Le canton, formé de l'ensemble de cinq ou six communes, était seulement centre électoral. Quant au système d'élection, on jugea nécessaire de le constituer à deux degrés : le premier degré fut composé de tous les citoyens actifs, qui, réunis au canton, devaient nommer les électeurs proprement dits. Pour être citoyen actif, il fallait avoir vingt-cinq ans, payer directement à l'État l'équivalent de trois journées de travail, n'être pas dans une position de domesticité, être inscrit au rôle des gardes nationales, avoir prêté le serment civique. Les électeurs, nommés par les assemblées primaires, avaient à nommer à leur tour les membres de l'Assemblée nationale, les administrations du département et du district, les juges des tribunaux. Tous les pouvoirs, sauf le pouvoir royal, émanaient ainsi de l'élection. L'administration de la commune fut de mème organisée au moyen d'un conseil général et d'une municipalité, les officiers municipaux devant être nommés directement par tous les administrés. Comme conséquence, on voulut introduire un ordre analogue dans l'administration temporelle du culte catholique, et l'on rendit le décret, désigné sous le titre de « Constitution civile du clergé », qui suscita contre la révolution les haines les plus vives et « fit calomnier l'Assemblée plus que tout ce qu'elle avait fait. » (Thiers.) Par ce décret, discuté pendant les mois de juin et de juillet, et qui fut l'œuvre surtout des chrétiens jansénistes, les évêchés, dont quelques-uns occupaient un territoire immense (quinze cents lieues), tandis que d'autres étaient restreints à de médiocres proportions (vingt lieues), furent divisés en un nombre égal à celui des départements, et les évêques et curés furent soumis, comme anciennement, à l'élection populaire au lieu d'être choisis par le roi. On établissait ainsi le même esprit et une symétrie parfaite dans toutes les parties de l'administration. Le roi écrivit au pape pour obtenir son consentement à cette innovation. Une proposition faite à l'Assemblée de déclarer que la religion catholique aurait seule un culte public fut écartée comme ne pouvant être l'objet d'une décision législative. On ne saurait trop regretter qu'à ce moment les constituants n'aient pas cru devoir proclamer la liberté entière des cultes. L'ordre de la noblesse avait effacé lui-même ses priviléges pendant la nuit du 4 août; il était réservé toutefois à l'un de ses représentants, le vicomte Matthieu de Montmorency, de porter le dévouement encore plus loin et de consommer le sacrifice en faisant adopter, le 20 juin, la suppression des titres et de l'hérédité nobiliaires, des armoiries et des livrées. Des mesures plus radicales et de plus de portée furent celles qui supprimèrent la vénalité des charges et emplois militaires, et attribuérent définitivement, pour l'avenir, tous les grades dans l'armée au mérite et à l'ancienneté, indépendamment de toute condition de naissance ou de fortune. Enfin, l'Assemblée em pêcha le retour des prodigalités royales aux courtisans par la publicité qu'elle donna au «< livre rouge », où s'inscrivaient les sommes délivrées sur des «<< bons» de faveur signés par le roi. On était préparé à cette révélation de la scandaleuse avidité des grands seigneurs; mais elle ne découvrit rien de fàcheux pour le caractère du roi et de la reine. Louis XVI avait eu soin de sceller les feuillets contenant le détail des ignobles libéralités de Louis XV. L'Assemblée respecta ce scellé. Il restait à changer l'organisation judiciaire, si défectueuse, et dont les cahiers avaient été unanimes à demander la réforme. Les parlements n'avaient ni la générosité de la noblesse ni le pouvoir de résistance du clergé; mais leurs essais de remontrances, qui avaient embarrassé si fort la royauté, vinrent s'éteindre devant la barre de l'Assemblée, sans éveiller dans l'opinion la moindre sympathie. Après leur avoir accordé des vacances illimitées, l'Assemblée les supprima, et constitua tout un ordre nouveau de magistrature en harmonie avec le système administratif. On établit le jury pour les matières criminelles; deux degrés de juridiction pour les matières civiles, et au dessus une cour de cassation chargée d'assurer la régularité des formes judiciaires dans tout le royaume. Les magistrats furent soumis à l'élection suivant certaines conditions de recrutement pour les tribunaux supérieurs. On décida enfin qu'il y aurait un tribunal criminel et d'appel à chaque chef-lieu de département, un tribunal civil dans chaque district, et un tribunal de paix dans chaque canton. La peine de mort fut