échapper de son âme, par lui sont étouffées. Rien n'est fait encore: René n'est pas sauvé; un seul instant de retard le peut perdre. Revenus de leur première frayeur, les Illinois se sont aperçus du petit nombre des Natchez; ils se rassemblent avec des cris, et entourent la troupe libératrice. Les efforts de cette troupe lui ouvrent un chemin ; mais que peuvent douze guerriers contre tant d'ennemis ? En vain les Natchez ont placé au milieu d'eux le frère d'Amélie ses blessures le rendent

:

boiteux et pésant; sa main percée d'une flèche ne peut lever la hache, et presque à chaque pas il va mesurer la terre.

Outougamiz charge le frère d'Amélie sur ses épaules; le fardeau sacré semble lui avoir donné des ailes le frère de Céluta

glisse sur la pointe des herbes; on n'entend ni le bruit de ses pas, ni le murmure de son haleine. D'une main il retient son ami, de l'autre il frappe et combat. A mesure qu'il s'avance vers la forêt voisine, ses compagnons tombent un à un à ses côtés : quand il pénétra avec René dans la forêt, il restoit seul.

Déjà la nuit étoit descendue; déjà Outougamiz s'étoit enfoncé dans l'épaisseur des taillis où déposant René parmi de longues herbes, il s'étoit couché près de lui: bientôt il entend des pas. Les Illinois allument des flambeaux qui éclairent les plus sombres détours du bois.

René veut adresser les paroles de sa tendre admiration au jeune Sauvage, mais celuici lui ferme la bouche: il connoissoit l'oreille subtile des Indiens. Il se lève, trouve avec joie que le frère d'Amélie a repris quelque force, lui ceint les reins d'une corde, et l'entraîne au bas d'une colline qui domine un marais.

Les deux infortunés cherchent un asile au

fond de ce marais : tantôt ils plongent dans le limon qui bouillonne autour de leur ceinture; tantôt ils montrent à peine la tête audessus des eaux. Ils se fraient une route à travers les herbes aquatiques qui entravent leurs pieds comme des liens, et parviennent ainsi à de hauts cyprès, sur les genoux* desquels ils se reposent.

Des voix errantes s'élèvent autour du marais. Des guerriers se disoient les uns aux autres: "Il s'est échappé." Plusieurs soutenoient qu'un Génie l'avoit délivré. Les jeunes Illinois se faisoient de mutuels reproches, tandis que des Sachems assuroient qu'on retrouveroit le prisonnier, puisqu'on étoit sur ses traces; et ils poussoient des dogues dans les roseaux. Les voix se firent entendre ainsi quelque temps: par degré elles s'eloignèrent et se perdirent enfin dans la profondeur des forêts.

Le souffle refroidi de l'aube engourdit les membres de René; ses plaies étoient déchi

On appelle genoux du cyprès chauve, les grosses racines qui sortent de terre.

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