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duysant comme eux des Homères, Démosthènes, Virgiles et Cicérons, aussi bien que la France a quelquefois produit des Périclès, Alcibiades, Thémistocles, Césars et Scipions. »>

L'auteur, à qui nous rendons le service d'abréger ses périodes verbeuses, continue en s'inquiétant plus particulièrement de la langue poétique : « Quand à moy, si j'étoy enquis de ce que me semble de nos meilleurs poëtes françoys, je respondroy qu'ilz ont bien écrit, qu'ilz ont illustré notre langue, que la France leur est obligée; mais aussi diroy-je bien qu'on pourroit trouver en notre langue, si quelque savant homme y vouloit mettre la main, une forme de poésie beaucoup plus exquise, laquelle il faudroit chercher en ces vieux Grecz et Latins, non point ès aucteurs françoys, pourcequ'en ceux-ci on ne sçauroit prendre que bien peu, comme la peau et la couleur; en ceux-là on peut prendre la chair, les oz, les nerfs et le sang. Et si quelqu'un mal aysé à contenter ne vouloit prendre ces raisons en payement, je diray qu'aux autres ars et sciences la médiocrité peut mériter quelque louange; mais aux poètes, ny les dieux ny les hommes n'ont point concédé estre médiocres, suyvant l'opinion d'Horace. Lis donques et relis premièrement, ô poëte futur! feuillette de main nocturne et journelle les exemplaires grecz et latins, puis me laisse toutes ces vieilles poësies françoyses aux jeuz Floraux de Thoulouze, au Puy de Rouen, comme rondeaux, ballades, vyrelaiz, chantz royaulx, chansons et autres telles épiceries qui corrumpent le goust de nostre langue. Jète-toi aux plaisans épigrammes, à l'immitation d'un Martial ou de quelque autre bien approuvé; si la lascivité ne te plaist, mèle le profitable avecques le doulz. Distile avecques un style coulant et non scabreux ces pitoyables élégies, à l'exemple d'un Ovide, d'un Tibule et d'un Properce, y entremeslant quelquesfois de ces fables anciennes, non petit ornement de poësie. Chante-moy ces odes, incongnues encore de la muse françoyse, d'un luth bien accordé au son de la lyre grèque ou romaine, et qu'il n'y ait vers où n'apparoisse quelque vestige de rare et antique érudition. Quand aux épistres, ce n'est un poëme qui puisse grandement enrichir nostre vulgaire, pource qu'elles sont voluntiers de choses familières et domestiques. Autant te dy-je des satyres, que les Françoys, je ne sçay comment, ont appelées coqz à l'asne; es quelz je te conseille aussi peu t'exercer, comme je te veux estre aliéné de mal dire si tu ne voulois, à l'exemple des anciens, soubz le nom de satyre et non de cette inepte appellation de coq à l'asne, taxer modestement les vices de ton tems et pardonner aux noms des personnes vicieuses. Some-moy ces beaux sonuets, non moins docte que plaisante invention. Chante-moy d'une musette bien résonnante et d'une fluste bien jointe ces plaisantes ecclogues rustiques, à l'exemple de Théocrite et de Virgile.