maintenue, malgré les efforts de Duport et de Robespierre; toute espèce de torture fut supprimée, et la décollation déclarée le seul mode d'exécution des peines capitales. TENTATIVES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES. ET MIRABEAU. LA COUR Les esprits sincères et exempts de préjugés applaudissaient à ces grandes entreprises de l'Assemblée constituante. La nouvelle législation dépouillait la France de son apparente caducité, lui rendait le sentiment de ses forces, et ouvrait devant elle les portes de l'avenir. Convaincue de la nécessité d'achever et de consolider son œuvre, l'Assemblée résista aux sommations que ses adversaires lui firent de se dissoudre en lui opposant les vœux des bailliages, qui avaient limité son mandat à la durée d'une année. « C'eût été détruire la constitution et la liberté que de renouveler l'Assemblée avant même que la constitution fût finie. >> (Chapelier.) « Et depuis quand, s'écria un jour l'abbé Maury, depuis quand ètes-vous devenus une convention nationale? >> Mirabeau s'élança à la tribune « C'est depuis le jour où, trouvant l'entrée de leurs séances environnée de soldats, les représentants allèrent se réunir dans le premier endroit où ils purent se rassembler, pour jurer de plutôt périr que de trahir et d'abandonner les droits de la nation. Nos pouvoirs, quels qu'ils fussent, ont changé ce jour de nature; quels que soient les pouvoirs que nous avons exercés, nos efforts, nos travaux les ont légitimés; l'adhésion de la nation les a sanctifiés. Vous vous rappelez tous le mot de ce grand homme de l'antiquité qui avait négligé les formes légales pour sauver sa patrie. Sommé par un tribunal factieux de dire s'il avait observé les lois, il répondit : « Je » jure que j'ai sauvé la patrie! » et moi, Messieurs, je jure que vous avez sauvé la France! >> On ne se bornait pas à discuter avec l'Assemblée; on conspirait, tour à tour ouvertement ou secrètement, pour la dissoudre et enlever le roi. Un aventurier, le marquis de Favras, était, dit-on, le chef d'un complot qui avait pour but de faire marcher une armée de Suisses et de Piémontais contre Paris, et, à la faveur de troubles suscités dans le peuple, d'emmener la famille royale vers les frontières du nord. Traduit devant le Châtelet, qui, peu de temps auparavant, avait acquitté Bezenval, il fut condamné à mort, et pendu en place de Grève (19 février 4790). Monsieur, comte de Provence, qui, depuis le 6 octobre, habitait le Luxembourg, ayant été accusé par quelques journaux d'avoir encouragé Favras, s'était présenté devant le corps municipal, à l'hôtel de ville, pour y protester de son innocence et de son dévouement à « la liberté nationale. » Le roi lui-même crut devoir désavouer toute participation aux projets contre-révolutionnaires. Le 4 février 4790, il se rendit à l'Assemblée, donna son adhésion à la nouvelle division territoriale, et, dans un discours d'une convenance et d'une mesure remarquables, demanda «< à ceux qui s'éloignaient d'un esprit de concorde devenu nécessaire le sacrifice de tous les souvenirs qui les affligeaient. » La cour n'en était pas moins irritée de l'état d'impuissance où les nouvelles lois réduisaient la monarchie. Lafayette, qui disposait à Paris de la force armée, n'était pour la famille royale qu'une protection suspecte. La reine ne l'aimait point; elle espérait plus de Mirabeau, qui, dépassé par le mouvement général des esprits, aurait voulu arrêter le cours de la révolution. Dès le commencement de 1790, le grand orateur s'é Typ. de J. Best, rue St-Maur-St-G., 15. tait mis en relation avec Marie-Antoinette par l'entremise secrète du comte de la Mark et de M. de Fontange, archevêque de Toulouse. Tout en restant fidèle à sa conviction, qui était que la royauté devait être maintenue indépendante et digne dans sa faiblesse même, il s'infligea la honte de vendre ses conseils, faisant acquitter ses dettes par le roi, et recevant de lui une allocation mensuelle considérable : le luxe qu'il déploya subitement, ses dissipations scandaleuses, éveillèrent les soupçons, qui se confirmèrent lorsqu'à l'occasion de débats sur la question du droit de guerre et de paix, il persuada, le 22 mai, à l'Assemblée de reconnaître au pouvoir exécutif l'initiative de la guerre. Le lendemain, on publia dans les rues un pamphlet sur la « Grande trahison du comte de Mirabeau. >> FÊTE DE LA FÉDÉRATION. Vers le milieu de 1790, le cours de la révolution était agité, sans être orageux. Les journalistes monarchiques et radicaux récriminaient, à la vérité, avec amertume contre l'Assemblée et cherchaient à