DISCOURS DE M. Pierre de la GORCE Membre de l'Institut Président d'Honneur de la Société MESDAMES, - J'éprouve en commençant plusieurs embarras, et en particulier celui de parler de votre très distingué et très sympathique président. Si j'exprime à son endroit tout ce que mon esprit et mon cœur me suggèrent, je crains. de paraître payer, incontinent, ses éloges par mes éloges, en sorte que nous aurions l'air de former à nous deux, bien égoïstement une petite société d'admiration mutuelle. Et pourtant je ne puis retenir ce qui tout naturellement monte jusqu'à mes lèvres. Nous fûmes jadis, votre président et moi, compagnons d'étude à l'École de Droit; puis la vie nous a séparés sans nous rendre étrangers l'un à l'autre. Un jour il y a de cela douze ou quinze ans chez un ami commun, dans un appartement de la cité Vanneau, nous nous sommes retrouvés. Aussitôt nos mains se sont tendues dans une affectueuse étreinte; nous avons senti revivre en nous comme un renouveau de jeunesse, en parlant de nos jeunes années. Nous avons revécu nos pensées, nos espoirs, nos illusions. Nous nous sommes entretenus des vivants, des morts aussi, plus nombreux hélas! que les vivants. Ce lien reformé entre nous au déclin de la vie, nous nous sommes gardés de le laisser se distendre. Tout ce que promettait la jeunesse de votre cher président, je l'ai retrouvé dans sa vigoureuse maturité à savoir la force du bon sens, le goût des choses de l'esprit, une exquise bienveillance mais point banale, une amitié qui ne se donne qu'à bon escient. Vous savez le mot fameux de Tacite sur le vice commun aux grandes comme aux petites cités l'ignorance du bien et l'envie. Votre province a prouvé qu'elle savait s'élever au-dessus de ces petitesses, et sachant discerner où seraient le dévouement et les lumières, elle a envoyé notre ami siéger dans la plus haute des assemblées françaises. Il s'y est montré toujours égal à lui-même, non seulement droit, mais la droiture même, aimé de ses amis et estimé de ses adversaires, sage, avisé, et de bon conseil toujours, aimant sa province et plus encore la France, serviteur passionné de la justice et du droit, en un mot, réalisant le type accompli de ce que doit être un homme public. Je vous parlais tout à l'heure de l'appartement de la cité Vanneau où j'ai retrouvé, il y a une douzaine d'années, notre cher président. Oserai-je me permettre d'associer au nom de Bodinier celui de cet autre Angevin qui habitait là-bas. Celui-là, je l'ai profondément aimé. Il s'appelait le comte Georges de Blois. Nous ne nous sommes connus que sur le tard; mais nous nous sommes bien vite liés, comme avec le pressentiment d'une amitié que la mort briserait vite aussi et dont il ne fallait rien perdre. Pardonnez-moi; mais je ne puis me retrouver dans Angers sans évoquer l'image de cet homme de bien. Bodinier, il est là; je suis un peu embarrassé pour en parler; mais l'autre, l'ami très cher, est parti pour la grande patrie d'en-haut, et la mort, en dégageant l'âme, met à découvert tout ce que l'âme a contenu de beau et de grand. Je le revois, sensé, aimable, gracieux toujours, mais d'une grâce qui n'excluait ni la clairvoyance, ni même parfois la sévérité; souple, mais à la manière de l'acier qui ne plie que pour mieux résister, ne brisant rien, mais n'abandonnant rien non plus, tenace et doux, n'aimant ni les réactions ni les révolutions, mais capable de se prêter aux évolutions et assez délié, assez ferme aussi pour les modérer, stimuler ou conduire; attaché au bien public au point d'ouvrir, pour mieux servir, toutes les sources de la vie; royaliste, mais royaliste à la manière de Berryer, royaliste parce qu'il était patriote; libéral, sagement progressiste, et toujours pénétré de cette belle parole de Newmann : « L'esprit de Dieu n'est pas avec ceux qui s'arrêtent, mais avec ceux qui marchent et avec ceux qui vivent. » Combien, en un autre temps, un tel homme n'eût-il pas été propre à gérer avec honneur les plus délicates affaires! Plusieurs d'entre vous ne se sont-ils pas dit parfois : Quel merveilleux diplomate n'eût pas été le comte de Blois, avec son admirable dosage de sagesse, de tact, de possession de soi-même et de droiture? L'appartement