» Quand aux comédies et tragédies, si les roys

et les républiques les vouloient restituer en leur ancienne dignité, qu'ont usurpée les farces et moralitez (4), je seroy bien d'opinion que tu t'y employasses; et si tu le veux faire pour l'ornement de ta langue, tu sçais où tu en dois trouver les archétypes. Donques, à toi qui, doué d'une exô cellente félicité de nature, instruict de tous bons ars et sciences, non ignorant des parties et offices de la vie humaine, non de trop haulte condition, non aussi abject et pauvre, non troublé d'afaires domestiques, mais en repos et tranquilité d'esprit, ô toy, dy-je, orné de tant de grâces et perfections, si tu as quelquefois pitié de ton pauvre langaige, si tu daignes l'enrichir de tes thrésors, ce sera toy véritablement qui luy feras hausser la teste, et d'un brave sourcil s'égaler aux superbes langues des anciens. Comme Arioste, qui a bien voulu emprunter de nostre langue les noms et l'hystoire de son poëme, choysi-moi quelque un de ces beaux vieulx romans françoys, comme un Lancelot, un Tristan ou autres, et en fay renaistre au monde une admirable Iliade et laborieuse Énéide. Je veux bien en passant dire un mot à ceulx qui ne s'employent qu'à orner et amplifier nos romans, et en font des livres, certainement en beau et fluide langaige, mais beaucoup plus propre à bien entretenir damoizelles qu'à doctement écrire; je voudroy bien, dy-je, les avertir d'employer ceste grande éloquence à recueillir ces fragmentz de vieilles chroniques françoyses, et, comme a fait Tite-Live des annales et autres anciennes chroniques romaines, en bâtir le cors entier d'une belle histoire. Tel œuvre, certainement, seroit à leur immortelle gloire, honneur de la France et grande illustration de nostre langue. »

Et le jeune orateur terminait ainsi son plaidoyer rempli d'une éloquence véritable : « Or sommesnous, la grâce à Dieu, par beaucoup de perilz et de flots étrangers, renduz au port à seureté. Nous avons échappé du millieu des Grecz, et par les scadrons romains pénétré jusques au sein de la tant désirée France. Là doncques, Françoys, marchez couraigeusement vers cette superbe cité romaine, et des serves dépouilles d'elle (comme vous avez fait plus d'une fois), ornez vos temples et autelz. Ne craignez plus ces oyes cryardes, ce fier Manlie et ce traître Camile, qui, soubz umbre de bonne foy, vous surprenne tous nudz, comptans la rançon du Capitole. Donnez en cette Grèce menteresse et y semez encor un coup la fameuse nation des GalloGrecz. Pillez-moi sans conscience les sacrez thresors de ce temple delphique, ainsi que vous avez fait autrefoys, et ne craignez plus ce muet Apollon, ses faulx oracles, ny ses flesches rebouchées. Vous souvienne de votre ancienne Marseille, secondes Athènes, et de votre Hercule gallique, tirant les peuples après luy, par leurs oreilles, avecques une chaîne attachée à sa langue! »>

(1) Il écrivait lorsque les confrères de la Passion exerçaient encore leur monopole.

Joignant l'exemple au précepte, du Bellay publia presque en même temps un volume de poésies (1549). Ronsard parut à son tour, et la fraîcheur, la noblesse, l'éclat de ses vers, excitèrent l'enthousiasme d'un bout de la France à l'autre. Il débuta par ses Odes, publiées en 1550, qui furent suivies, en 1552 et 4555, de deux recueils d'élégies, de sonnets et de madrigaux, sous le titre d'Amours, puis de la Franciade, poëme épique, composé par ordre de Charles IX, sur le modèle de l'Enéide, à la gloire des anciens rois et héros de la France, mais dont l'auteur n'acheva que les quatre premiers livres. Vinrent ensuite son Bocage royal, recueil de vers de circonstance composés à la louange de divers princes du temps; ses Eglogues; ses Mascarades, combats et cartels; ses Élégies, ses Hymnes, ses deux livres de Poëmes, ses Sonnets, ses Gaietés, ses Épitaphes. En 1567, il donna une édition de ses œuvres en quatre volumes in-4°. A l'exception du théâtre, il aborda tous les genres, et, dans tous, il apporta ce parfum d'imitation grecque ou latine dont les contemporains s'enivraient, avec ses propres défauts dont ils ne s'apercevaient pas les emprunts hasardés, les mots criards, l'enflure prise pour majesté. Les hommes les plus graves et les plus illustres du siècle, le chancelier de l'Hospital, le cardinal du Perron, J.-C. Scaliger, Passerat, Estienne Pasquier, Montaigne, déclaraient la poésie française arrivée à sa perfection entre les mains de Ronsard; l'historien de Thou était de ceux qui se consolaient de la défaite de Pavie en songeant à sa naissance; le Tasse, étant à la cour de France, en 1574, s'empressa de lui lire et de lui soumettre quelques chants de sa Jérusalem délivrée, qui vit le jour quatre ans après. Les savants publiaient des commentaires sur ses œuvres; on les étudiait non-seulement en France, mais dans les écoles françaises de l'Angleterre et de l'Allemagne. L'Académie des jeux Floraux de Toulouse, trouvant son églantine annuelle un trop modeste hommage pour un si grand talent, lui décerna une Minerve d'argent massif, et le proclama, au Capitole, le « poëte français » par excellence, Les souverains étrangers s'associaient eux-mêmes à ces louanges: la reine Élisabeth lui fit don d'un diamant de grand prix; Marie Stuart, du fond de sa prison, lui envoya un Parnasse d'argent avec une inscription sur laquelle il était surnommé l'Apollon »; enfin, Charles IX lui fit le plus beau et le plus délicat des présents en composant pour lui ces vers:

L'art de faire les vers, deust-on s'en indigner,
Doit estre à plus haut prix que celui de régner.
Tous deux également nous portons des couronnes;
Mais roy, je les receus; poëte, tu les donnes.
Ton esprit, enflammé d'une céleste ardeur,
Esclatte par soy-même, et moi par ma grandeur,
Si du costé des dieux je cherche l'advantaige,
Ronsard est leur mignon, et je suis leur image.
Ta muse, qui ravit par de si doux accords,

Te soubmet les esprits dont je n'ay que les corps;

Elle t'en faict le maître, et te faict introduire Où le plus fier tyran n'a jamais eu d'empire.

On voit de quelle hauteur les disciples de Ronsard avaient dépassé l'école de Marot. Le maître mourut en 1585, ayant conservé jusqu'à son dernier jour la possession entière de sa grande re

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ΩΣΤΟΣ

Ronsard. Gravure du temps (1).

nommée et du respect universel. Cependant, quinze ans après, le cardinal du Perron, auquel Henri IV reprochait d'avoir abandonné la poésie, lui répondit qu'il n'osait plus faire des vers depuis qu'il avait vu ceux d'un gentilhomme de Normandie nommé Malherbe. Ce poëte nouveau, bien inférieur à Ronsard du côté de l'imagination, lui porta les premiers coups par la pureté de son goût un peu sec, et par sa sévérité de grammairien. Un jour, feuilletant chez un ami les poésies de Ronsard, il en effaça la moitié, en écrivant les raisons en marge, et son commentaire prouve qu'il n'avait pas toujours compris le texte. Quelqu'un lui ayant fait observer qu'il passerait un jour pour avoir approuvé les vers sur lesquels il n'avait rien dit, il prit une plume et biffa tout le reste. La postėrité n'a pas ratifié ce jugement un peu barbare; tout au plus accepte-t-elle aujourd'hui la sentence mieux motivée d'un excellent littérateur, postérieur de peu d'années à Malherbe, Louis de Balzac (4596-4655), qui disait : « Ce poëte si célèbre et si admiré a ses défauts et ceux de son temps; ce n'est pas un poëte entier, c'est le commencement et la matière d'un poëte. On voit dans ses œuvres des parties naissantes et à demi animées d'un corps

(') Voy. notamment l'édition des œuvres de Ronsard publiée à Paris, en 1597, chez la veuve Gabriel Buron.

qui se forme et qui se fait, mais qui n'a garde d'être achevé. C'est une grande source, il le faut avouer; mais c'est une source trouble et boueuse, une source où non-seulement il y a moins d'eau que de limon, mais où l'ordure empêche de couler l'eau de l'imagination, de la facilité, mais peu d'ordre, peu d'économie, peu de choix, une audace insupportable, une licence prodigieuse. » Ronsard nous semble valoir mieux encore si l'on s'arrête moins au choix parfait des expressions (son temps ne pouvait l'avoir) qu'au fond des pensées et à l'inspiration poétique. Nous donnerons seulement deux pièces, prises sans trop choisir dans le recueil de ses œuvres. La première est un dialogue entre les Muses et le poëte:

RONSARD.

