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tération se consolide dans le quinzième et devient le départ d'une nouvelle élaboration qui, grandissant durant le seizième, arrive à son plein dans le dix-septième; à ce moment commencent de nouvelles mutations auxquelles nous assistons. Mais, pour le latin, rien de pareil. Il s'altère, sans doute, à la fin de l'empire et après l'arrivée des barbares, et le style de Grégoire de Tours est bien loin de la pureté de Tite-Live; mais enfin c'est du latin et nullement une des langues novo-latines. Puis tout à coup il disparaît, et l'on voit sortir, comme de dessous terre, chacun des idiomes auxquels il a donné naissance. Il meurt brusquement et sans se transformer, de sorte que ces langues secondaires ne peuvent en être considérées comme la transformation ou l'expansion. Il y a extinction de quelque chose d'ancien et naissance de quelque chose de nouveau. Pendant que le latin avait une existence qui de jour en jour cessait davantage d'être réelle, il se formait, parmi les populations, un parler qui en différait; mais ces populations avaient, au milieu d'elles, les barbares qui influaient sur ce parler; leur patois, car c'est le mot dont il faut se servir, était dédaigné de la gent lettrée; et l'esprit de culture avait baissé de tout point parmi elles. On n'est donc pas autorisé à dire que le latin s'est continué dans les langues nouvelles; il est mort sans se développer, mais il est mort en laissant des enfants, des héritiers; ce qui n'est pas la même chose, notons-le bien, que se transformer. Alors quand, cela établi, on se retourne vers ces langues à leur origine et qu'on y voit certaines traces évidentes de barbarie, on ne peut refuser d'ad

mettre qu'à côté d'un développement qui est incontestable, il y a eu une corruption qui ne l'est pas moins. Quant à l'allégation que les langues romanes proviennent du parler populaire qui avait cours, à côté du latin littéral, dès les plus beaux temps de la langue, cela non plus n'est vrai que dans des limites assez étroites. Sans doute, elles ont des traces du parler populaire; mais j'ai déjà rappelé 1 que ce parler avait souvent un caractère de néologisme incompatible avec l'allégation dont il s'agit.

Il faut donc, suivant moi, dans le passage du latin aux langues romanes, admettre autre chose que l'évolution naturelle d'un idiome qui croit et change avec la croissance et le changement de la vie générale. Le coup porté à la civilisation gréco-latine par l'invasion des barbares fut tel que le latin ne s'en releva pas et qu'il mourut assez rapidement de langueur et d'épuisement. Tant que la barbarie fut débordante et promena par les cités et les campagnes cet empire qu'on ne savait ni comment repousser, ni comment accepter, la langue déchut de plus en plus, et l'on pourrait, par la décadence de la langue, mesurer la gravité des blessures infligées à l'ordre social. Un peu plus de puissance dans la barbarie, un peu moins de résistance dans la civilisation, et la langue devenait tout à fait barbare on avait définitivement dans les Gaules, en Italic, en Espagne, des Germains au lieu de Romans, et, dès lors, une culture partant d'un degré très-inférieur à celui d'où la culture romane est effectivement

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partie. Je crois que, ne connaissant pas l'histoire et connaissant seulement le rapport des langues novo-lalines au latin, on en pourrait conclure que le temps qui fut témoin d'un pareil phénomène fut un temps de profonde perturbation et de rude épreuve pour les Latins. Eh bien! la proposition inverse n'est pas moins vraie; et le temps qui vit de telles perturbations fut un temps de rude épreuve pour la langue. De là ces stigmates que les idiomes issus du latin portent au front et que l'on voudrait en vain nier. Et documenta damus qua simus origine nati, a dit Ovide en parlant des humains nés des pierres de Deucalion pour le travail et pour la peine; et, nous, nos langues portent encore et porteront toujours la trace des orages et des désordres oui en accompagnèrent l'origine..

