profonde, misère extrême. » Ne sont-ce pas là <ces misères qui nous serrent et qui nous tiennent à la gorge »? Bossuet dénonce encore, comme Pascal, l'impuissance des philosophes à expliquer ce mystère, les uns ne voyant que la grandeur de l'homme, les autres que sa misère; les uns en faisant un Dieu, les autres, une bête. Ne croiriez-vous pas entendre Pascal parler d'Épictète et de Montaigne à M. de Sacy dans ces paroles de Bossuet: « C'est pourquoi les sages du monde, voyant l'homme d'un côté si grand, et de l'autre si misérable, n'ont su que penser et que dire d'une si étrange composition. Demandez aux philosophes profanes ce que c'est que l'homme : les uns en feront un Dieu, les autres en feront un rien; les uns diront que la nature le chérit comme une mère et qu'elle en fait ses délices; les autres, qu'elle l'expose comme une marâtre et qu'elle en fait son rebut; et un troisième, ne sachant plus que deviner touchant la cause de ce grand mélange, répondra qu'elle s'est jouée en réunissant deux pièces qui n'ont nul rapport, et ainsi que, par une espèce de caprice, elle a formé ce pro dige qu'on appelle l'homme. » Inutile de dire qu'aucune de ces solutions ne satisfait Bossuet, et que la sienne est la même que celle de Pascal : « L'homme est semblable à un édifice ruiné qui, dans ses masures renversées, conserve encore quelque chose de la beauté et de la grandeur du premier plan. Cela ne rappelle-t-il pas cette pensée de Pascal, d'un tour si fier et si original : « Ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi dépossédé. » Et cette autre parole: « L'ange et la bête se sont tout à coup unis», n'en rappelle-t-elle pas encore une autre de Pascal qui est dans toutes les mémoires: « L'homme n'est ni ange ni bête. » D'autres rapprochements sont encore plus intéressants, parce qu'ils ne semblent pas nécessaires et ne sont plus la conséquence d'une doctrine traditionnelle et obligatoire. Par exemple, lorsque Bossuet nous montre l'homme < comme suspendu entre le ciel et la terre », ne pensons-nous pas à l'homme de Pascal, qui est « un milieu entre rien et tout »? Tout le monde se souvient de cette page si profonde et si mélancolique de Pascal : « Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie de moi qui pense ce que je dis et qui ne se connaît non plus que le reste. Ne trouvons-nous pas le pendant de ce magnifique passage dans cette page de Bossuet : « Je suis né dans une profonde ignorance; j'ai été comme exposé au monde sans savoir ce qu'il y faut faire; et ce que je puis en apprendre reste mêlé de tant de sortes d'erreurs que mon âme demeurerait suspendue dans une incertitude perpétuelle si elle n'avait que ses propres lumières; et nonobstant cette incertitude, je suis engagé à un long et pénible voyage c'est le voyage de cette vie! » Sans doute, la conclusion de Pascal est plus forte, car elle met à nu la contradiction et l'aveuglement de l'incrédule: « Et, de tout cela, je conclus que je dois passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m'arriver; je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement »; mais enfin le mouvement est le même de part et d'autre. Enfin, l'on sait combien de fois Pascal a signalé l'incapacité de l'homme à se renfermer en soi, à vivre d'une vie intérieure, et son besoin frivole de divertissements. Bossuet exprime la même vérité presque dans les mêmes termes : « Nous ne pouvons converser avec nousmêmes; nous ne voulons pas penser à nousmêmes, en un mot, nous ne pouvons nous souffrir nous-mêmes; car est-il rien de plus évident que nous sommes toujours hors de nous? Je veux dire que nos occupations et nos exercices, nos conversations et nos divertissements nous attachent continuellement aux choses externes et qui ne tiennent pas à ce que nous sommes. >> Cette idée conduit Bossuet à une autre pensée qui lui appartient peut-être plus en propre, parce qu'il y revient souvent et en termes énergiques c'est l'ignorance de l'homme sur lui-même, c'est la faiblesse de ce cœur humain << aussi aveugle et aussi trompeur à lui-même qu'aux autres ». Au moins semble-t-il qu'ici Bossuet se rencontre plutôt avec La Rochefoucauld qu'avec Pascal. Comparez avec les célèbres Maximės le passage suivant : « Nous nous voyons de trop près l'œil se confond avec l'objet... Nous ne voulons pas nous connaître, si ce n'est par les plus beaux endroits. Nous nous plaignons du peintre qui n'a pu couvrir nos défauts; et nous aimons mieux ne voir que notre ombre et notre figure, si peu qu'elle semble belle, que notre personne, si peu qu'il y paraisse d'imperfections. Cette ignorance nous satisfait. » On voit par ces citations qu'à titre de moraliste philosophe, Bossuet peut être placé à côté de ceux qui portent ce titre dans notre histoire littéraire. Que si on eût publié des extraits de ses sermons, des fragments de son œuvre oratoire ou de ses ouvrages théologiques, nous pourrions avoir des Pensées de Bossuet, comme nous avons des Pensées de Pascal, non moins profondes et non moins éloquentes et qui, en bien des points, auraient l'avantage de l'antériorité. Quoique l'arrière-fond en fût chrétien, la philosophie profane aurait encore à profiter de ce livre et y trouverait son bien, comme dans Pascal et La Rochefoucauld. La nature humaine, en général, la vie et la société y seraient saisies au vif, aussi bien que par |