Pour avoir trop aymé vostre bande inégale,
Muses, qui défiez (ce dites-vous) les temps,
J'ay les yeux tout battus, la face toute pasle,

Le chef grison et chauve, et je n'ay que trente ans !

MUSES.

Au nocher qui sans cesse erre sur la marine
Le teint noir appartient; le soldat n'est point beau
Sans estre tout poudreux. Qui courbe la poitrine
Sur nos livres, est laid s'il n'a pasle la peau.

RONSARD.

Mais quelle récompense aurai-je de tant suivre
Vos danses nuict et jour? Un laurier sur le front?
Et cependant les ans, auxquels je deusse vivre
En plaisirs et en jeux, comme poudre s'en vont.

MUSES.

Vous aurez, en vivant, une fameuse gloire;
Puis, quand vous serez mort, votre nom fleurira.
L'âge, de siècle en siècle, aura de vous mémoire,
Vostre corps seulement au tombeau pourrira.

RONSARD.

O le gentil loyer! Que sert au vieil Homère,
Ores qu'il n'est plus rien, sous la tombe, là-bas,
Et qu'il n'a plus ny chef, ny bras, ny jambe entière,
Si son renom fleurist ou s'il ne fleurist pas?

MUSES.

Vous estes abusé : le corps, dessous la lame (1',
Pourry, ne sent plus rien, aussy ne luy en chaut (2);
Mais un tel accident n'arrive point à l'âme,
Qui, sans matière, vist immortelle là-haut.

RONSARD.

Bien! je vous suyvray donc d'une face plaisante,
Deussé-je trespasser, de l'estude vaincu,
Et ne fust-ce qu'à fin que la race suyvante
Ne me reproche point qu'oysif j'aye vescu.

MUSES.

Vela saigement dit. Ceux dont la fantaisie Sera religieuse et dévote envers Dieu, Tousjours achèveront quelque grand' poésie, Et dessus leur renom la Parque n'aura lieu.

Ce grave et fier langage n'était-il pas, en effet, tout nouveau dans la poésie française depuis la chanson de Roland? Et trouverait-on parmi toutes les œuvres, quelquefois charmantes, des poëtes légers qui avaient précédé Ronsard ou même de

(") La dalle du tombeau. (*) Aussi, peu lui importe.

ceux qui le suivirent, un morceau plus aimable et plus frais que celui-ci :

Mignonne, allons voir si la rose,
Qui, ce matin, avoit déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu, cette vesprée,
Les plis de sa robe pourprée
Et son teint au vôtre pareil.

Las! voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a, dessus la place,
Las! las! laissé ses beautés cheoir!
O vraiment, maràtre nature!
Puisqu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir.

Donc, si vous me croyez, Mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse;
Comme à cette fleur, la vieillesse
Fera ternir votre beauté.

:(་

«Malherbe a-t-il bien osé biffer de tels vers, et Boileau les avait-il lus?» Cette exclamation légèrement colère, et si juste, est échappée à la plume délicate et toujours tempérée d'un écrivain de nos jours, M. Sainte-Beuve, qui a beaucoup fait pour rendre à Ronsard ce qui lui est dû de sa gloire. Boileau l'accusait de parler grec et latin en français; cependant la plupart de ses vers sont d'aussi bon français que ceux qu'on vient de lire : « Mes enfants, disait-il aux jeunes gens qui l'écoutaient comme l'oracle, deffendez vostre mère de ceux qui veulent faire servante une damoiselle de bonne maison. Il y a des vocables, qui sont françois naturels, qui sentent le vieux, mais le libre et le françois, comme tenue, empour, dorne, bouger, et autres de telle sorte. Je vous recommande par testament que vous ne laissiez perdre ces vieux termes, que vous les emploiez et deffendiez hardiment contre des maraux qui ne tiennent pas élégant ce qui n'est escorché du latin et de l'italien, et qui aiment mieux dire collauder, contemner, blasonner, que louer, mespriser, blâmer.» (D'Aubigné.)

