privilégiés, les Sénateurs, les Patriciens et ces Chevaliers qui, au Théâtre, occupaient les quatorze premières files de gradins, garnies de coussins, derrière l'Orchestre. Cette belle audace, après tout, n'est pas pour nous déplaire... Nous franchissons, respectueusement, le seuil, sinon du Temple les dieux n'écartent pas ainsi leurs fidèles mais du palais de ce Grand de la terre, sans doute, jaloux de ses trésors dont il réserve la vue à ceux-là seuls qui sauront les apprécier. Et ce sont vraiment des trésors qu'il nous est donné de contempler. Les plus riches joyaux, dans leurs écrins ouverts, les séries admirables des pierreries, des gemmes arrachées aux ténèbres de la terre, les perles qui dormaient aux profondeurs des Océans, serties dans les plus magnifiques orfèvreries, scintillent ici de mille feux. Nous passons, comme à regret, d'une vitrine, œuvre d'art elle-même, à une autre, une merveille de la Renaissance, et, à la dernière, nos yeux ravis, un peu éblouis de pareilles splendeurs, nous nous demandons laquelle réunit les créations les plus parfaites d'artistes inspirés. J'ai essayé à rendre de mon mieux l'impression que nous a causée la lecture de ces « Petits poèmes pour quelques-uns »; nous comprenons mieux la devise du poète qui ne voulut pas épandre ses perles devant... de simples profanes. Mais, en parlant ainsi, ne ferions-nous pas un peu notre propre éloge à nous-mêmes? << Comprendre, c'est égaler », a écrit Raphaël; mais cela plaisait à dire à l'illustre peintre. Ce fut donc, Monsieur, l'avis unanime de la Commission; votre Carnet l'emportait, et de beaucoup, sur les autres envois, par la grandeur des pensées, la beauté des images, la richesse de leur expression, tout ce qui constitue, enfin, la poésie, au sens le plus noble du mot. Mais, car il faut bien le dire, Monsieur, et je manquerais à tous mes devoirs de Rapporteur en omettant l'opinion d'une minorité des plus respectables, il y eut un mais; il y en eut même deux. Deux de nos très honorables collègues, tout en vous accordant cette première place, faisaient leurs réserves très expresses. Ils trouvaient pour continuer mes comparaisons que l'orient de certaines de vos perles ne brillait pas d'un éclat assez pur; que, parmi vos diamants, un certain nombre offraient des facettes clívées sans art. Parlons sans métamorphoses, ils regrettaient que vous n'eussiez pas toujours respecté les anciennes règles de notre poésie, règles observées par nos meilleurs poètes depuis quatre siècles, auxquelles ils ont voué un attachement invincible, et ils vous refusaient leurs voix. Si donc, d'une part, vous aviez la majorité absolue, de l'autre, cette majorité était relative. La première place vous restait néanmoins acquise. Et quel est donc le principal reproche que vous adressent les deux membres dissidents de notre Commission? Celui qui nous a semblé le plus grave, c'est de prendre trop de libertés avec la rime. Ainsi vous faites rimer le singulier avec le pluriel, un participe passé de la première conjugaison avec un infinitif, dire avec grandirent, un futur avec un conditionnel, etc., et cela ils ne l'admettent à aucun prix. Ils signalaient encore d'autres incorrections où ils voyaient une fâcheuse tendance. Les trois autres membres, tout en respectant ces scrupules, n'ont pas cru devoir se montrer aussi irréductibles, mais reconnaissaient néanmoins qu'il ne faudrait pas aller trop loin dans cette voie. Nous sommes, Monsieur, des partisans convaincus de la rime riche, avec consonne d'appui, autant que possible. En manière de jeu, on s'est ingénié à faire rimer des vers entiers : Gall, amant de la reine, alla, tour magnanime, Galamment de l'arène à la tour Magne, à Nîmes. Mais ceci n'est plus de la poésie; c'est de l'acrobatie