déterminer un mouvement populaire, les uns en arrière, les autres en avant. Mais « l'Assemblée constituante avait opéré tant de biens et triomphé de tant de maux qu'elle était adorée de la France entière. » (Mme de Staël.) Les villes et les campagnes prouvaient, par des manifestations touchantes, que l'ancien esprit provincial faisait place au sentiment plus large de la solidarité entre tous les citoyens. L'Assemblée résolut de célébrer l'anniversaire du 14 juillet dans une fète où serait prêté le serment civique, et où la fédération générale de toute la France serait représentée par des députations de toutes les gardes nationales et de tous les corps de l'armée. Cette fète fut admirable. L'histoire n'en cite point de plus belle. Aucun acte de haine n'y troubla l'allégresse publique. Dès la veille, un enthousiasme difficile à décrire s'était emparé de Paris. «Douze mille ouvriers, dit le marquis de Ferrières, travaillaient sans relàche à préparer le Champ de Mars... Les districts invitent, au nom de la patrie, les bons citoyens à se joindre aux ouvriers. Cette invitation civique électrise toutes les tètes; les femmes partagent l'enthousiasme et le propagent; on voit des séminaristes, des écoliers, des chartreux vieillis dans la solitude, quitter leurs cloîtres et courir au Champ de Mars, une pelle sur le dos... Là tous les citoyens mêlés, confondus, forment un atelier immense et mobile dont chaque point présente un groupe varié : le capucin traîne le baquet avec le chevalier de SaintLouis, le portefaix avec le petit-maître du PalaisRoyal, la robuste harengère pousse la brouette remplie par la femme élégante et à vapeurs. Le 44 juillet, les fédérés, rangés par départements sous quatre-vingt-trois bannières, partirent de l'emplacement de la Bastille... La pluie qui tombait à flots ne dérangea ni ne ralentit la marche... le che min qui conduit au Champ de Mars était couvert de peuple qui battait des mains... Les fédérés les premiers arrivés commencent à danser des farandoles; ceux qui suivent se joignent à eux en formant une ronde qui bientôt embrasse une partie du Champ de Mars. C'était un spectacle digne de l'observateur philosophe, que cette foule d'hommes venus des parties les plus opposées de la France, entraînés par l'impulsion du caractère national, bannissant tout souvenir du passé, toute idée du présent, toute crainte de l'avenir, et trois cent mille spectateurs de tout âge, de tout sexe, suivant leurs mouvements, battant la mesure avec les mains, oubliant la pluie, la faim et l'ennui d'une longue attente. Enfin la danse cesse, chaque fédéré va rejoindre sa bannière. L'évêque d'Autun se prépare à célébrer la messe à un autel à l'antique dressé au milieu du Champ de Mars. Lafayette, à la tête de l'état-major de la milice parisienne et des députés des armées de terre et de mer, monte à l'autel, et jure, au nom des troupes et des fédérés, d'être fidèle à la nation, à la loi, au roi. Le président de l'Assemblée nationale répète le mème serment. Le peuple et les députés y répondent par des cris de « Je le »jure! » Alors le roi se lève, et prononce d'une voix forte:- « Moi, roi des Français, je jure » d'employer le pouvoir que m'a délégué l'acte >> constitutionnel de l'État, à maintenir la consti>>lution décrétée par l'Assemblée nationale et » acceptée par moi. »> - La reine prend le Dauphin dans ses bras, le présente au peuple et dit: <«< Voilà mon fils; il se réunit, ainsi que moi, dans >> ces mêmes sentiments. » Le soir, les ChampsÉlysées furent illuminés. L'emplacement de la Bastille, en partie détruite, fut transformé en salle de bal. » — « On dansait, en effet, avec joie, dit un autre écrivain du temps, sur le mème sol où coulerent tant de pleurs; où gémirent tant de fois le courage, le génie, l'innocence; où furent si souvent étouffés les cris du désespoir. >> Cette fète eut l'éclat d'un beau rêve. Dans un moment d'heureuse ivresse, rapide comme l'éclair, tous les cœurs n'avaient paru enflammés que du seul amour du bien public; on eût dit que tous les Français, oubliant leurs maux passés, abjurant la haine et les discordes, ne demandaient plus qu'à jouir en paix de la victoire remportée par la raison sur les injustices de l'ancien régime. Mais jusqu'alors on n'avait fait que de la théorie; on n'était pas encore arrivé à l'application : la transition d'un ordre social à un autre devait être nécessairement lente, difficile, périlleuse. La législation nouvelle, programme fécond mais imparfait, avait à subir l'épreuve de l'expérience; ses meilleurs effets ne pouvaient se faire sentir qu'in |