Au temps où florissait, sous la domination des Ptolémées, l'école d'Alexandrie, les Grecs avaient imaginé pour quelques poëtes contemporains qui leur étaient chers de les comparer à un groupe d'étoiles, et de les nommer la Pléiade, car ils étaient sept, comme les étoiles qui forment cette constellation. Il fallait leur Pléiade aussi aux lettrés de la renaissance. Ronsard en était l'astre le plus brillant; Joachim du Bellay occupait incontestablement la seconde place. Par déférence, Jean Dorat, leur maître, fut placé à leur tète, quoiqu'il n'écrivit qu'en grec et en latin; puis Baïf (Jacq.Antoine), Jodelle (né à Paris; 4532-4573), Remi Belleau (né à Nogent-le-Rotrou; 4528-4577), et la septième place restait comme indécise entre plusieurs, au premier rang desquels étaient le Bourguignon Pontus de Thiard (4524-1605), et le Cham

penois Amadis Jamyn (4540-4585). Jodelle, qui s'attacha surtout à la poésie dramatique, composait avec une facilité funeste dont toutes ses œuvres se ressentent; Amadis Jamyn, élève docile de Ronsard, était protégé par l'affection du maître plus que par son propre talent; Pontus de Thiard publia seulement dans sa jeunesse un livre de sonnets qu'il intitula « Erreurs amoureuses »; il se recueillit de bonne heure dans de plus sérieuses études, et devint évêque.

J.-A. de Baïf s'est distingué surtout par ses efforts malheureux pour introduire dans la poésie française la métrique des anciens. Il prétendait donner aux vers une harmonie toute musicale en les formant de diverses combinaisons de syllabes alternativement longues et brèves, au lieu de les mesurer seulement par le nombre des pieds et de les terminer par des rimes. La première idée de cette tentative n'était pas de lui, mais plutôt de Jodelle et d'un poète moins connu, Nicolas Denisot (45451554), qui paraissent avoir fait, le premier un distique et le second une vingtaine de vers en ce genre. Le distique de Jodelle, composé pour être mis en tète des œuvres poétiques d'Olivier de Magny (en 1553), était ainsi conçu :

Phoebus, Amour, Cypris veut sauver, nourrir et orner
Ton vers, cœur et chef, d'ombre, de flamme, de fleurs.

« Voilà le premier coup d'essai qui fut fait en vers rapportés, lequel est vraiment un petit chefd'œuvre », dit Étienne Pasquier (4529-4645), qui se plut à lutter de mème contre cette difficulté, et n'y réussit pas mieux. J.-A. de Baïf probablement regardait aussi comme un chef-d'œuvre les deux vers ridicules de Jodelle; car Pasquier prétend que pour recouvrer sa gloire, compromise par le peu de succès de certaines poésies amoureuses qu'il avait publiées, il jura de ne plus composer qu'en vers mesurés; mais que, loin d'exciter les imitateurs, « tout ce qu'il en fit étoit tant dépourvu de cette naïveté qui doit accompagner nos œuvres, qu'aussitôt que cette sienne poésie vit la lumière, . elle mourut comme un avorton, et il découragea les autres de s'y employer. » Cependant Claude Butet, Jean Passerat, Nicolas Rapin, firent quelques pièces mesurées, et en même temps rimées, qui ne sont point désagréables; et si Baïf ne parvint pas à d'heureux résultats, du moins eut-il le mérite de persévérer longtemps dans ses efforts, et de les pousser au point d'avoir établi chez lui, Paris, une académie de poésie et de musique dans laquelle on s'occupait d'étudier et de mesurer les sons de la langue. Cette compagnie, à laquelle Charles IX accorda, en 1570, des lettres d'institution où il se nommait lui-même le « protecteur et premier auditeur d'icelle n'eut qu'une existence éphémère; mais elle fut la première ébauche de l'Académie française. Quant aux vers métriques, les essais dont ils ont été l'objet n'avaient rien de déraisonnable; longtemps après Pasquier, des es

prits plus éclairés que le sien (on cite Turgot) en ont été engoués de mème; cependant jamais notre langue n'a été assez musicale pour soutenir, une telle prosodie, ou plutôt elle est un instrument trop délicat, où les intonations sont trop ménagées, pour que la distinction entre les syllabes longues et les brèves saisisse nettement l'oreille.