de la Cité Vaneau était comme un coin d'Anjou; et c'est ainsi que je vous connais un peu, bien que vous ne me connaissiez pas. L'une des dernières fois que je vis votre compatriote, c'était peu de temps avant sa mort, au château de la Rochejacquelin. Il portait déjà les traces de sa décadence, mais avec une hauteur d'âme qui défiait la souffrance et relevait autour de lui les espoirs. Je me rappellerai longtemps la dernière. promenade que je fis avec lui. C'était par une froide. après-midi de décembre dans le parc du château. Longuement il me parla des siens, de sa province, de la crise religieuse que notre pays traversait. De temps en temps, il s'arrêtait sous les étreintes de la faiblesse, puis reprenait l'entretien. Son langage demeurait presque enjoué, plein d'anecdotes, quoique avec des teintes mélancoliques comme celles du bois aux rares feuilles jaunies où nos pas cheminaient. En l'écoutant, je me rappelais le mot de Bossuet sur ces âmes fortes qui sont maîtresses du corps qui les anime. Toujours il m'avait paru clairvoyant. En cet instant il me sembla translucide. Serait-il vrai que Dieu prête quelque chose de sa lumière aux yeux qui vont se fermer pour jamais? Le lendemain il m'accompagna en voiture à la gare, une gare pas bien loin, la gare d'Étriché, si je ne me trompe. Chemin faisant, il me remercia de ma visite avec une bonne grâce souriante, résignée, un peu mêlée de tristesse. Comme nous approchions, son langage devint plus grave; et l'on eût pu y discerner quelque chose des novissima verba du chrétien qui s'épure en face de la mort et redit avec une crainte grande, avec une confiance plus grande encore : Plus près de toi, ô mon Dieu. En parlant d'hommes comme Bodinier qui est parmi vous, comme Georges de Blois qui nous a quittés, il me semble que je demeure fidèle au programme de votre séance. Vous êtes ici pour célébrer le bien, l'honneur, l'abnégation de soi-même. Quelle manière meilleure de les célébrer que de rappeler ceux qui, dans toute leur vie, ont symbolisé ces saintes choses! Aussi bien entre le gentilhomme de haute race comme Georges de Blois et l'humble forgeron, la modeste couturière que vous allez récompenser ce soir, n'y a-t-il pas un lien étroit? C'est le glorieux privilège de la vertu d'être quelque chose de si haut que tous ceux qui en font la loi de leur vie se confondent dans une humble et magnifique égalité chrétienne. Sur eux, sur eux tous repose le même rayon d'en-haut qui égalise tout en transfigurant tout; et c'est ce qu'a exprimé Jouffroy en cette belle parole: « Entre le monarque et le pâtre il n'y a que les devoirs qui soient dissemblables, mais le mérite moral est le même, et c'est ce qui permet à Dieu de les peser dans la même balance. »> Je ne sais pas bien quel homme fut M. Daillière; mais à la simple lecture de son testament, je suis tenté de l'honorer beaucoup. Je suis tenté de l'honorer surtout pour deux choses. Et d'abord je l'honore pour la modicité des récompenses. Il y a quelque chose d'une simplicité antique et d'une austérité spartiate dans la petite somme distribuée, non pas bien souvent, mais tous les quatre ans. C'est l'obole d'un honnête homme qui, ayant peu, donne peu mais de bon cœur. Et il me semble ce que je vais dire que l'offrande a peut-être une allure de paradoxe resplendit par sa modestie même. A notre époque qui a le culte des gros chiffres, cette humble allocation a une saveur archaïque qui plaît. On a entendu distinguer la vertu ou le talent, non subventionner l'un ou l'autre. C'est sans doute étroitesse de ressources; mais c'est sans doute aussi conviction que la vertu trop payée se matérialise un peu, que la poésie qui s'endort en un lit trop somptueux risque en s'éveillant de ne plus parler qu'en prose. Un souci tout idéal s'est plu à diminuer la part de l'argent en instituant pour la poésie une plaquette et pour la vertu une médaille. J'aime cette médaille. Elle garde une signification à la fois fière et modeste. Dans la chambre familiale elle demeurera pendue à la place d'honneur au-dessous du crucifix; et en rappelant ce qu'ont été les parents, elle encouragera, elle stimulera la plus noble des hérédités, celle du dévouement. |