poétique. D'autres font rimer les trois ou quatre syllabes finales; on en trouverait de nombreux exemples dans nos poètes à panache, Richepin, Rostand; sans chercher si loin, j'en ai souligné au moins deux dans un des cahiers que j'ai lus : Des fruits de l'Hespérie et du miel de l'Hymette, Rêvai-je?... sur le sol un pas a résonné, De frayeur tout mon cœur s'émeut, irraisonné... Ces rimes sont plus que riches, on peut les qualifier de millionnaires; on les salue au passage; il ne faudrait pas en abuser, elles frisent le calembour. Dans un dîner où se trouvait le mordant Piron savez bien, Cy-gît Piron, qui ne fut rien, Pas même académicien? (Notre Président d'honneur, homme d'esprit, sera le premier à sourire de cette citation. Les Habits verts ont bon dos, si j'ose hasarder cette image hardie; ils en ont vu, en voient à cette heure au Théâtre des Variétés, et en verront bien d'autres encore. Ils peuvent patienter, étant immortels.) Dans ce dîner, donc, un des convives décréta solennellement que, pour obtenir une bonne rime, il fallait et il suffisait que les quatre dernières lettres fussent les mêmes dans les deux mots. Exemple, improvisa aussitôt le terrible Piron: Ci-gît ce pauvre Scaramouche Qui fut tué d'un coup de bûche. La consonne d'appui faisait défaut. J'oserais dire que la rime est la partie principale du vers « On n'entend dans un vers que le mot qui est à la rime », a dit de Banville; et, selon moi, il a raison. Dans son Dictionnaire philosophique, VOLTAIRE en parle ainsi : « Je crois la rime nécessaire à tous les peuples qui n'ont point dans leur langue une mélodie sensible marquée par les longues et par les brèves, et qui ne peuvent employer ces dactyles (une longue et deux brèves) et ces spondées (deux longues) qui font un effet si merveilleux dans le latin... Je suis persuadé que la rime, irritant, pour ainsi dire, à tout moment le génie, lui donne autant d'élancements que d'entraves, qu'en le forçant de tourner sa pensée en mille manières, elle l'oblige aussi à penser avec plus de justesse et de s'exprimer avec plus de correction. LA FAYE avait exprimé la même idée par une comparaison ingénieuse, dans cette strophe élégante d'une ode adressée à LAMOTTE : De la contrainte rigoureuse Et la règle qui semble austère N'est qu'un art plus certain de plaire, Voltaire vient de faire allusion à l'hexamètre latin (il aurait pu ajouter le grec, duquel il procède) cette trouvaille géniale du premier poète qui l'inventa. Quelle élasticité, en effet, il possède, entremêlant les longues et les brèves presque à l'infini, il peut faire varier le nombre des syllabes de 13 à 17. Cette dernière combinaison servira à traduire le galop d'un cheval : Quadrupe dante pu❘trem soni tu quatit ungula campun. Quelle légèreté ! On se figure le vol d'un oiseau. Le fer frappe le sol poudreux d'un son quadruple. Quelle lourdeur ! c'est le pas appesanti d'un bovidé. Et, par contre, pour peindre le cyclope Polyphème, dont l'œil unique vient d'être crevé par l'astucieux Ulysse : Monstr(um) hor rend(um) in [form(e) in gens cui lumen ademp[tum. Monstre horrible, informe, à l'œil unique crevé. Cette fois, notre lourd alexandrin semble l'emporter sur l'hexamètre latin. Le besoin de la rime se fait tellement sentir qu'elle apparaît, même en latin, dans les premières hymnes de l'Église; elle est même riche dans : Dies iræ, dies illa, Solvet sœclum in favilla, Teste David cum Sibylla. Nos aïeux, encore dans la barbarie, se sont d'abord contentés de « l'assonance », sorte de rime informe, comme France et franche. Je citerai, dans la Chanson de Roland, ce couplet monorime, ou laisse, dont les quinze vers se terminent par: Turpins-lariz-dit-ci-murir-sustenir fid-Sarrazins-mercit-guarir-martir-pareïs-mis-beneïst, |