Parmi les poëtes de la Pléiade, Remi Belleau, qu'on appelait «<le gentil Belleau »>, traducteur d'Anacréon, a laissé quelques descriptions champêtres vraiment gracieuses. La plus souvent citée, et la meilleure en effet, est son hymne au mois d'avril, dont voici les premières strophes, composées sur un rhythme charmant :

Avril, l'honneur et des bois
Et des mois;
Avril, la douce espérance
Des fruits, qui sous le coton
Du bouton

Nourrissent leur jeune enfance;
Avril, l'honneur des prés verts,

Jaunes, pers (bleuâtres),
Qui d'une humeur bigarrée
Emaillent de mille fleurs
De couleurs

Leur parure diaprée;

Avril, l'honneur des soupirs

Des zéphirs,

Qui, sous le vent de leur aile,
Dressent encor és forêts

De doux rets (filets)
Pour ravir Flore la belle;
Avril, c'est ta douce main
Qui, du sein

De la Nature, desserre
Une moisson de senteurs
Et de fleurs
Embaumant l'air et la terre.

Avril, l'honneur verdissant,
Florissant

Sur les tresses blondelettes
De ma dame, et de son sein

Toujours plein

De mille et mille fleurettes;
Avril, la grâce et le ris

De Cypris,

Le flair et la douce haleine; .
Avril, le parfum des dieux,

Qui, des cieux,

Sentent l'odeur de la plaine...

A côté de la Pléiade, ou après elle, parurent une foule de poëtes empruntant leur inspiration aux mêmes sources et tirant de leur lyre à peu près les mêmes sons. Ce sont tous des disciples de Ronsard, pleins comme lui de beaux mouvements mêlés de chutes fàcheuses, de belles strophes gâtées par des inégalités, et réussissant à peu près tous d'une manière uniforme dans l'imitation des compositions légères de l'antiquité. Il suffit de citer les noms des principaux: Gui du Faur de Pibrac (4529

1584); Jean Vauquelin de la Fresnaye (1536-4606), auteur d'un Art poétique en trois chants; Scévole de Sainte-Marthe (1536-1623); Étienne Tabourot, sieur des Accords, poëte facétieux (4547-4590); Gilles Durant (1550); Anne d'Urfé (1555-4624); le cardinal du Perron (4556-4648); Jean de Lingendes (1580-4646). Les plus remarquables furent Philippe Desportes (1546-1606) et Jean Bertaut (4552-4644), tous deux en grande faveur à la cour des rois Henri III et Henri IV. Enfin un neveu de Desportes, Mathurin Régnier (1573-4643), se distingua de tous ces poëtes de bergeries par son talent vigoureux et par le genre auquel il se livra, la satire.

Il nous reste encore à citer deux noms qui méritent une place à part, du Bartas et d'Aubigné. Ce sont deux grands noms dans l'histoire de la poésie française, sinon par la beauté soutenue des œuvres, du moins par la sincérité de l'inspiration; mais la France les a dédaignés l'un et l'autre parce qu'ils préconisèrent une foi religieuse qu'elle haïssait et une indépendance politique qu'elle n'a pas voulue.

Guillaume de Saluste, seigneur du Bartas, près d'Auch, aimait passionnément sa patrie gasconne, son vieux manoir, la vie des champs et la croyance calviniste, dans laquelle il était né (en 4544). Il commença dès l'adolescence à faire des vers; mais, bien éloigné de la mode, c'étaient des vers de piété. « Il fut le premier, disait-on de lui plus tard, qui, délivrant les Muses d'habitudes profanes et lascives, les rendit à leurs saintes montagnes, les replongea en leurs saintes fontaines, et n'entonna que de saintes chansons avec elles. »>