Ainsi allèrent parallèlement le latin vers la désuétude et le roman vers l'usage, jusqu'à ce que vint le moment où il n'y eut plus personne qui parlât l'un, ni personne qui ne parlât l'autre. On écrivit le latin, mais on ne le parla plus; on parla les langues romanes, mais on ne les écrivit pas encore. Etre écrit, mais n'être plus parlé, est la preuve pour le latin qu'il était mort, et même assez rapidement, du coup que les barbares avaient porté à l'empire; être parlé el non écrit est la preuve pour les langues romanes qu'elles naquirent peu à peu et ne furent pas une simple modification graduelle du latin. Ces deux termes se correspondent si le latin avait continué à vivre, tout en s'altérant, il se fût imposé sous cette forme aux lettrés, qui l'auraient écrit avec ses dégradations successives; mais ils n'eurent pas le choix entre une lan

gue littéraire qui pouvait exprimer la pensée, et une langue populaire qui ne le pouvait pas encore. Et réciproquement, si le roman n'avait pas été une langue nouvelle qui naissait, il ne lui aurait pas fallu un aussi long temps pour arriver à être écrit, et on le trouverait au lieu et place de la langue latine, employé dès l'origine de la tranformation aux usages de la littérature.

Cependant vint un moment où, les barbares cessant de passer le Rhin, les populations se rassirent, où, la puissance de l'État s'étant affaiblie, les puissances particulières dues aux fonctions et aux richesses territoriales prirent la prépondérance. Le mouvement de rétrogradation s'était arrêté. La société, d'une part, recueillit ce qui restait de l'héritage antique, d'autre part, accepta les conditions imposées par le malheur des circonstances; les forces vives qu'elle recélait en son sein se développèrent, et elle sortit de l'épreuve non pas telle qu'elle aurait été si la dissolution de l'an cienne société avait été laissée à elle-même, mais non pas tout à fait dissemblable pourtant. Ce qui se passait dans le domaine social se passait aussi dans le domaine de la langue, et celle-ci pourra, si on veut, servir à mesurer, dans les choses politiques, le désordre d'abord, puis la restauration graduelle et finalement le plein développement. C'est quand le monde romain se trouble et se désorganise que la langue se désorganise à son tour et reçoit toutes sortes d'éléments étrangers; c'est quand les institutions sont encore incertaines entre les traditions de l'empire et les tendances vers la féodalité qu'elle devient ce parler populaire que ni la religion, ni les lois, ni les lettres

ne daignent accepter; c'est quand le monde catholique et féodal est définitivement organisé que, sortant de sa minorité, elle s'empare d'abord de tout le domaine poétique pour s'étendre peu après aux autres.

Et, même dans la langue, on peut apprécier qu'un vigoureux travail des intelligences avait continué l'œuvre, momentanément troublée, du développement social, et que, si l'arrivée des barbares, la dislocation d'un grand empire, le mélange des races, le malheur des temps, les ravages de la guerre, avaient éprouvé durement les peuples latins, rien d'irréparable n'était arrivé. En effet, tout se répara d'abord, puis, sans s'arrêter, prit croissance et grandeur. Et, pour me tenir dans le domaine de la langue, aujourd'hui que les préjugés classiques se sont éclaircis, il est, ce me semble, difficile de nier que les idiomes romans, ceux du moins qui ont leur pleine culture, ne l'emportent sur le latin par plusieurs côtés excellents. L'italien et l'espagnol sont incomparablement plus riches. Patrii sermonis egestas, disait un grand poëte, et c'était la plainte continuelle de tous ceux qui, écrivant, se trouvaient en contact ou en lutte avec l'opulence de la muse grecque; mais cette indigence a désormais dis paru sur les bords du Tibre comme sur ceux du Bétis; et l'héritage, bien loin de diminuer entre des mains grossières et mal habiles, s'est heureusement accru. Bien plus, ces deux langues ont été portées, par leur instinct, l'une vers une douceur et une harmonie, l'autre vers une ampleur et une noblesse de sons que leur mère n'atteignit jamais. En même temps que ces nouvelles aptitudes se développaient dans la langue, il

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