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« C'est ainsi qu'il a été donné à mon père d'abord, puis à moimême, de constater pendant ce longs laps de temps, grande ævi spatium, combien, à part quelques rares défaillances inévitables, parce qu'elles sont inhérentes à la nature humaine la magistrature française s'est montrée soucieuse, au milieu de nos vicissitudes politiques et des agitations sociales les plus violentes, de se transmettre et de maintenir toujours intactes les traditions de haute et sévère impartialité, d'indépendance vraie qui lui ont mérité, depuis trois quarts de siècle, ce renom si légitime et ce respect universel que l'on essaierait vainement de lui contester aujourd'hui. « Aussi, devenu par le cours des années-comme déjà l'avait été mon père le doyen de notre ordre à Angers, doit-il m'être permis d'adresser à cette grande magistrature un suprême et public hommage, au moment où elle va disparaître par l'application d'une loi dont il m'est interdit, en ce lieu, de rechercher les causes, d'apprécier le caractère, et, plus encore, de pressentir les effets dans l'avenir.

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« En parlant comme je viens de le faire, j'ai voulu simplement apporter ici sans crainte d'être démenti ni désavoué par aucun de mes confrères le témoignage de l'un de ces barreaux de Cour d'appel, dont on a jugé inutile de demander officiellement l'avis préalable.

« Cela se comprend, du reste, car nonobstant les divergences politiques qui existent au barreau comme partout ailleurs, on était sûr d'avance de la réponse unanime qui aurait été faite à cette solennelle consultation, et de son effet irrésistible sur l'opinion publique qui, une fois éclairée, se refuse toujours, en France surtout, à sanctionner par son verdict souverain les mesures de proscription. »

Le représentant du ministère public crut devoir relever les paroles de Me Bellanger et prendre des réquisitions. La Cour se retira pour en délibérer et rendit cet arrêt, le dernier avant la promulgation de la loi :

Arrêt du 29 août 1883

Vu les réquisitions écrites tendant à ce qu'il soit donné acte de ce qu'au cours d'une plaidoirie à l'audience de ce jour (29 août 1883), Me Bellanger, avocat, a qualifié de loi de proscription la loi de réorganisation judiciaire.

Oui, Me Bellanger en ses explications desquelles il résulte qu'il ne s'est pas servi des expressions que M. l'avocat général a cru entendre, et que s'il a voulu rendre à la magistrature un hommage

qu'il persiste à croire mérité, il n'a nullement eu l'intention de s'écarter du respect dû aux lois; Vu le texte même du discours qu'il a lu, dont il a déposé le manuscrit sur le bureau de la Cour et qui est

ainsi conçu :

Considérant que les souvenirs de la Cour confirment complè tement les explications de Me Bellanger;

La Cour dit qu'il n'y a lieu de faire droit aux réquisitions du ministère public, dans les termes où elles sont formulées;

Ordonne que le discours de Me Bellanger, écrit sur quatre feuillets era annexé au présent arrêt.

UNE MESSE AU VIGNEMALE

« J'ai toujours eu tant d'affection, tant de respect, tant de tendresse pour cette montagne, qu'on pourrait presque l'appeler de la piété filiale. »

Qui parle ainsi? Un jeune homme à l'âme ardente. Sorti de l'âge des piétés filiales, il laissera échapper cet aveu plus enflammé :

« On adopte une montagne, on l'épouse, on l'adore, on la présente fièrement à ses amis et on finit par lui trouver tant de vertus et de beautés, par l'idéaliser à un tel point, qu'on n'a plus de doux yeux, plus d'amour que pour elle.

« J'en suis arrivé là pour le Vignemale. A force d'y vivre, j'en suis devenu tout à fait amoureux. »

Ce fils respectueux et tendre, cet amoureux aux yeux doux, qui parle du Vignemale, eût dit Harpagon, comme un amant d'une maîtresse, c'est le comte Henry Russell, et vous venez de lire quelques lignes de ses Souvenirs d'un Montagnard.

à Toulouse en 1834

Français par sa naissance par les origines de sa lignée maternelle, comme par la verve d'écrits dont bien des pages, modèles de notre langue, mériteront de se tenir debout à côté de celles des maîtres, Russell avait reçu de ses ancêtres d'Irlande un nom insulaire, la foi catholique, l'énergie anglosaxonne, «< une santé à toute épreuve, un tempérament passionnément épris de la nature et de la liberté, ardent comme un soleil d'Asie, triste comme l'automne et nomade

comme le vent. « Autour de ce portrait moral, dont je lui emprunte les traits, tracez par la pensée la silhouette. d'un colosse magnifique, mais bienveillant et doux; achevez, si le cœur vous en dit, en gravant au-dessous du tableau cette boutade semi-classique d'un de ses anciens camarades de Pontlevoy : « Russell? Une imagination servie par des muscles! >> et vous vous ferez une idée de ce qu'avait été, avant de mourir en 1909, à Biaritz, celui dont la mémoire, et je dirais volontiers le culte, allait nous réunir à Gavarnie le mardi 5 septembre 1911. Ce jour-là, le célèbre village devait voir inaugurer au pied de ses rochers, en face de son Cirque et au débouché de la vallée descendant du Vignemale, une statue de bronze à Henry Russell.

Un souvenir, entre tous, m'appelait impérieusement à ce rendez-vous de l'admiration et de l'amitié.

Lorsqu'en 1861 Russell, à vingt-sept ans, rentrant déjà pour la troisième fois du tour du monde et des Antipodes, accomplissait la première de ses trente-deux ascensions au Vignemale, au cours desquelles il devait, à diverses reprises, passer plus de cent nuits à 3.200 mètres d'altitude. la montagne, dès leur première entrevue, l'avait-elle frappé au cœur du coup de foudre qui décide des inclinations éternelles? Peut-être, car il ne se laissa pas engager dans d'autres liens, et ce célibataire endurci acceptait sans protester qu'on l'appelât le fiancé du Vignemale. Seulement, comme il ne pouvait offrir à sa fiancée de marbre le contrat de mariage, il eut une idée originale, et se rabattit sur le contrat de location.

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Deux cents hectares de glaces, de neiges et de rochers à pic formant sans garantie de contenance la masse gigantesqué du Vignemale, lui appartenaient en toute jouissance et en bonne forme, par bail emphytéotique. Je me vois encore sortant à ses côtés du bureau du percepteur de Luz, où il venait de payer un terme de loyer

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