Sa préférence pour les travaux paisibles ne l'empêcha pas de prendre une part active et honorable dans la lutte soutenue par Henri IV. Il était l'un des gentilshommes attachés à sa personne, fut employé par lui dans diverses négociations diplomatiques avec les États du Nord, combattit pendant quinze ans sous ses ordres, et mourut, en 4590, des blessures qu'il avait reçues à la bataille d'Ivry. Son principal, son grand ouvrage, intitulé la Semaine, ou Création du monde, parut en 4579. Lorsque les poëtes, qu'ils fussent de l'école de Marot ou de celle de Ronsard, qu'ils fussent mêlés à la vie du siècle ou revêtus, comme il y en avait beaucoup, d'un titre ecclésiastique, ne chantaient que la galanterie chevaleresque ou les grâces légères de la Muse antique, ce soldat inspiré par la Bible prétendit raconter les œuvres de la nature et la grandeur de l'Éternel. Son enthousiasme se refléta dans ses vers, et les critiques modernes du goût le plus délicat lui ont accordé que, tout en déroulant l'appareil scientifique de ses descriptions, il reste constamment beau par la gravité, le sentiment moral et la teinte biblique. Les catholiques firent peu d'accueil à ce poëme, bien qu'il ne s'y trouvât aucune affectation de calvinisme et qu'il eût passé sous la censure de la Faculté de théologie; mais les protestants comprirent

que c'était un enfant de leurs pensées : ils l'adoptèrent, le répandirent, l'augmentèrent de commentaires scientifiques, et en quatre ou cinq années en firent plus de vingt éditions; on le traduisit en prose latine et en vers latins (4584), en vers italiens (4592), en vers anglais (1624); il fut imité en danois, en suédois, et un Allemand illustre qui appartient presque à notre temps, Goethe, en a parlé en ces termes : « Les Français ont eu, au seizième siècle, un poëte nommé du Bartas, qui fut alors l'objet de leur admiration. C'était un homme d'une naissance illustre, de bonne société, distingué par son courage, plus instruit qu'il n'appartenait alors à un guerrier. Toutes ces qualités n'ont pu le garantir de l'instabilité du goût et des outrages du temps. Il y a bien des années qu'on ne le lit plus en France, et si quelquefois on prononce encore son nom, ce n'est guère que pour s'en moquer. Eh bien! ce même auteur, maintenant proscrit et dédaigné parmi les siens, et tombé du mépris dans l'oubli, conserve en Allemagne son antique renommée; nous lui continuons notre estime, nous lui gardons une admiration fidèle, et plusieurs de nos critiques lui ont décerné le titre de roi des poëtes français. Nous trouvons ses sujets vastes, ses descriptions riches, ses pensées majestueuses. Son principal ouvrage est un poëme en sept chants sur les sept jours de la création. Il y étale successivement les merveilles de la nature, il décrit tous les ètres et tous les objets de l'univers à mesure qu'ils sortent des mains de leur céleste auteur. Nous sommes frappés de la grandeur et de la variété des images que ses vers font passer sous nos yeux; nous rendons justice à la force et à la vivacité de ses peintures, à l'étendue de ses connaissances en physique, en histoire naturelle. En un mot, notre opinion est que les Français sont injustes de méconnaître son mérite, que ses vers sont dignes de figurer à côté de ceux qui font le plus d'honneur aux muses françaises, et supérieurs à des productions plus récentes et bien autrement vantées. »

Et Goethe, à l'appui de son sentiment, citait le début du septième jour de la Semaine, dans le quel du Bartas a représenté Dieu se plaisant dans la contemplation de son œuvre, comme un peintre dans celle de son tableau. Nous nous bornerons aux premières stances:

Le peintre qui, tirant un divers paysage,
A mis en œuvre l'art, la nature et l'usage,
Et qui d'un las pinceau sur son docte portrait
A, pour s'éterniser, donné le dernier trait,
Oublie ses travaux, rit d'aise en son courage,
Et tient toujours les yeux collés sur son ouvrage.

Il regarde tantôt par un pré sauteler

Un agneau qui, toujours muet, semble bêler;
Il contemple tantôt les arbres d'un bocage,
Ore (tantôt) le ventre creux d'une roche sauvage,
Ore un petit sentier, ore un chemin battu,
Ore un pin baise-nue, ore un chêne abattu.

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